12 sep 2024

Pourquoi y-a-t-il autant de revenge movies ? L’auteure féministe Chloé Thibaud nous répond

Love Lies Bleeding, Blink Twice de Zoë Kravitz, Les Femmes au balcon de Noémie Merlant, Furiosa : Une saga Mad Max, The Crow, Les Trois Mousquetaires : Milady, Kali… Ces derniers mois, l’actualité est truffée de films évoquant la vengeance. Et de nombreux revenge movies ont pour personnage central une femme en quête de vendetta. Chloé Thibaud, auteure féministe qui vient de publier l’essai percutant Désirer la Violence : Ce(ux) que la pop culture nous apprend à aimer, nous éclaire sur les raisons (profondes) de cette tendance.

propos recueillis par Violaine Schütz.

Anya Taylor-Joy pour la promotion du film Furiosa (2024) © Warner Bros.
Anya Taylor-Joy pour la promotion du film Furiosa (2024) © Warner Bros.

L’interview de l’auteure Chloé Thibaud sur la tendance des revenge movies

Numéro : Récemment, on a constaté qu’il y avait beaucoup de revenge movies qui sortaient au cinéma : Blink Twice, Loves Lies Bleeding, Furiosa… D’après vous, pourquoi cela arrive-t-il aujourd’hui ?

Chloé Thibaud : Si, en 2024, les femmes sont davantage entendues, je crois qu’elles n’en peuvent plus de ne pas être écoutées. Partout, tout le temps, nous dénonçons les violences sexistes, sexuelles, conjugales, mais l’impunité règne encore. J’en veux pour preuve ce chiffre : en France, seulement 0,6% des viols ou des tentatives de viol donnent lieu à une condamnation et très peu de femmes portent plainte car l’immense majorité de nos plaintes sont classées sans suite… Or, le classement sans suite n’est pas synonyme d’innocence. Je rappelle tout ça car je vois un lien direct entre ce qui se passe dans nos sociétés et ce qui s’exprime aujourd’hui à l’écran : la colère des femmes, leur envie de se réapproprier leurs propres histoires, récits, souffrances, leur besoin suprême de combler ce manque de justice. C’est ainsi que j’explique l’arrivée de plusieurs revenge movies féminins, voire féministes. 

Nombre de ces films sont des films mettent en effet en scène des femmes et/ou réalisés par des femmes. D’après vous, est-ce une suite du mouvement #MeToo ?

Ces revenge movies réalisés par des femmes et mettant en scène des femmes s’inscrivent complètement dans une suite “logique“ du mouvement #MeToo. Dans mon essai Désirer la violence, j’évoque un exemple antérieur, Jennifer’s Body avec Megan Fox, sorti en 2009, qui est un film important dont la dimension féministe et l’intelligence n’ont été compris ou repensés que tardivement. Pourtant, tout était déjà là avec ce personnage de lycéenne sexy qui retourne le regard malsain des hommes contre eux en les dévorant. Je parle aussi de Promising Young Woman, le film de 2020 réalisé par Emerald Fennell, que j’ai trouvé particulièrement jouissif car il donne à voir plusieurs scènes où l’héroïne confronte des hommes banals, des “nice guys“, juste avant qu’ils commettent des agressions sexuelles et des viols. C’était très puissant d’assister à ces scènes où une potentielle victime piège ses agresseurs et leur dit “non, stop, ça ne va pas se passer comme ça“.

Souheila Yacoub, Sanda Codreanu et Noémie Merlant dans Les Femmes au balcon (2024).
Souheila Yacoub, Sanda Codreanu et Noémie Merlant dans Les Femmes au balcon (2024).

Quels effets ces films ont sur les spectatrices ?

En tant que femmes, nous sommes éduquées à ne pas faire de mal. Notre rôle, au contraire, est de prendre soin des autres, parfois au détriment de nous-mêmes. La première étape du mouvement #MeToo a été de nous inciter à parler, “à l’ouvrir“. Ces films de vengeance “au féminin“ sont une autre étape, culturelle, fantasmée. Voir des femmes se venger de leurs agresseurs peut avoir un effet libérateur, cathartique, quand dans “la vraie vie“ rien ni personne ne nous fait justice. 

