10 fév 2025

Pourquoi The Brutalist de Brady Corbet est un chef-d’œuvre

Dans le troisième long-métrage de Brady Corbet, Adrien Brody campe un immigré juif hongrois rescapé de l’enfer nazi, qui débarque à New York en 1947. Son histoire incarne une épopée américaine déployée sur trois heures trente-cinq, avec un entracte. Ce film, dont le cinéaste vient de remporter le titre de meilleur réalisateur aux derniers Golden Globes, s’impose déjà comme un chef-d’œuvre du 7e art.

  • Par Olivier Joyard.

  • The Brutalist, le projet ambitieux de Brady Corbet avec Adrien Brody

    Dans le contexte souvent cadenassé du cinéma américain, entre blockbusters à l’inspiration de plus en plus faible et films indépendants pas toujours enthousiasmants, parfois, un projet surgit telle une épiphanie. The Brutalist, le troisième long-métrage de Brady Corbet, rend explicite en quelques scènes sa volonté de faire partie des ambitieux.

    Nous sommes en 1947. Le héros, un immigré juif hongrois, a débarqué à New York juste après la Seconde Guerre mondiale, rescapé de l’enfer nazi et des camps. Architecte de formation, il doit repartir de zéro sur la côte est quand son cousin, qui travaille sur des chantiers, lui présente le fils d’un riche industriel de Philadelphie. Ce dernier lui demande de refaire la bibliothèque de son père pendant qu’il s’absente en voyage d’affaires.

    Ce sera une surprise, dans tous les sens du terme. Car László Toth (Adrien Brody) invente une structure qui se déploie et se referme sur toute la surface des murs, d’une beauté confondante et d’un modernisme total. Évidemment, le businessman déteste le résultat et l’architecte ne sera même pas payé. Mais le design unique reste en place, comme une trace d’humanité. C’est le véritable début du récit. En même temps qu’une profession de foi de la part du cinéaste, formulée à travers son personnage : quoi qu’il arrive, quoi qu’il lui en coûte, il ira au bout de ses visions.

    Sept années de travail pour un film de trois heures et demie

    The Brutalist survient, après sept ans de travail, comme un bloc sombre, un récit d’une ampleur rare, un projet total. Le film dure trois heures trente-cinq et se présente avec un entracte d’une quinzaine de minutes. Comme si le réalisateur savait à l’avance que le temps de concentration des spectateurs et des spectatrices d’aujourd’hui devait être préservé. La première partie s’appelle The Enigma of Arrival et raconte les années suivant l’arrivée de László Toth en Amérique, alors qu’ils se rapproche finalement de l’industriel qui avait moqué sa bibliothèque. Plusieurs architectes et experts l’ont admirée et Harrison Lee Van Buren a changé d’avis.

    Le puissant magnat commande même à son nouveau protégé un centre culturel et communautaire. Avec un gymnase, un théâtre, une chapelle et une bibliothèque… Le projet d’une vie. La seconde partie du film, intitulée The Hardcore of Beauty, commence en 1953, quand László Toth parvient à accueillir sa famille aux États-Unis. Mais le chaos guette. La drogue, la folie créative et l’antisémitisme rendent tout difficile pour cet homme génial mais fragile, comme bloqué à l’étage des opprimés, des dominés.

    L’un des premiers plans du film avait donné le ton d’une réflexion amère et dure sur les illusions violentes du rêve américain. On y voyait la statue de la Liberté, dans la baie de New York, filmée à l’envers. Soudain inquiétante.

    La bande-annonce du film The Brutalist de Brady Corbet.

    Un film éminemment politique

    Brady Corbet a lancé le projet de The Brutalist autour de 2017, alors que Donald Trump venait d’être élu président des États-Unis d’Amérique. Après des années d’écriture avec sa compagne, l’autrice et réalisatrice Mona Fastvold, puis un tournage épique, le film arrive en salle… Alors que le financier et politicien new-yorkais débute son second mandat, dans une atmosphère de tension et de haine. Une boucle étrange. Deux mois après avoir remporté le Lion d’argent de la meilleure réalisation à la Mostra de Venise, à l’automne dernier, le réalisateur confiait avec une part d’ironie ne pas s’être attendu à un tel retour du même.

    Comme si l’histoire qu’il raconte, celle d’une Amérique sens dessus dessous, empêtrée dans son adoration de l’argent, son racisme et ses inégalités, ne pouvait réellement exister que dans une atmosphère délétère. Comme si le pessimisme de l’art devait s’aligner sur le pessimisme de la réalité, même s’il tente de la contester. Dans ce contexte, The Brutalist est un de ces rares films qui s’affirment politiques par tous leurs pores. Portés par la croyance que le cinéma dénonce et peut-être répare les injustices – ce qui reste à prouver.

