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“Les Intranquilles”, un film tétanisant sur la déchéance du couple
Plus qu’un drame sur l’enfer de la bipolarité, le dernier film de Joaquim Lafosse dresse le tableau de la réalité du couple. Ces tandems qui tôt ou tard, c’est universel, se confrontent à une même problématique : la déliquescence.
Par Chloé Sarraméa.
Certains films changent à tout jamais l’idée qu’on se faisait d’un acteur. C’est le cas des Intranquilles, le dernier long-métrage du Belge Joaquim Lafosse, qui pulvérise, en à peine deux heures, l’image de comédienne la plus fun de l’Hexagone que s’est bâtie au fil des années, à coups de posts Instagram, de couvertures de magazines et d’interviews télévisées pseudo intimistes à des heures de grand écoute, Leïla Bekhti. Dans cette chronique d’une vie familiale torturée, inspirée de la vie du cinéaste qui a grandi entre un père bipolaire et une mère au bord de la rupture, l’éternelle bonne copine de Tout Ce Qui Brille (2010) éclot dans un tout autre registre. Celui de la tendresse et du déchirement, du tourment et de la complaisance, de la blessure et de la (tentative de) guérison… Sans jamais tomber dans le sensationnalisme. Pour l’auteur de L’Économie du couple (2016), l’actrice incarne une femme amoureuse mais dépassée, qui finit par souffrir de psychose tant elle redoute les crises d’hyperactivité et de démence de son mari. Ce dernier est interprété par un Damien Bonnard méconnaissable, qui transcende son talent au point de bouleverser un spectateur abasourdi et hagard. Face au méli-mélo d’humeurs du personnage – entre exaltations, excès de folie, extrême douceur et tentatives de séduction –, ce même spectateur, qui croyait sans doute tout connaître d’une bonne interprétation, se rend soudain compte qu’en fait non, il ne le savait pas vraiment jusqu’ici.
Il était pourtant facile de douter de la compatibilité du tandem Leïla Bekhti/Damien Bonnard, tant les deux Français affichent des filmographies que tout oppose. Elle est plutôt habituée aux comédies grand public – dont Nous York, La Flamme, Le Grand Bain –, et lui n’avait jamais vraiment décroché de rôle d’envergure jusqu’aux Misérables, en 2019. Les deux acteurs se voient néanmoins réunis le plus naturellement possible, dans un film matérialisant l’étau qu’est devenu l’amour censé unir deux personnes pour la vie, ce même étau qui se brise d’un coup pour les laisser là, errants, dans une villa immense, aussi grande que le trou béant qui se forme dans leur cœur. Tous deux se sont transformés pour leur rôle – elle a pris quinze kilos, lui peut-être plus – mais à les voir jouer, c’est comme s’ils interprétaient, dans ce film d’auteur aux allures de thriller, la partition de leurs vies : tandis que leurs personnages s’appellent Leïla et Damien, le jeune acteur choisi pour incarner leur fils pourrait être vraiment le leur, faisant douter le spectateur sur les frontières en réalité et fiction. Joaquim Lafosse s’est-il purement inspiré de son enfance ou y’a-t-il, dans Les Intranquilles, une parcelle de la vie (et des envies) de chacun de ses interprètes ? On n’en saura pas davantage, d’autant plus que l’on s’immisce brutalement – par une scène où le père abandonne son fils d’à peine dix ans sur un bateau, en pleine mer, et le somme de ramener l’engin à terre – dans la vie plutôt désirable d’un couple à qui tout réussit. Là où Damien est un peintre dont le seul souci est de rendre à temps les toiles que son galeriste lui réclame en vue d’une grande exposition, Leïla restaure chez elle de beaux meubles anciens et s’occupe de leur petit garçon. Mais d’emblée, le message est clair : cette opulence et cette abondance d’amour ne suffiront pas à la famille pour combattre la maladie de Damien et plus encore, pour trouver son équilibre. Car plus qu’un drame sur l’enfer de la bipolarité – la maladie n’est d’ailleurs clairement évoquée qu’à la fin –, Les Intranquilles dresse le tableau de la réalité du couple. Ces tandems qui tôt ou tard, c’est universel, se confrontent à une même problématique : la déliquescence.
Les Intranquilles (2021), de Joaquim Lafosse, en salle.