Le cinéma a abondamment nourri la culture du viol.” Chloé Thibaud

Les femmes sont toujours peu représentées au cinéma selon une étude récente concernant l’année 2023. Est-ce que les films portés par un female gaze essaient de venger les femmes d’Hollywood avec ces récits nouveaux ?

Le cinéma a abondamment nourri la culture du viol, c’est-à-dire l’ensemble de ces représentations qui justifient, minimisent, « romantisent » les violences sexuelles. Dans la plupart des films appartenant au genre du “rape and revenge“ (« viol et vengeance »), le viol d’une ou plusieurs femmes n’est qu’un élément déclencheur pour que le ou les héros masculins puissent se faire valoir. Prenons l’exemple célèbre du film de Gaspar Noé, Irréversible. Non seulement il est voyeuriste, mais il met en scène le compagnon et l’ex-compagnon de la victime qui, plus que la venger elle, semblent venger leur propre honneur. Ce film est un combat de coqs qui nous fait croire qu’il est subversif et réaliste alors qu’il capitalise sur les violences faites aux femmes pour faire du spectacle.

Naomi Ackie et Adria Arjona dans Blink Twice (2024) © Amazon MGM.
Naomi Ackie et Adria Arjona dans Blink Twice (2024) © Amazon MGM.

Comment envisager de considérer Kill Bill comme un film empouvoirant pour les femmes quand on sait qu’il a été produit par Harvey Weinstein ?” Chloé Thibaud

Et qu’en est-il des nouveaux films réalisés par des femmes ?

Les nouveaux films de vengeance réalisés par des femmes sont aussi là pour mettre fin à ce règne des réalisateurs masculins qui ne connaissent rien à la réalité des violences sexuelles perpétuent un imaginaire de ce qu’est le viol, le “vrai viol“ et de comment une victime doit ou non s’en défendre, s’en remettre. Désormais, j’observe un refus affirmé de la part des femmes de se faire dicter leur conduite par des hommes, et même si la parité n’est pas du tout acquise dans l’industrie du cinéma, la visibilité des femmes progresse. 

Quelle est la différence entre un Kill Bill et un revenge movie comme Blink Twice ?

Ce chiffre est important : neuf femmes sur dix connaissent leur agresseur. Ce qui a changé ces dernières années, et sans doute davantage ces derniers mois, c’est que la société commence à entendre que les agresseurs sexuels et les violeurs ne sont pas forcément des gangsters à la gueule cassée, croisés dans un tunnel, et qui nous menacent avec un couteau (comme dans Irréversible). L’une des grandes différences est là : les réalisatrices mettent en scène des agresseurs avec de belles gueules. Dans Blink Twice, toute la violence est initiée par un homme blanc, riche et célèbre, incarné par Channing Tatum. C’est très important car ce sont précisément des hommes blancs, riches et célèbres, qui ont abusé des femmes pendant des décennies à Hollywood, en France, et partout ailleurs.

Chloé Thibaud par Pauline Darley.

Qu’est-ce cela signifie de revoir Kill Bill de Quentin Tarantino aujourd’hui ?

Aujourd’hui, comment envisager de considérer Kill Bill comme un film empouvoirant pour les femmes quand on sait qu’il a été produit par Harvey Weinstein et que son actrice principale, Uma Thurman, avait averti Quentin Tarantino du fait que son producteur l’avait agressée quelques années auparavant ? Comment supporter que des hommes violents s’emparent de nos souffrances pour se la jouer provoc’à l’écran ? En tant que spectatrice, je suis infiniment plus touchée par des séries comme I May Destroy You ou Mon petit renne, dont les créateur et créatrice ont vécu dans leur chair les violences qu’ils portent à l’écran. En résumé, ce qui a changé c’est que les femmes ne veulent plus que les violences qu’elles subissent, commises par des hommes, soient érotisées par ces mêmes hommes pour satisfaire le regard d’autres hommes.

Désirer la violence, Ce(ux) que la pop culture nous apprend à aimer (2024) de Chloé Thibaud, disponible aux éditions Les Insolentes.