Théo Mercier et Romeo Castellucci : rencontre au sommet entre deux virtuoses de la scène
Théo Mercier s’est fait connaître comme jeune artiste français à l’ascension fulgurante avant de se tourner (en partie) vers la scène, avec des pièces hors normes, portées par une mise en scène et une esthétique époustouflantes. Plasticien, metteur en scène et scénographe de génie, Romeo Castellucci est depuis longtemps l’un des noms les plus respectés de l’Opéra et de la création contemporaine. Numéro art les a réunis à la Pinacothèque de Bologne, sur les terres de ce dernier, pour une rencontre au sommet.
Portraits par Jonas Unger ,
Stylisme par Edoardo Caniglia ,
Propos recueillis par Thibaut Wychowanok.
Romeo Castellucci : Tout d’abord, je dois te dire que je me souviens de toi quand tu étais étudiant. Tu m’avais envoyé des lettres. Nous avions eu un échange, n’est-ce pas ?
Théo Mercier : Il y a vingt ans, c’est ça. J’étais encore étudiant en production industrielle et je cherchais un stage. J’avais envoyé uniquement deux demandes : l’une à toi, et l’autre à Matthew Barney. Je suis parti à New York pour travailler dans son atelier, et je n’ai eu ta lettre de réponse qu’à mon retour. Mais il était trop tard…
R.C. : Il est intéressant que tu aies eu d’emblée une pensée industrielle, car tu as toujours cette qualité de maîtrise de la technique, de domination des matériaux.
T.M. : En effet, la technique et la contrainte, je pense que ce sont des moteurs dans mon travail.
R.C. : Il y a toujours chez toi un défi de la matière. Tu interviens finalement sur des matériaux presque impossibles, par définition. Je pense au sable évidemment [utilisé à de nombreuses reprises dans des installations, comme celle de la Conciergerie à Paris, ou plus récemment, au MONA en Tasmanie].
T.M. : Oui, je m’intéresse aussi aux matériaux qui ne sont pas faits pour rester. Le sable, effectivement, ou encore les ordures, que j’ai utilisées pour ma récente pièce Skinless. Les débris, les restes, sont par essence là pour être transformés. Mes projets commencent souvent par la matière, et la matière en est souvent le personnage principal. Parce que les matériaux et les techniques contiennent déjà une grande part de l’histoire de l’humanité.
R.C. : Et ce n’est pas non plus la matière pour la matière, c’est le voyage que l’on peut faire à travers celle-ci. Même – ou surtout – avec les choses les plus insignifiantes. Le choix de la matière, c’est déjà une partie du contenu de tes pièces. Il y a déjà une dramaturgie. Tout le monde connaît les propriétés du sable, mais voir la manière dont tu en uses change complètement notre rapport à lui. C’est le début d’un voyage. Il en va de même avec l’aluminium, les canettes, les cartons, des poteaux ou de l’électroménager. La matière, c’est le premier seuil que l’on franchit pour commencer un voyage. Dans mon expérience, la porte d’entrée d’une création, c’est d’abord un mot.
T.M. : En effet, tu dis souvent ça. Alors, comment viennent les mots ?
R.C. : Je suis convaincu que nous sommes choisis par les mots. J’ai l’impression de n’avoir jamais choisi les mots.
T.M. : Je suis d’accord. J’ai souvent l’impression d’être plus un réceptacle que quelqu’un qui choisit vraiment. C’est comme si le monde extérieur me disait ce que j’avais à faire. Toi, quand un mot te choisit, ou un titre, est-ce plutôt visuel ou oral ?
R.C. : C’est plutôt visuel. Un mot imprimé, car il y a la puissance de l’écriture. C’est un mot qui écrase. Ce n’est jamais gentil ni beau. Avec le mot, j’ai besoin d’être dans un rapport de minorité. J’ai besoin d’être plus petit. J’ai besoin d’être à genoux dans ce rapport avec ce qui arrive dans le théâtre. Mais ce n’est pas s’agenouiller par dévotion, c’est s’agenouiller devant le bourreau. J’ai besoin, et toi aussi si je ne me trompe, du poison et de travailler plutôt avec l’ennemi. Le savoir-faire, être professionnel, est consolateur. On a besoin d’être des idiots, mais dans le triomphe.
T.M. : Oui, des idiots en danger… et pour soi, et pour le spectateur, je pense. Ça doit être un endroit dangereux.
