17 mai 2025

Kristen Stewart : interview à Cannes sur son premier film The Chronology of Water

Avec The Chronology of Water, Kristen Stewart signe un premier film en tant que réalisatrice : une œuvre audacieuse et radicale qui explore le trauma et la création avec une intensité rare. À l’occasion de sa venue au Festival de Cannes, Numéro a rencontré l’actrice-réalisatrice pour un long entretien.

  • propos recueillis par Olivier Joyard.

  • Un premier film présenté au Festival de Cannes 2025

    A 35 ans, la star de Twilight a jeté depuis bien longtemps son costume de jeune fille sage aux oubliettes. Si Kristen Stewart est au Festival de Cannes 2025, c’est pour accompagner son premier long-métrage en tant que réalisatrice.

    Inspiré du livre autobiographique de Lidia Yuknavitch, The Chronology of Water suit les pas d’une héroïne incarnée par l’anglaise Imogen Poots, qui tente de se relever d’un lourd traumatisme lié à des abus sexuels. Un film libre dans la peau d’une femme blessée, qui alterne les moments impressionnistes et parcourt la vie de son personnage à coups d’effets de montage virtuoses.

    La cinéaste de 35 ans nous a accueillis au Palais des Festivals en total look Chanel, incarnant mieux que quiconque le chic, sans perdre son indépendance d’esprit et son intensité. La conversation, vive et parfois perchée, a porté sur la création.

    Interview de Kristen Stewart

    Numéro : The Chronology of Water est votre premier long-métrage en tant que réalisatrice. On sent qu’il vient de très loin pour vous.

    Kristen Stewart : J’ai voulu passer de l’autre côté – d’une manière ou d’une autre – dès que j’ai commencé le cinéma. Donc, depuis mes neuf ans. J’en ai 35. J’ai vraiment cru que je deviendrais réalisatrice plus jeune, mais il faut croire ce n’était pas le bon moment. On doit attendre les déclencheurs. Même si l’envie est là, elle ne se concrétise pas immédiatement. Si la machine est prête à fonctionner, il reste à trouver la clef.

    Le roman autobiographique de Lidia Yuknavitch a été ce déclencheur ?

    Tous les livres ne peuvent pas devenir des films. Celui-ci a m’a emporté. J’ai voulu tout de suite en faire une expérience collective.

    L’histoire est très dure : il s’agit d’une femme abusée par son père qui devient écrivaine. Le film évoque le traumatisme d’un côté et la création de l’autre.

    Certaines choses peuvent vivre à l’intérieur du corps, joyeusement, de façon pleine. D’autres ont besoin d’être évacuées. Ce que raconte le texte de Lidia Yuknavitch me donnait le sentiment qu’il fallait le crier sur les toits, pour que les squelettes que nous avons tous et toutes dans nos placards commencent à sortir. Bien sûr, ce qui arrive à cette femme est assez extrême. Mais les abus, les choses qui nous sont volées, la sensation d’étouffement, le fait de cacher ce que nous subissons, tout cela est si palpable pour presque tout le monde… 50% de la population est touchée !

    Cela risque de ressembler à un cliché : je pense que les femmes sont capables de beaucoup absorber.Kristen Stewart

    Représenter le traumatisme était votre but ?

    Au tout début du film, on voit du sang s’écouler. Presque aggloméré, il colle. On comprend qu’il ne peut venir que d’un seul endroit : non pas une blessure, mais un orifice. Ce sang vient de loin à l’intérieur du corps de cette femme. Alors, je le montre. J’avais envie que mon film soit comme un crépitement dans le vent, un cri qui devient un rire hystérique. La manière dont cette femme organise les événements de sa vie n’a rien d’hasardeux ou de fracturé. Ce qu’elle traverse est rassemblé avec une si grande connexion émotionnelle que le récit devient presque un organisme vivant. On sent les tissus se relier entre eux. La seule manière possible d’en faire du cinéma était de mettre ensemble des talents très différentes. J’ai dû beaucoup m’écouter. Dire non, constamment. Dire oui, mais aux bonnes personnes.

