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François Chaignaud, le chorégraphe et danseur qui échappe à toute définition
Le Festival d’automne consacre cette saison son Portrait à François Chaignaud pour éclairer l’une des trajectoires les plus singulières de la scène contemporaine. Rencontre avec le chorégraphe, danseur et chanteur.
Propos recueillis par Delphine Roche.

François Chaignaud, star du Festival d’automne
Chorégraphe, danseur et chanteur, François Chaignaud conçoit son œuvre comme un lieu d’échange de savoirs où s’hybrident divers traditions et imaginaires. Ce Portrait, présenté jusqu’à fin décembre au Festival d’automne, met ainsi en avant ses nombreuses collaborations artistiques : avec le plasticien Théo Mercier dans la symphonie de chair et de métal Radio Vinci Park (Reloaded), avec le danseur de butô Akaji Maro dans le duo ritualisé Gold Shower, avec la danseuse et artiste Cecilia Bengolea dans la performance Sylphides, avec le beatboxer Aymeric Hainaux dans Fracas x 7, avec la claveciniste Marie-Pierre Brébant dans Symphonia Harmoniæ Cælestium Revelatonium…
Chaque création devient l’occasion de redéfinir son propre corps, ainsi que les formes culturelles d’hier et d’aujourd’hui, pour les faire échapper aux définitions et assignations identitaires rigides. Sur scène, son corps mutant se fait topos — un lieu vivant où se croisent traditions liturgiques et danses populaires, styles contemporains et formes héritées.
Ce Portrait offre ainsi l’occasion de saisir comment l’artiste, en brouillant les temporalités et les catégories, renouvelle radicalement notre manière d’envisager l’histoire même des arts performatifs, qui s’inscrit et se réécrit dans sa présence scénique intense et habitée.

Rencontre avec le chorégraphe et danseur François Chaignaud
Numéro : Pourquoi ce portrait du Festival d’automne met-il en avant le principe de la collaboration ? A-t-il toujours été inhérent à votre pratique ?
François Chaignaud : Fondamentalement, oui. J’ai signé quelques pièces seul, et c’est une tout autre dynamique. Le processus d’élaboration des formes est totalement différent au cours d’une collaboration. Il est certes parfois difficile de devoir négocier avec autrui, mais pour moi, ces difficultés valent la peine d’être vécues pour connaître un élargissement des mondes atteignables ou traversables. Et par ailleurs, Francesca Corona [directrice artistique du Festival d’automne] et moi-même avons éprouvé ce désir de valoriser les collaborations pour rappeler qu’il n’existe pas de bon artiste qui ne soit en lien avec d’autres. Il s’agit toujours de nouer des alliances.
Que permet d’exprimer le corps, la danse, par rapport aux autres formes d’expression artistique ?
La façon dont on glorifie des figures qu’on considère uniques, des auteurs tout puissants, ne correspond pas à la réalité. Dès qu’on commence à pratiquer la danse, on réalise d’ailleurs qu’il s’agit d’une pratique qui suppose qu’on apprenne d’un.e autre. Chaque geste a une généalogie. Même les formes nouvelles qui émergent sont toujours nées de la transmission, d’une émulation collective. Dans les danses urbaines, qui reposent sur des compétitions, chaque danseur est influencé par son adversaire, qui agit presque d’une certaine façon comme un co-auteur. À notre époque marquée par les tyrans solitaires et par la rhétorique de l’homme providentiel, je trouve particulièrement important de rappeler que la danse est aussi un endroit où on se tait, où on se sent. J’aime cette idée d’essayer de minorer l’hyper-individualisme dans lequel nous baignons tous.
“La danse est aussi un endroit où on se tait, où on se sent.” – François Chaignaud
Dans votre pratique, vous faites de votre corps lui-même un endroit poreux à l’autre, un topos où se mêlent des traditions, des styles, des héritages. Cette porosité physique rejoint-elle, ou soutient-elle, la porosité mentale née du dialogue avec un autre artiste ?
Les deux se rejoignent totalement car lorsqu’on collabore avec quelqu’un, nos propres contours mentaux, mais aussi physiques, se floutent un peu… Je ressens la présence de l’autre à la fois en creux, c’est-à-dire qu’on s’adapte pour faire de la place à l’autre, mais aussi en mimétisme, en relief, c’est-à-dire qu’on attrape au vol des manières d’être, des manières de se mouvoir de l’autre.
Donc, d’emblée, si l’on collabore avec quelqu’un, il faut accepter de ne pas être des entités étanches. Ma pratique de la collaboration m’a rendu attentif et sensible. De ce fait, même quand je ne collabore pas avec un autre artiste, j’essaie de sentir que mon corps est comme une éponge, et que ce que j’apprends vient me refaçonner. Ce travail de se rendre disponible pour les autres et pour soi, c’est déjà le début de l’opération artistique. En tout cas, c’est là que je veux la placer.