R.C. : La question la plus importante, celle à laquelle on ne peut pas répondre, c’est : Qu’est-ce que c’est ? Moi, quand je vais au théâtre, dans un musée, au cinéma, quand je lis un livre, la question est toujours : Qu’est-ce que c’est ? Si je vois à l’horizon une intention de la part de l’artiste, je m’en vais. La réponse n’est jamais digne de la question.
T.M. : Pour moi, l’art, ça ne doit jamais être une réponse. C’est une énigme.
R.C. : Énigme est un mot très fort qui n’appartient pas seulement à l’art, mais aussi au sphinx, à la vie, au fait d’être né. Dans une énigme, il y a toujours un danger de vie ou de mort. L’énigme cache presque une logique, une géométrie. On ne connaît pas la réponse, mais on sait qu’il y a une réponse. Je pense qu’un bon artiste est capable de cacher plutôt que de montrer.
T.M. : Je fais un travail qui est très dessiné, mais je m’intéresse souvent plus au vide qu’à la forme, et donc à l’absence.
R.C. : Par exemple, dans ta performance Skinless que j’ai vue à la Villette, la forme est parfaite, justement. Lissée comme un outil. Mais c’est organisé devant un mystère. On ne sait pas qui sont ces gens. On peut l’imaginer, mais ce n’est pas clair.
T.M. : Oui, user de clarté est un danger.
R.C. : C’est illustratif. Ou encore pire, pédagogique. J’aime beaucoup, dans ton travail, le manque d’informations. Mais raconte-moi comment tu travailles à Paris. As-tu un atelier ? Es-tu engagé dans la sculpture, le théâtre, l’installation ?
T.M. : Ça fait vingt ans que je travaille dans les galeries et les musées, et dix ans que je fais du spectacle. De plus en plus, je cherche des endroits “entre”, entre la magie de la salle noire et celle du white cube. Un endroit un peu gris. C’est sans doute pour cela que je refuse que les spectateurs soient assis lorsque je joue mes pièces. Quand tu es debout, mobile, cela crée un autre rapport au récit, un autre regard, comme celui d’un enfant qui regarderait des insectes dans l’herbe.
C’est ma mission d’artiste : inventer des nouveaux regards sur le monde. C’est important pour moi que le spectateur soit impliqué physiquement et qu’il puisse être responsable de son corps et de son environnement immédiat : comment tu te mets, est-ce que tu touches la matière, ou pas ? Placer les spectateurs dans un certain inconfort m’intéresse beaucoup, cela me permet de déjouer les regards confortables, et travailler à partir d’une fragilité susceptible d’accueillir de nouveaux regards.
“Ce que je cherchais avec Skinless, c’était un endroit de réconciliation
avec la brutalité du monde.” – Théo Mercier.
Dans cette pièce à la Villette, on se retrouve autour de 100 tonnes d’ordures. Cette intense proximité à la matière sale, à l’odeur, à ce qui se joue entre les personnages peut paraître assez violente et brutale. Pourtant ce que je cherchais avec Skinless, c’était un endroit de réconciliation avec la brutalité du monde, du paysage et ses formes de séparation. Le déchet, c’est ce qui reste après avoir été consommé, ce que tu fais tomber, ce dont tu ne veux plus, c’est une histoire de séparation.
J’avais envie de créer une histoire qui pourrait intensifier ou déjouer la séparation entre l’homme et son environnement, entre l’homme et son déchet. Et cette séparation amoureuse qui se joue également dans la pièce entre les deux performeurs, c’est aussi la manière dont on se réconcilie avec tout ce qu’on a cassé, tout ce qu’on a coupé, tout ce qu’on a jeté, tout ce qu’on a mis dans l’ombre.
R.C. : Quel est, justement, ton rapport à la catastrophe ?
T.M. : La catastrophe est toujours un processus transitoire. Il y a un avant, et un après, la catastrophe. La catastrophe, la ruine, l’effondrement sont très présents dans mon imaginaire et dans mon travail. Elle existe dans ce qu’elle a de plus romantique, mais je l’appréhende aussi comme ce qui fait trembler la vie et nous permet de nous réinventer. Quand tu travailles avec le sable, par exemple, il appelle toujours des images de catastrophe. On excave les fonds marins, on creuse une montagne et elle disparaît pour fournir la matière qui créera des villes. C’est le fruit de métamorphoses très brutales. De danger aussi. C’est un endroit d’inconnu…
R.C. : Et cette catastrophe est liée au crépuscule du temps et à l’Occident (étymologiquement, “Occident” signifie “tomber”…)
T.M. : Oui, c’est une catastrophe occidentale.
