L’intelligence artificielle a-t-elle déjà gagné la bataille contre Hollywood ?
Alors que la liste des nominations aux Oscars 2025 vient d’être dévoilée, le débat de l’intelligence artificielle au cinéma fait rage pour son utilisation dans les films The Brutalist et Emilia Pérez. Décryptage.
par Jordan Bako.
The Brutalist et Emilia Pérez dans la tourmente à l’aube des Oscars
Alors que la saison des cérémonies de cinéma bat son plein, deux films – annoncés comme des favoris dans la course à l’Oscar – se trouvent désormais dans la tourmente. Le premier : Emilia Pérez, la comédie musicale maximaliste de Jacques Audiard, a dominé le palmarès des Golden Globes 2025 – en plus de gagner un prix d’interprétation féminine collectif au Festival de Cannes pour ses quatre actrices principales.
Quant au second The Brutalist, une fresque de 3 heures 30, il a valu à son réalisateur, Brady Corbet, de remporter les Golden Globes du meilleur film dramatique et du meilleur cinéaste. Adrien Brody, qui incarne le personnage principal du film (un architecte originaire de Budapest rescapé de la Shoah), a également gagné la statuette du meilleur acteur pour sa performance habitée dans le long-métrage.
L’IA de plus en plus utilisée dans les films hollywoodiens
Tandis que la course aux Oscars s’annonçait radieuse pour ces deux longs-métrages, qu’est-ce qui a bien pu ébranler l’élan de The Brutalist et Emilia Pérez ? Dávid Jancsó, monteur du premier film, a déclaré dans un article publié sur le site RedShark, avoir fait l’appel à Respeecher, un logiciel ayant recours à l’intelligence artificielle (IA) générative pour améliorer l’accent hongrois de ses deux acteurs principaux, Adrien Brody et Felicity Jones. En effet, Respeecher utilise l’intelligence artificielle afin de permettre à son utilisateur d’imiter la voix d’une autre personne.
Il a ensuite été révélé que le même logiciel de synthèse vocale a été utilisé dans Emilia Pérez afin que l’actrice Karla Sofia Gascón puisse chanter dans une gamme de notes dans laquelle elle n’aurait pas pu performer sans. Ce qui ne semblait être qu’un rêve tordu de scénariste de science-fiction semble aujourd’hui être devenu réalité…
Une pratique qui s’est imposée ces dernières années
Si la nouvelle déchaîne les passions sur la toile, le débat s’articule autour d’une pratique qui n’est pas si récente que cela. Respeecher, le logiciel d’intelligence artificielle mobilisé dans The Brutalist et Emilia Pérez, a en fait été utilisé dans bien d’autres films. Au cours des deux dernières années, les films Alien : Romulus, Here ainsi qu’Insubmersible – qui valait les nominations de la meilleure actrice et de la meilleure actrice dans un second rôle à Annette Bening et Jodie Foster – ont également fait appel aux services du programme d’IA.
Plus encore, de nombreux longs-métrages ont eu recours à l’intelligence artificielle, bien avant The Brutalist, pour des missions diverses et variées. Dans Gemini Man (2019) et Indiana Jones et le Cadran de la Destinée (2023), Will Smith et Harrison Ford ont tous les deux été rajeunis grâce à l’intelligence artificielle, respectivement de 23 et 30 ans. Le long-métrage Avatar : La Voie de l’eau, premier film au box-office mondial en 2022, a également mobilisé l’IA pour parfaire ses paysages aquatiques. Enfin, dès 2016, un programme d’intelligence artificielle nommé Benjamin a écrit l’intégralité d’un scénario d’un court métrage de science-fiction intitulé Sunspring.
Le débat de l’usage de l’intelligence artificielle au cinéma n’a lui-même pas grand chose de nouveau. En 2023, la grève du syndicat SAG-AFTRA qui a agité Hollywood était notamment motivée par l’utilisation des intelligences artificielles génératives au septième art. Après 118 jours de mobilisation, un accord était enfin trouvé entre les studios et les acteurs syndiqués au sujet de l’encadrement du droit à la personne des acteurs.
À travers l’IA au cinéma, c’est la question de l’originalité qui se pose
Dans les exemples de The Brutalist et d’Emilia Pérez, c’est l’immixtion progressive de l’intelligence artificielle dans le septième art qui fait débat. Où est-ce que les limites doivent-elles être fixées ? L’IA doit-elle servir à la création de décors, de personnages, de choix de caméra et de scénarios ?
La modulation des œuvres et des performances par l’intelligence artificielle interroge ainsi le statut de virtuose : la capacité de l’artiste à imaginer une création originale par la simple force de l’esprit. Sa capacité à pouvoir jouer du corps, des mots, de la voix – ou tout bonnement, de la caméra – pour donner vie à une idée ou une performance qui est sienne.
Selon les théoriciens André Gaudreault et Philippe Marion dans leur ouvrage La fin du cinéma ? Un média en crise à l’ère du numérique (2023), “l’intelligence artificielle devient un adjuvant décisif […] dans ce que l’on croyait être la chasse gardée de l’imaginaire humain : la création de projets filmiques et de récits originaux”.
À ce sujet, le réalisateur Paul Schrader a confié sur sa page Facebook être impressionné par la capacité d’inventivité de ChatGPT en matière d’écriture de scénarios ce 19 janvier 2025. Le cinéaste derrière American Gigolo avait demandé au logiciel d’intelligence artificielle de créer des scripts en imitant le style de plusieurs grands réalisateurs. “Toutes les idées proposées par ChatGPT (en quelques secondes) étaient bonnes. Et originales. Et étoffées. Pourquoi les scénaristes devraient-ils passer des mois à chercher une bonne idée alors que l’IA peut en fournir une en quelques secondes ?”
Quelles perspectives pour le cinéma français ?
Le futur du cinéma ne sera-t-il donc fait que d’intelligence artificielle ? La question se pose également en France. En avril 2024, le CNC (Centre national du cinéma et de l’image animée) a publié une étude sur les usages de l’intelligence artificielle sur les filières du cinéma, de l’audiovisuel et du jeu vidéo. Le rapport établit que l’utilisation de l’IA pourrait présenter des avantages à l’avenir – notamment en permettant de “réduire des coûts”, de “stimuler la créativité” et de “démocratiser la créativité”.
En revanche, l’intelligence artificielle pourrait bien ajouter une ombre au tableau pour le cinéma français. Toujours selon cette étude, l’IA ne répond pas encore aux besoins professionnels de tous les corps de métiers de l’industrie. Mais sur le long terme, son utilisation pourrait soulever des risques éthiques et juridiques en matière de propriété intellectuelle et de droit à la personne.
À peine un mois après la publication de ce rapport, des comédiens du doublage français ont sonné l’alerte sur les risques de l’intelligence artificielle pour leurs métiers. Selon eux, plus de 15 000 emplois seraient au danger face à la montée de l’IA dans le secteur audiovisuel. Une pétition intitulée “#TouchePasMaVF”, publiée par ces mêmes acteurs, a récolté plus de 160 000 signatures en ligne.
Emilia Pérez (2024), de Jacques Audiard avec Zoe Saldana, Karla Sofia Gascón et Selena Gomez, actuellement au cinéma. The Brutalist (2025), de Brady Corbet avec Adrien Brody et Felicity Jones, au cinéma le 12 février 2025.