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Comment DeLaurentis chamboule Satie et Debussy grâce à l’IA
Dans son nouvel album, Classical Variations Vol.2, la musicienne française DeLaurentis transforme les œuvres du répertoire classique en morceaux électroniques atmosphériques. Inspirée par Ryuchi Sakamoto, Steve Reich ou Philip Glass, elle réinvente les compositions d’Erik Satie et de Claude Debussy grâce à l’intelligence artificielle…
Par Alexis Thibault.
1. Une improbable version électronique de l’œuvre d’Erik Satie
Les compositions d’Erik Satie ont souvent fait l’objet d’anachronismes extravagants… Il en va de même pour celles de son rival favori, Claude Debussy, dont la Suite bergamasque (sur laquelle figure le célèbre mouvement Clair de Lune) inspirera musiciens et cinéastes. Citons pêle-mêle Federico Fellini dans Et vogue le navire…(1983), Steven Soderbergh dans Oceans’s Eleven (2001) ou le pianiste Joseph Schiano di Lombo qui, en 2020, tel un faussaire insolent, transformait la partition de Mylène Farmer en pastichant les deux compositeurs. Mais cette fois, c’est avec les technologies du futur qu’une musicienne revisite la musique du siècle passé. Le nouvel album de DeLaurentis, Classical Variations Vol.2, fait suite au premier chapitre sorti en 2019. Cécile Léogé, de son vrai nom, y réadapte le répertoire classique du début XXe à travers le prisme de la musique électronique qui en a justement marqué la fin. Tous les compositeurs sélectionnés sont français et appartiennent au mouvement des musiques symboliste et impressionniste. Des partitions nées dans les cafés littéraires en réponses aux élans poétiques et picturaux de l’époque. Comme s’il fallait soudainement mettre en musique les poèmes de Verlaine et Mallarmé… Dans sa reprise de la première Gymnopédie d’Erik Satie (1888), que DeLaurentis intitule Variation atmosphérique, on reconnait facilement le thème de la valse pour piano. Si le titre originel fait référence aux danses rituelles spartiates de l’Antiquité – des hommes dénudés célébraient Apollon, Bacchus et les soldats valeureux tombés au combat – cette version “atmosphérique” renvoie plutôt à des compositions nébuleuses et discrètes que l’auditeur doit écouter négligemment. Popularisé, entre autres, par le producteur Aphex Twin dans les années 90, ce genre musical expérimental dénommé ambient préfère “l’effet sonore” à toute forme de structure…
2. Des partitions de musique pensées comme des films
Tout est affaire de scénario chez DeLaurentis. Fortement inspirée par Brian Eno ou Oneohtrix Point Never, la musicienne fabrique ses morceaux comme des longs-métrages imaginaires, un travail d’orfèvre chronophage qui donne naissance à ce qu’elle nommera par deux fois des “monstres” au court de l’interview. Le cinéma, on le retrouve jusque son pseudonyme qui rappelle celui de Dino De Laurentiis, illustre producteur italien dont 38 des œuvres seront nommées aux Oscars. “La musique… c’est des images, explique la musicienne. Lorsque je compose, un court-métrage surgit immédiatement dans ma tête. Et petit à petit, les images finissent par précéder les notes. Paradoxalement, lorsque je tourne un clip, j’aime qu’un réalisateur me surprenne avec des images que je n’avais pas imaginées…” Les plateformes de streaming rangent sont premier EP de 2015 dans la case pop, le suivant dans la case electronica : un ensemble mal défini, très utilisé au cinéma, qui rassemble une grande variété de musiques électroniques contemporaines. Les disques suivants resteront classés dans le genre “électronique”. Comme pour signifier que son œuvre reste indissociable de la machine. Mais DeLaurentis ne perdra jamais perdu son amour pour les film des années 70 – elle cite Ryuchi Sakamoto en légende éternelle : “L’émotion jaillit dans les textures. Au départ, mes compositions étaient bien plus dépouillées. Mais plus j’avais de matériel et plus j’avais envie de produire de la musique. Je n’avais jamais autant travaillé dans l’urgence que pour le défilé Issey Miyake printemps-été 2020. J’ai passé une semaine entière dans l’atelier. C’était du cinéma en direct, comme de la musique à l’image : il y avait des tableaux, des couleurs, des ambiances et des décors…
3. Réhabiliter absolument l’intelligence artificielle
Originaire de Toulouse, Cécile Léogé étudie la musique au Conservatoire et à l’université du Mirail en option jazz. Mais elle découvre la production et le mixage en autodidacte, influencée par Laurie Anderson, une des pionnières de la musique électronique. “Je débute toujours par des accords au piano ou sur un synthétiseur. Jamais par le texte, ni par le rythme ou la mélodie. Et puis j’attends. J’attends qu’une mélodie me vienne.” Dans le sillage des compositeurs minimalistes des années 60 prônant une neutralité esthétique ultime ainsi qu’un rejet des systèmes de composition (Steve Reich, John Cage, Philip Glass ou Arvo Pärt), la productrice DeLaurentis a utilisé des outils d’intelligence artificielle lui permettant de respecter les partitions originales des musiciens du XXe siècle. Elle manipule ainsi de multiples modules – DrumGan, DrumNet – qu’elle imagine comme des personnages inspirés des films de Miyazaki. On y trouve par exemple des générateurs sonores capables de reconnaitre les tonalités des morceaux et des logiciels de correction de hauteur vocale qui métamorphosent la voix d’un artiste.“J’utilise l’intelligence artificielle depuis 2018. À force de les nourrir, de les diriger et de les contraindre, ces IA s’affinent inévitablement et proposent désormais des choses très intéressantes.” À l’issue de la discussion, la musicienne s’autorise une petite plaisanterie, moquant la défiance de la presse vis à vis des intelligences artificielles : “Comme l’apparition de musique amplifiée ou la démocratisation de l’ordinateur, l’intelligence artificielle est une évolution naturelle de la production musicale, une nouvelle porte ouverte vers l’expérimentation. La plupart des artistes en sont satisfaits, contrairement aux journalistes qui préfèrent s’alarmer. Vous avez peur d’être remplacés ou quoi ?”
Classical Variations Vol.2 de DeLaurentis, disponible le 9 juin.