R.C. : Dans tes performances, j’ai le sentiment que quelque chose a été consommé, épuisé, mais dans ses cendres demeure encore un fantôme. C’est un travail sur la destruction, mais quelque chose se passe à nouveau. Me vient une autre question : quel est ton rapport aux fantômes, à la matière morte, qu’il s’agisse d’électroménager, de voitures, de sables ou de canettes ?
T.M. : Je travaille avec des choses que l’on connaît, de la vie quotidienne, mais en y cherchant un endroit d’étrangeté. Je cherche une sorte de renversement du monde, un monde que l’on connaît mais qui serait soudainement vu par en-dessous.
“J’essaie de redonner une chance au monde, aux choses qui sont là, à l’existant,
même si l’endroit d’où je parle est d’un désespoir terrible.”
– Théo Mercier
R.C. : Je le vois comme une forme de contestation radicale du principe de réalité… Le théâtre ou une exposition, ce n’est jamais une présentation d’un objet tel quel, n’est-ce pas ? Une dramaturgie s’impose, l’objet est en rapport à l’espace, et à d’autres choses, et pourtant l’objet échappe.
T.M. : Pour moi c’est aussi un endroit de réenchantement du réel. Par ce biais, j’essaie de redonner une chance au monde, aux choses qui sont là, à l’existant, même si l’endroit d’où je parle est d’un désespoir terrible, nos villes, nos voitures, nos déchets… la poésie des rencontres ou des renversements entre les choses et les formes de mon travail m’inspire aussi de l’espoir.
R.C. : Cela m’évoque un paradigme de la théologie : l’“apocatastase”, qui désigne la restauration finale de toutes choses en leur état d’origine.
T.M. : Oui, si c’était à refaire, on le referait. Il n’y a chez moi ni pessimisme, ni culpabilité. Ni ironie. Ce sont vraiment mes ennemis. Mais cette renaissance, disons, cette autre possibilité, n’advient que grâce à la catastrophe.
R.C. : C’est comme être visité chaque nuit par un rêve sauf que j’ai très peur de rêver, j’ai la terreur de m’en souvenir. Mais par contre, le rêve vient me chercher, souvent. Les idées naissent la nuit, même s’il fait jour.
T.M. : Et comment passe-t-on de cette rencontre, d’un mot, à l’image et à l’environnement ?
R.C. : Le mot, c’est le seuil de chaque dramaturgie et la dramaturgie, c’est le passage vers l’image. Là, c’est le combat avec la réalité, donc montrer une chose malgré la chose. Puis je travaille sur la forme, puis je vais sur le plateau avec ce schéma, et je parle, avec embarras je dois l’avouer, avec mes collaborateurs.
T.M. : De mon côté, les images mentales me parviennent avec beaucoup de détails, dans la rue par exemple. Et d’une image naissent beaucoup de mots, écrits, comme une constellation. Je te rejoins là-dessus. Dans les moments de recherche, j’essaie de créer de grandes possibilités d’ouverture et de porosité dans mon quotidien. Je vais être traversé. Marcher m’y aide, dans la rue notamment, ou dans des endroits où je me sens vulnérable. C’est comme si j’attendais une maladie… d’être contaminé. Ce sont des moments de réflexion où je m’expose.
R.C. : Les mots sont des outils empoisonnés pour déclencher l’image.
T.M. : Et je les accompagne souvent de dessins. L’ensemble formera la mélodie du projet… Le lien entre deux mots comme par exemple AMOUR et DÉCHET, et l’électricité que cela crée.
R.C. : La catastrophe oblige à reconfigurer le regard, oblige à penser à nouveau le monde, faire “espace”. Et ça, ça peut être une bonne nouvelle. On peut inventer un nouveau rapport aux choses et au monde. Seule une politique de la catastrophe peut nous sauver.
T.M. : Mais comment travailles-tu de ton côté ? Comment surgissent les idées, les images, les mots ?