Se laisser traverser par des fantômes de toutes les époques
Du fait que vous ayez travaillé sur des traditions parfois assez anciennes peut-on dire que votre corps devient même le lieu d’une rencontre à travers les époques, comme si vous vous laissiez laisser traverser par des incarnations, par des fantômes ou des figures qui vous ont précédé ?
Oui, totalement. Cette notion de temporalité me touche aussi beaucoup, car dans l’imaginaire actuel, la danse est en quelque sorte un art sans histoire. C’est un moment où on se dépense, où on s’oublie, où on se vide la tête. Or, chaque société développe sa propre manière de danser, de bouger. La danse y occupe telle ou telle fonction. Et même si les documents sont rares, nous avons tout de même quelques indications sur ces formes passées, et je les suis assez précieusement parce que je pense qu’elles ne sont pas antinomiques du présent. Quand je danse, je dois bien sûr être entièrement dans l’instant présent, car sinon je tombe ou je n’arrive pas à accomplir les mouvements, mais cela me rend justement d’autant plus disponible, au plan mental, imaginaire, mais peut-être aussi neurologique, à ces conversations avec des figures anciennes et fantomatiques, ou avec des traditions.
Des formes de danse historiques
Vos inspirations remontent jusqu’au Moyen-Âge…
Plus je suis dans l’instant présent, plus je sens que je me connecte à des ramifications. Au Conservatoire, où j’ai été formé, j’ai eu accès à des physicalités ou à des formes de danse qui ont déjà une certaine épaisseur historique. J’essaie donc de poursuivre l’enquête, et de densifier encore ces formes. Les références médiévales que vous évoquez m’intéressent particulièrement parce qu’elles précèdent toute l’histoire de la danse classique, et toute la modernité. Il existe, au sujet des danses du Moyen-Âge, peu de documents. Je m’y connecte donc par la musique, ou par le chant, ou par l’iconographie, ou par l’imaginaire tout simplement.

Radio Vinci Park : du grotesque à la sensualité
Dans Radio Vinci Park (Reloaded), vous modulez votre présence pour être quasiment indécidable, passant du grotesque à la sensualité…
La pièce est tellement simple dans sa structure, qu’elle me laisse effectivement beaucoup de liberté pour moduler et actualiser ma performance. Cette modulation ou cette labilité, d’une certaine façon, est une manière de danser avec des sources multiples sans jamais les aborder du point de vue de leur pureté. Parce que la danse et les expressions culturelles sont toujours déjà instrumentalisées. J’essaie de le faire, pour ma part, au profit d’un récit sur l’impureté, presque contre la pureté.
Comment parvenez-vous à exprimer cette idée ?
Je trouve réactionnaire cette tendance actuelle de nos sociétés à vouloir figer les expressions et les assigner à des individus, à des localités, à des époques, à des genres. Et pour moi, c’est même un contre-sens historique. Les expressions, les formes humaines ne cessent de muter, elles transitionnent en permanence. J’aime converser avec différents types d’expressions, mais pour les éclairer depuis leur impureté. Les communautés humaines ont aussi parfois besoin de se déclarer propriétaires d’une expression pour résister, pour survivre. Mais en vérité, les motifs mélodiques, chorégraphiques, poétiques, n’ont cessé de circuler d’une strate de la société à l’autre, d’une province à l’autre, d’un siècle à l’autre. Je m’accroche plutôt à ce mouvement de transition et de mutations.