    Corbet met toute son énergie à bâtir une œuvre qui ne doit rien aux compromissions de l’époque. Une identité artistique que l’on n’avait pas forcément vu venir de la part de celui qui s’est d’abord fait connaître en tant que comédien, parmi beaucoup d’autres.

    Brady Corbet, d’acteur prolifique à réalisateur téméraire

    Si le nom de Brady Corbet vous dit quelque chose, c’est sans doute parce que vous étiez dans le coin durant les années 2000. À l’époque, ce jeune Américain de 17 ans est révélé dans le film ado Thirteen (2003) de Catherine Hardwicke. Et lance une carrière qui aurait pu faire de lui une star à la mode. Mais le jeune homme né à Scottsdale, en Arizona, élevé par une mère célibataire et un oncle cinéphile, a déjà l’ambition de devenir un cinéaste qui compte. Il dit même qu’il aurait pu s’arrêter de jouer à cet âge-là.

    Comme il n’a pas encore l’occasion de tourner en son nom, il s’offre aux réalisateurs qui l’intéressent, plutôt du côté du cinéma d’auteur, pour apprendre. On se souvient notamment de lui dans le magnifique Mysterious Skin (2004) de Gregg Araki. Face à Joseph Gordon-Levitt, il se glisse dans la peau d’un ado torturé et persuadé qu’il a été enlevé par des extraterrestres.

    On le croise dans la série Vingt-Quatre Heures chrono (2001). L’une des rares entorses à la règle qu’il s’est lui-même imposée : ne travailler qu’avec celles et ceux qui l’inspirent et l’élèvent. Après avoir participé à la version américaine de Funny Games (2007) avec l’Autrichien Michael Haneke, Brady Corbet passe beaucoup de temps en Europe au début des années 2010, prêt à jouer l’Américain de service pour de grands noms qui apprécient son amour du cinéma.

    De Lars von Trier à Noah Baumbach

    Ce sera Melancholia (2011), le dernier grand film de Lars von Trier, puis, en 2014, un joli tir groupé de films français ultra chics. Sils Maria (2014) d’Olivier Assayas, Eden (2014) de Mia Hansen-Løve et Saint Laurent (2014) de Bertrand Bonello… Il n’a pas tourné en tant qu’acteur depuis 2014, avec Snow Therapy de Ruben Östlund – futur double Palme d’or – et While We’re Young de Noah Baumbach.

    À 26 ans, sa carrière d’acteur est déjà finie. Brady Corbet n’a pas l’intention de jouer dans un futur proche, y compris dans son propre travail. Trop absorbé par ce qu’il met de lui dans le rôle qu’il préfère, celui de réalisateur.

    Sa filmographie compte pour l’instant trois longs-métrages. L’Enfance d’un chef (2015) avec Robert Pattinson, adapté de la nouvelle de Jean-Paul Sartre. Puis Vox Lux (2018) l’histoire d’une pop star avec Natalie Portman et Jude Law. Et donc The Brutalist, qui le fait d’ores et déjà passer dans une autre dimension, ses deux premiers films n’ayant été distribués que très timidement en salle. La performance d’Adrien Brody a marqué les esprits et pourrait lui valoir un Oscar début mars à Los Angeles.

    Le favori des Oscars 2025

    Aux Golden Globes, le film a remporté le trophée du meilleur réalisateur, et était nommé dans sept catégories, notamment pour les prix du meilleur film dramatique et du meilleur scénario. Sans compter les performances des comédiens et comédiennes. Adrien Brody dans un rôle principal, mais aussi Felicity Jones et Guy Pearce, nommés en seconds rôles. Avec ce film épique, Corbet trouve son style de réalisateur. En mêlant notamment la caméra portée réaliste, au plus près des corps, et les grands mouvements d’appareil capables de dessiner d’étonnantes compositions.

    Comme il le dit lui-même, c’est par refus du minimalisme ambiant que le cinéaste a voulu une expression mélodramatique et noire. Comme s’il fallait à tout prix que le 7e art se démarque, invente des mondes plus grands que la vie. The Brutalist souffre parfois de sa volonté de trop en imposer. Mais le film reste longtemps en mémoire, capable de regarder le 20e siècle dans toutes ses duretés, pour mieux nous parler du présent.

    The Brutalist de Brady Corbet avec Adrien Brody et Felicity Jones, au cinéma le 12 février 2025.