R.C. : J’aimerais revenir sur un autre aspect de ton travail : le regard mythologique que tu portes sur la banalité. La banalité par exemple, de meubles IKEA [dans la pièce Affordable Solutions for Better Living, cocréée avec Steven Michel en 2018].
T.M. : Ce sont pour moi des objets d’une triste réalité, sans avenir. Ils tuent le monde, la maison, la planète. Ils sont souvent issus de conditions de travail horribles. Ils enlaidissent les intérieurs et nous proposent des vies normalisées, des imaginaires disponibles en kit. Il n’y a rien à sauver.
R.C. : Mais cette banalité est transfigurée chez toi : un objet devient un personnage qui entre, inattendu sur la scène.
T.M. : Oui, le personnage de cette pièce – qui est un mâle alpha, à l’image de l’étagère IKEA la plus performante et la mieux vendue au monde –, va progressivement se défaire de sa peau, à la manière d’un écorché, et accéder à un niveau plus profond de ses désirs et de son histoire… On a transfiguré cette violente banalité, parce que qu’est- ce qu’on fait avec tout ça, sinon ? Qu’est-ce qu’on fait avec la violence, la laideur, la tristesse, la vieillesse ? Qu’est-ce qu’on fait avec tout ce qui nous fait du mal ?
R.C. : D’une part, la violence fait partie de l’histoire de la religion et de l’art, il ne s’agit pas d’en faire l’apologie ni même la nier. Je crois que le laboratoire de la violence dans le cadre de l’art empêche la vraie violence sur le plan de la réalité. D’autre part nous ne pouvons pas faire comme si la violence n’existait pas dans notre monde. La violence existe et demande à être vue, traitée, transfigurée.
T.M. : Quel exercice de violence fais-tu par exemple dans Bros [pièce interprétée par une trentaine d’acteurs habillés en policiers interrogeant notre rapport à la loi et à la domination] ?
R.C. : C’était très littéral, je dois dire. Je voulais assumer le poison, regarder le visage de la Méduse qui pétrifie, regarder le visage de la violence, qui n’est pas seulement en dehors de nous. Assumer la violence et boire son calice jusqu’au bout… L’Iliade est un livre de beauté et de violence à l’état pur. Dans Bros, il y avait le rapport paradoxal avec la loi – les policiers comme “représentants de la Loi” – mais il y a quelque chose d’obscur avec la loi et son cœur de ténèbres. La catastrophe, chez toi par exemple, est une façon de mettre la tête dans la merde. On s’y tache, mais on y gagne une conscience. Et avoir une conscience, pour moi, c’est beaucoup.
T.M. : Quelle responsabilité a-t-on en tant qu’artiste pour toi ?
R.C. : Je ne pense pas que les artistes soient meilleurs que les autres. Les images que nous portons ne sont pas obligatoires. Ce ne sont pas des images médiatiques qui s’imposent sur les écrans – le nouveau fascisme de l’information. Dans un cadre artistique, tu as la possibilité de regarder autrement, avec un sens profond du regard. Ton regard qui te regarde.
T.M. : Il y a une économie du regard, bien sûr. Qu’est-ce que c’est un regard qui défile sur un écran, comparé à un regard publicitaire, un regard au théâtre, au zoo, à l’école ou au musée ? Comment ça fonctionne, dans quel temps, et avec quel cadre tout ça oriente-t-il nos perceptions du monde ? En tant que metteur en scène, j’ai parfois la sensation de déplacer les mêmes outils qu’utilisent les médias, les industriels ou les institutions, mais au profit d’histoires qui peuvent nous toucher…
R.C. : Toucher, fâcher, blesser ou pénétrer. Et tu peux le refuser. C’est ton corps qui parle. Tu peux arrêter une image si tu veux. Advient alors le moment de prendre position : est-ce juste que je regarde cela ou non ? L’artiste n’est pas là pour asséner un message en pédagogue, mais pour ralentir l’avènement du signifié.
Skinless de Théo Mercier, en tournée dans toute la France.
Radio Vinci Park de Théo Mercier, du 16 au 26 octobre 2025 dans le cadre du Festival d’automne, Paris.
Exposition personnelle de Théo Mercier, du 6 septembre au 5 octobre 2025 à la galerie mor charpentier, Paris.
Bérénice de Romeo Castellucci (reprise), du 20 juin au 6 juillet 2025 au Théâtre de la Ville, Paris.