    Votre film est avant tout constitué de fragments. Vous avez tourné beaucoup, quitte à ne pas tout inclure dans le montage final ?

    Je ne devrais pas le dire, car les producteurs pourraient ne plus jamais vouloir refaire quelque chose de la sorte, mais la seule façon d’arriver au bout était de tourner énormément puis de couper la moitié. Le film avait sa propre vie, sa propre mémoire.

    Une vision féministe et radicale

    Même si l’histoire n’est pas la vôtre, The Chronology of Water semble très personnel. Comment avez-vous trouvé la bonne distance ?

    Je voulais voir à l’écran des choses qui me transportent. En pensant à cela, j’hésite à utiliser certains mots, car je crains que cela ne devienne un titre sensationnaliste. Et cela me fatigue un peu…

    Pas mon genre.

    On ne sait jamais. Mais j’en suis au point où je laisse faire. Allez-y, prenez ce que vous voulez ! On voit dans The Chronology of Water une éjaculation féminine. La main de l’héroïne est complètement couverte. Elle se dit les mots suivants : ”Je ne savais pas que le corps d’une fille pouvait faire cela.” Ce dialogue m’a fait ressentir beaucoup de bien être. D’habitude, les femmes sont obligées de se cacher. On nous demande de ne dire à personne qu’on a mal, de ne dire à personne qu’on est enceinte avant plusieurs semaines, de garder les choses pour nous. Une femme est censée vivre avec tout ça. Ce n’est pas sain de garder en soi l’expérience de la douleur. Il faut la libérer pour mieux la comprendre et la reformuler.

    Est-ce l’une des thématiques importantes du film ?

    Mon film parle de naissance, de mort, de renaissance aussi, mais il évoque tout simplement la question de vivre au grand jour. Cela risque de ressembler à un cliché : je pense que les femmes sont capables de beaucoup absorber. Nous créons la vie à partir de ce que nous faisons entrer dans nos corps, alors que beaucoup de choses que nous laissons entrer dans nos corps nous tuent. Si on ne se débarrasse pas de cette partie mortifère pour laisser vivre ce qui est bon, ça ne marche pas. Pour moi, The Chronology of Water était l’occasion idéale d’évoquer ce sujet.

    “L’un des sujets du film, c’est de reprendre possession de la douleur et de la transformer en plaisir.” Kristen Stewart

    Vous venez d’évoquer la scène d’éjaculation féminine, un sujet lié au plaisir, pour bifurquer immédiatement vers la question de la douleur. Pourquoi ?

    L’un des sujets du film, c’est de reprendre possession de la douleur et de la transformer en plaisir. Certaines choses nous sont imposées depuis l’enfance, même si on ne vit pas des scénarios aussi terribles que celui qu’a connu l’héroïne du film. Cela peut être une expérience masculine, bien sûr. Mais le monde dans lequel nous vivons, les images qu’il produit, tout cela interdit aux jeunes femmes de se sentir propriétaire de leur espace intime. La vie surgit et s’impose à nous.

    Comment a lieu cette transformation ?

    Quand on vieillit, l’envie de choses bizarres s’impose à nous. On se demande pourquoi. Puis on comprend qu’il y a un lien avec ce que tout le monde désire nous prendre. Le plaisir est alors relié à la douleur. Il y a une fêlure. Avant de pouvoir s’en libérer en toute sécurité, on traverse un état de vulnérabilité extrême, on est ouverte à des choses dangereuses. Le processus créatif consiste à ne pas laisser trainer en nous les choses qui font du mal. On les redéfinit à travers des mots et des actions.

    Le cinéma comme outil d’émancipation

    Vous prônez l’émancipation par l’art, comme votre héroïne qui se met à écrire ?