Un programme de spectacles en collaboration
Vous expliquiez dans une interview que vous vivez le travail de répétition – que l’on considère souvent comme aliénant – comme une forme de coopération parce qu’elle vous permet d’accéder à une métamorphose à l’intérieur de vous-même ?
La répétition est un aspect très prégnant de la vie d’un danseur, avec les affects que cela génère, les sensations physiques que peut créer l’effort. Il est très important pour moi de lui donner une valeur positive, car c’est une manière aussi de déconstruire l’idée que l’on se fait de la division du travail dans le domaine de la danse. Dans l’imaginaire collectif, il y a des chorégraphes ou des artistes qui pensent, et des danseurs qui exécutent. Or, cette vision est profondément liée à un imaginaire capitaliste. Les danseurs doivent s’exercer en studio pour avoir un corps disponible et productif, capable d’accomplir les demandes du metteur en scène ou du chorégraphe.
La répétition est donc une tâche subalterne exécutée par des personnes subalternes. Je trouve que la danse fournit l’occasion de requalifier ce qu’est le travail physique, même apparemment routinier ou répétitif, qui évidemment, dans certaines circonstances, peut être un instrument de domination et d’aliénation – c’est certain. Mais dans d’autres circonstances, cette capacité qu’on a à endurer la répétition est à mes yeux la promesse d’une métamorphose. Car lorsqu’on répète plusieurs fois un même geste, on se défait du geste stéréotypé, de conditionnements passivement hérités.
“Cette capacité qu’on a à endurer la répétition est à mes yeux la promesse d’une métamorphose.” – François Chaignaud
Évidemment, c’est un type de transformation vers l’amoindrissement, vers la blessure. Mais c’est aussi autre chose. Il faut croire profondément que quelque chose va se transformer en nous, cela relève d’une forme de foi. Et lorsqu’on s’engage pendant des mois ou des années sur cette foi, on constate une métamorphose : cet effort-là, produit dans les bonnes conditions, dément et défait des assignations. Et nous vivons aujourd’hui un moment où ce démenti est très précieux, à mes yeux.

La répétition ouvre un espace intérieur ?
Pas seulement intérieur, car si on découvre une nouvelle manière de marcher, de se mouvoir, de se tenir, on est différent face au monde.
La danse n’est-elle pas, précisément, ce point de contact très spécifique entre l’intériorité et une façon d’être au monde ?
C’est vrai, et cela peut se ressentir dans un cours ou un atelier, ou même quand on danse dans une fête, parfois. En étant attentif à une sensation intérieure, et en apprenant à être poreux au monde, on se rend compte que l’extérieur nous transforme aussi. Cette intensification du lien entre le dedans et le dehors est pour moi une forme de co-production. Je considère d’ailleurs le public comme un coproducteur du spectacle. Et même, plus largement, notre entourage personnel peut l’être, dans la façon dont il nous influence.
J’essaie d’y être sensible car le récit dominant dans la danse, notamment moderne, est celui d’un jaillissement du dedans vers le dehors. Ce mouvement, comme une espèce de nécessité ou d’urgence, je le ressens ou je le vois chez beaucoup de danseurs et de danseuses. Mais à nouveau, je le répète, et à tout point de vue, politique, écologique, mais aussi chorégraphique, je trouve intéressant de danser aussi depuis la porosité de nos êtres, et de parfois mettre en sourdine sa subjectivité, et l’inquiétude intérieure.

