Des asiles psychiatriques aux ermites des campagnes : immersion dans la Chine du cinéaste Wang Bing
Loin de l’idéal progressiste vanté par l’État chinois, Wang Bing, reconnu comme l’un des plus grands cinéastes chinois vivants, glisse sa caméra dans les failles de ce pays mondialisé. Internés psychiatriques, manufacturiers, ermites, le réalisateur prend en filature les rejetés de ce système. Retour sur trois de ses films documentaire, mis à l’honneur au détour d’une installation immersive au BAL, jusqu’en novembre 2021.
Par Alexandre Parodi.
Donner un visage et une voix au peuple chinois, Wang Bing en a fait sa mission. Dans le vaste pays-continent de plus d’un milliard d’habitants, le réalisateur découpe depuis une vingtaine d’années des portraits individuels saisissants. Équipé d’une caméra numérique amateure, il tourne son premier long-métrage documentaire en 1999, à l’âge de trente deux ans, sans équipe de tournage ni autorisation, dans des usines de sidérurgie en cours de démantèlement, à Shenyang, au nord-est de la Chine. Le résultat est un film de neuf heures, en trois parties, constitué de trois cent heures de rush. Considéré comme l’un des plus grands réalisateurs chinois encore vivant, Wang Bing réalise principalement des films documentaires, même s’il est aussi l’auteur de fictions, comme L’État du monde, et Le Fossé, sortis à la fin des années 2010. Né à l’époque de la révolution culturelle instiguée par Mao Zedong dans les années 70, son œuvre est marquée par la tension politique du contexte dans lequel il grandit.
Comme s’il voulait rejoindre le temps de la vie elle-même, Wang Bing impose la longueur comme paramètre essentiel de son art. L’artiste chinois a très peu recours au montage, refusant de mettre en scène ceux qu’il filme pour mieux se confronter à leur réalité sociale. Les travellings et les plans fixes se succèdent, comme dans 15 hours, une œuvre pour laquelle il laisse sa caméra tourner 24 heures d’affilée devant des postes de travail d’une manufacture textile proche de Shanghai. C’est par l’accumulation d’images davantage que par la narration que cet ancien étudiant de l’école des Beaux-arts de Lu Xun entraîne le spectateur dans les failles de la première puissance économique mondiale. Pourtant, Wang Bing refuse la casquette du militant. Au contraire, il dit ne pas faire de films politisés : “Je ne parle jamais de politique dans mes films. Mais parce qu’en Chine les gens vivent dans une ambiance politique et que nos vies sont très liées à la politique (…), on a l’impression que c’est politique” expliquait-t-il au micro d’Arte, en février dernier, dans l’émission web Tracks. Dans ce régime autoritaire, le pouvoir officiel se manifeste partout. L’ensemble de pièces filmiques réunies par le BAL à Paris, à l’occasion de la nouvelle exposition personnelle de Wang Bing, explique cette volonté du réalisateur de dresser le portrait des exclus. Les personnages marginaux de ses films – ermites, dissidents politiques, travailleurs à la chaîne – symbolisent l’impuissance de l’individu écrasé par un système politique qui le contraint, de gré ou de force. Retour sur trois de ces (très) longs-métrages explorant la puissance politique de ces marges.
1. À la folie (2013) : Internés psychiatriques ou exilés politiques ?
Le seul exutoire aux étroites chambres de cet asile est un balcon circulaire et grillagé donnant sur la cour centrale du bâtiment. L’un des hommes internés, excédé par l’atmosphère étouffante de sa cellule, décide, en guise de séance de sport, de courir autour de la plateforme. Pour tenue, il n’a qu’un jean et son torse dévêtu face à l’accablante chaleur. Pour une image saisissante, Wang Bing doit se mettre au pas de celui qu’il filme : il se fraie un chemin derrière lui pour le garder dans le champ de sa caméra et se glisse dans la peau du sujet filmé en épousant son rythme.
Réalisé entre janvier et avril 2013, À la folie dure un peu moins de 4 heures – ce qui est assez court pour un rythme de tournage soutenu, d’environ 12 heures par jour en moyenne. Dans ce documentaire tourné à l’hôpital du Yunnan, dans le sud de la Chine, le réalisateur, au plus proche des patients, s’isole avec eux dans leurs cellules. Pendant qu’il laisse discrètement sa caméra tourner, eux s’agitent, fument, s’endorment, se relèvent, regardent à travers les barreaux, bref, mènent leur vie comme ils le peuvent dans cet étroit espace. Certains sont là parce qu’ils ont tué, d’autres parce qu’ils se sont opposés aux lois du planning familial. D’autres encore sont placés à l’internement pour avoir subit une dépression nerveuse. Individus violents et non-violents, réels malades ou dissidents politiques, sont placés ensemble dans ce centre psychiatrique où la nuance est mince entre interné à détenu. Avec ce film, Wang Bing dénonce l’autoritarisme de son pays, qui n’hésite pas à bannir les personnes considérées comme des menaces pour la société.
2. 15 Hours (2017) : l’aliénation dans les manufactures
Réalisé il y a quatre ans, 15 Hours rend parfaitement compte du processus d’immersion de Wang Bing pour réaliser ses films. Intégrant une des nombreuses manufactures textiles du quartier de Zhili à Huzhou – vers Shanghai –, le cinéaste se glisse dans le quotidien de ses ouvriers, pour une grande part des migrants partis de l’intérieur de la Chine pour trouver un emploi. Pendant une journée entière, il les filme en plaçant sa caméra devant leur postes de travail. Les manufacturiers apparaissent à l’écran avec des mouvements minimes, répétant inlassablement les mêmes gestes sur leurs machines à coudre. Plus proches de la photo animée que de la vidéo, les plans fixes de Wang Bing dénoncent une somme de tâches vidées de leur signification. Comme dans une bulle, les travailleurs gardent le silence. La nuque ployée, leur regard ne dévie pas de leur activité.
3. L’Homme sans nom (2009) : une vie à l’écart de la population
En marge de l’idéal de la Chine mondialisée, tractée par l’“économie socialiste de marché” et noyée dans la profusion des biens, Wang Bing s’intéresse à ceux que tout le monde ignore. Alors en tournage pour Le Fossé, une œuvre de fiction, Wang Bing est rattrapé par la réalité. Il n’avait pas prévu de filmer cet homme en guenilles, marchant seul sur le bord d’une route, au sud de Beijing. Intuitivement, le cinéaste dévie sa trajectoire pour le prendre en filature. Ce changement de plan en dit long sur sa quête de personnages inadaptés. Ils sont pour lui le symbole d’une résistance au système. Loin de la modernité, cet individu vit réduit au minimum : un trou dans le sol pour seul abri, des restes trouvés dans les vides-ordure des villages voisins pour seule nourriture… Son mode de vie est proche d’une régression animale.
La vie de L’Homme dans nom présentée en 2009 à la galerie Chantal Croussel est fantomatique, presque abstraite. Qu’est-ce qui autorise Wang Bing a suivre cette homme ? Rien. Ils n’ont jamais échangé un mot et le réalisateur ne connaît même pas son nom. C’est implicitement que l’ermite accepte de se faire suivre, puis de se laisser filmer dans son quotidien, passé à rôder dans la village abandonnés. L’une des principales qualité de Wang Bing est de savoir se faire transparent, à la manière d’un anthropologue parvenant progressivement à se faire adopter de la société qu’il observe.
Wang Bing, “L’œil qui marche” jusqu’au 14 novembre au BAL, Paris 18e.