    Quelle que soit notre histoire, on peut la changer. C’est vital de s’en souvenir. On peut aussi la regarder avec un autre point de vue. On peut se servir de notre honte. La sensation de honte est inhérente à l’expérience féminine. Cette honte et cette douleur peuvent même être assez excitantes. Il y a quelque chose de sexy, c’est notre nature animale que de se livrer à ce qui nous fait mal. C’est lié à l’architecture de nos corps, nous sommes ouvertes. Ce n’est pas une opinion, c’est un putain de fait. The Chronology of Water est un film à deux visages : ça fait mal, ça fait du bien ; c’est drôle, c’est triste. Quand on arrive aussi loin dans la douleur, qu’on s’en libère totalement, quand on a terminé de sangloter, il n’y a plus rien d’autre à faire que de rire.

    “J’avais le sentiment que je n’étais pas l’actrice la plus juste pour le rôle.” Kristen Stewart.

    Comment s’est construit votre regard de cinéaste ?

    Je voulais mettre en scène des choses qui me font marrer. Le film est un peu dur, mais c’est aussi une machine à sensations fortes. C’est très fun de voir cette héroïne chuter et se relever sans arrêt. Je souhaitais créer une frustration chez les spectateurs. Normalement, on a l’habitude de personnages qui gagnent, on a envie de suivre des winners. Mais gagner, c’est quoi ? Dans le film, Lidia parle devant un public de son trauma, quand elle a écrit une nouvelle. Elle semble avoir gagné quelque chose, mais juste après, elle rechute. C’est comme ça.

    Comment avez-vous abordé ce point dans votre film ?

    Le film dont j’avais envie ne pouvait pas nous donner trop d’explications rationnelles sur cette femme. A la fin, elle arrive quelque part, mais son trajet a été bordélique. Elle a cru gagner, perdre et mourir. Maintenant, elle parvient à flotter. D’ailleurs, pour continuer la métaphore maritime, ce film était un naufrage. On n’a pas arrêté de se prendre des murs. J’ai vraiment cru à plusieurs reprises avoir tout fait foirer. Puis j’ai compris que chaque perte, chaque erreur, était exactement ce dont nous avions besoin.

    Pourquoi avez-vous choisi de ne pas jouer dans The Chronology of Water ?

    J’adorerais jouer dans un film que je réalise. Cela devrait arriver très bientôt.

    Bonne nouvelle !

    C’est gentil à vous de le dire. Mais pour cette fois, j’avais le sentiment que je n’étais pas l’actrice la plus juste pour le rôle. Pourtant, j’avais une connexion avec cette fille. J’ai passé mes journées à regarder une autre l’interpréter, en me donnant comme règle de ne pas lui dire ce que je ferais à sa place. Dieu sait si par moment, je me disais : “Tu le fais comme ça. Ah, c’est marrant, parce que moi… ” Je me forçais à arrêter de parler ! Je m’interdisais de faire pipi dans la piscine d’Imogen, en résumé (rires).

    Imogen Poots est flamboyante et saisissante. Elle prend beaucoup de risques.

    Imogen est vraiment une actrice géniale qui s’est emparée du rôle. Nous sommes si différentes. Elle avait le corps idéal car elle est puissante, ressemble à une sirène. En plus, elle lit beaucoup. Quand nous avons commencé à parler du livre original, j’ai compris que c’est une littéraire. Elle pourrait être prof. C’est une des filles les plus dingues que j’ai jamais rencontré. Elle est intelligente, ouverte, sans peur, avec plein de failles à ouvrir, douce comme un animal de la forêt.

    Pourquoi convenait-elle mieux pour le rôle de Lidia ?

    Si j’avais été à sa place dans le film, j’aurais dansé au milieu du feu sans relâche, comme si c’était ma zone de confort. Quand on la voit elle, on aimerait qu’elle arrête de toucher les flammes, ça ne lui va pas. Imogen nous transporte avec son charisme. En la rencontrant pour la première fois, je me suis dit : “Putain, je te suivrais jusqu’en enfer”. En plus, elle a les yeux bleus. Et moi, les yeux verts. Son regard va mieux avec l’eau, un élément central du film. Cette réponse n’a aucun sens, amusez-vous bien avec (rires).