Explorer des potentialités et “s’extirper de soi”
Nos sociétés compétitives et capitalistes ne cessent de vanter la notion du “dépassement de soi”, et le récit-type du danseur acharné qui répète une chorégraphie jusqu’à la maîtriser parfaitement, s’inscrit dans le cadre de cette idéologie.
Pour moi, les transformations ne produisent pas forcément une “augmentation” ou une amélioration de l’être qui s’approche de ce fait du sur-homme. J’ai beaucoup aimé travailler, par exemple, avec Dominique Brun autour du Boléro de Bronislava Nijinska [première et unique femme chorégraphe des Ballets russes]. Lors de notre collaboration, Dominique me parlait beaucoup de l’atonie, de s’ouvrir aux fréquences atones, presque inertes. Et pour moi, c’est tout aussi beau qu’une dépense d’énergie spectaculaire.
Mais cette métamorphose que vous évoquez est-elle un phénomène tout à fait différent ?
Évidemment, on peut avoir l’impression qu’un danseur cherche toujours la virtuosité, la puissance. Mais je travaille aussi avec des danseurs très âgés, qui vivent une forme de métamorphose qui ne les amène pas à se rapprocher du surhomme, mais plutôt à se sentir plus disponibles. Or, on peut aussi être disponible à la paresse, à la vulnérabilité, à l’échec aussi. Je ne pense pas qu’on danse pour se transformer en une “meilleure version de soi-même”, comme l’on dit aujourd’hui. Il s’agit plutôt d’explorer des potentialités, de s’extirper de soi.
Évidemment, ayant suivi une formation académique, j’ai tout de même ce désir d’atteindre une certaine virtuosité, un certain degré de contrôle. Mais je m’impose également des contrepoids. Par exemple, dans Romances Inciertos, avec Nina Laisné, je me tiens sur des agrès, des échasses, qui viennent contrebalancer la virtuosité de mes gestes. Ils m’obligent à m’abandonner, à accepter de tomber, de sentir la gravité.

Une pièce élaborée avec l’artiste Cecilia Bengolea
Dans Sylphides, la pièce que vous avez élaborée avec l’artiste et danseuse Cecilia Bengolea, vous évoluez dans des enveloppes de latex vidées d’air qui exercent sur vos corps une contrainte très forte. Est-ce qu’il y a une forme de liberté qui se crée quand même dans ce contexte-là ?
Je n’emploierais pas ce mot de liberté, mais pour moi, le fait de consentir à cette situation, à cette contrainte, nous donne plutôt accès à un savoir, à une échelle de mouvements infimes, à une dimension de l’être très intime. Et ce savoir-là, pour moi, est précieux. Il participe à défaire les assignations, en posant la question : “Qu’est-ce que ce corps ?” Quand on le recouvre de la manière la plus étanche possible, quand on enlève l’air autour de lui, au moment où on le rend le plus impénétrable, c’est là qu’on a accès à des mouvements internes, à des palpitations, à des choses intérieures.
“Je suis surtout inquiet d’assister à des processus d’instrumentalisation de la danse qui valorisent l’affect de l’unisson, de la soumission à une forme commune, qui va bien avec l’air du temps” – François Chaignaud.
Dans le format du Portrait, vous passez rapidement d’une création à une autre. Comment avez-vous pensé cette circulation ?
La vie d’un danseur, liée au calendrier des théâtres, des festivals, est ainsi faite : on jongle entre plusieurs pièces, on interprète toujours plusieurs créations sur une durée assez courte. La gestion de mon planning m’a invité à penser ces bifurcations, à les intégrer à mon processus de création. J’aime ces effets de contradiction ou de rupture, car c’est une autre manière d’échapper à une définition trop nette de notre univers, de qui l’on est ou de ce que l’on fait.
J’ai la chance de pouvoir éprouver une sorte de circulation, et c’est aussi cela que le portrait met en lumière. Il me permet de partager cette vision que j’ai de la danse, au moment où d’autres visions sont très prégnantes, plus militaires ou plus sportives, ou promettant une forme de “découverte de soi”. Je ne parle pas de découverte de soi, mais plutôt de son envers. Je suis surtout inquiet d’assister à des processus d’instrumentalisation de la danse qui valorisent l’affect de l’unisson, de la soumission à une forme commune, qui va bien avec l’air du temps. J’essaie de dire que la danse peut être aussi le ferment d’autres choses.
Le Festival d’automne consacre cette année son « Portrait » au chorégraphe François Chaignaud, jusqu’à fin décembre.