    “Les femmes ont été détruites par une idée moderniste de l’art.” Kristen Stewart

    En tant qu’actrice, vous avez travaillé avec de grands cinéastes comme Kelly Reichardt (Certaines femmes) ou Olivier Assayas (Sils Maria, Personal Shopper). Cela vous a-t-il aidé à maturer votre vision de réalisatrice ?

    Olivia Assayas a été très important. Quand nous avons tourné Personal Shopper avec Olivier, la façon dont il prélève des éléments de nos vies était fascinante. Je n’avais jamais vu cela. Il m’a appris qu’on peut en dire beaucoup avec une image, sans avoir à expliquer. Si on en a besoin, c’est qu’on ne travaille pas bien. Il a aussi soulevé la question du rêve. Pour lui, le cinéma est la façon la plus simple et directe qu’on a trouvé pour externaliser nos rêves. Un film ressemble aux collages que l’on fait de nos expériences de vie quand on se couche. Je ne sais pas si vous êtes adeptes des rêves lucides, mais cela peut être proche. En tournant The Chronology of Water, je passais beaucoup de temps à monter le film dans ma tête le soir. C’était improductif et inutile, pourtant les images s’imposaient à moi.

    Dans quelles références avez-vous puisé pour The Chronology of Water ?

    Que des films masculins, je me rends compte. Merci, John Cassavetes, d’avoir vraiment vu ta femme (l’actrice Gena Rowlands). Merci Taxi Driver. Notre film a une voix-off très présente, mais elle ne guide pas la narration. Elle est là, elle nous tient la main. Merci Martin Scorsese de m’avoir fait comprendre que c’était possible. Il se trouve que mon héroïne est une femme. Nos voix ont un écho, on ne raconte pas simplement notre petite tambouille que personne n’écoute. La littérature féminine confessionnelle est aussi importante que le reste et je m’en inspire.

    Pourquoi les créatrices ne sont-elles pas toujours écoutées, selon vous?

    Les femmes ont été détruites par une idée moderniste de l’art, qui voudrait que les histoires personnelles ne peuvent pas être entendues, comme si on devait absolument se détacher de nos corps pour analyser le monde et le commenter avec l’autorité de professeurs. Il faut tout remettre dans le corps. J’emmerde la forme. Quand je dis ça, ce n’est pas à la légère. Je pense que les femmes doivent revenir en force pour pénétrer la forme, faire un casse et tout remixer. C’est valable en littérature et au cinéma. Si on ne fait pas ça, on restera à la porte du château pour toujours, merde ! Quand je vois des films masculins, je me dis que moi aussi, je veux faire ça ! Mais je veux le faire à ma manière. Regardons-nous à l’intérieur.

    Ses futurs projets

    Quels sont vos projets dans les prochains mois ?

    Je suis dans le film The Wrong Girls que j’ai aussi produit. Dylan Meyer (l’épouse de Kristen Stewart depuis le 25 avril dernier) l’a réalisé et écrit. C’est une comédie de “stoners” avec Alia Shawkat, qui est une sorte de génie ! Le film parle positivement du manque d’ambition, de l’amitié féminine, avec ces deux filles qui grandissent encore à 35 ans dans un monde qui ne les accueille pas vraiment les bras ouverts.

    Comment s’est déroulé le tournage avec Alia Shawkat ?

    Alia m’a tant appris, d’autant qu’il s’agissait de ma première comédie – de loin, le travail le plus effrayant et difficile que j’ai fait. C’était un sacré trip de travailler avec Dylan et Alia à Los Angeles. Pour moi, il s’agit d’un de mes projets les plus importants. On est ici à Cannes, on parle de films sérieux, mais cette comédie évoque des choses profondes. L’idée centrale est qu’il faut être chill et ne pas devenir des connards ou des connasses. C’est si important (rires).

    The Chronology of Water de Kristen Stewart en sélection au Festival de Cannes.