4 juin 2025

Les confessions de Monia Chokri, actrice et réalisatrice majeure

En tant qu’actrice et réalisatrice, Monia Chokri est l’une des artistes à avoir le mieux compris les femmes. On l’a rencontrée au Festival de Cannes, où elle défendait deux projets ambitieux.

  • propos recueillis par Violaine Schütz.

  • Découverte dans les films de Xavier Dolan (Les Amours imaginaires, Laurence Anyways), l’actrice québécoise  Monia Chokri marque aussi le cinéma par les longs-métrages qu’elle réalise.

    On lui doit notamment l’émouvant Simple comme Sylvain (2023) qui raconte l’histoire d’amour entre deux êtres opposés avec beaucoup de subtilité et qui lui a valu un César.

    Alors qu’en 2025, elle est à l’affiche de nombreux projets (Les Enfants vont bienLove Me Tender, Des preuves d’amour), rencontre, à Cannes, avec une actrice et une réalisatrice qui porte un très beau regard sur les femmes.

    L’interview de l’actrice et réalisatrice Monia Chokri au Festival de Cannes

    Numéro : Vous jouez dans deux films qui ont été présentés au Festival de Cannes, Love Me Tender et Des preuves d’amour. Ce sont deux projets qui montrent des histoires d’amour très éloignées du patriarcat…

    Monia Chokri : Ce sont deux très beaux projets et je suis vraiment ravie de pouvoir les défendre. En plus, ils ont l’air d’être bien accueillis à Cannes. Des preuves d’amour, premier long-métrage d’Alice Douard, a été présenté à la Semaine de la Critique. Et Love Me Tender d’Anna Cazenave Cambet est l’adaptation du roman du même nom de Constance Debré qui a été projetée dans la sélection Un Certain Regard. Ce qui est assez beau dans les deux films, c’est qu’ils mettent en scène des femmes lesbiennes. Et ils permettent de parler de la violence du rapport à la maternité quand on est une femme lesbienne. C’est la corrélation entre les deux films même s’ils se situent dans deux contextes très différents. Dans le premier projet, c’est un couple de femmes qui attend un enfant et dans le deuxième, c’est une femme qui décide de changer complètement de vie et de sortir du schéma hétéronormé. Et par ce choix-là, elle va subir des violences judiciaires par rapport à son enfant.

    Quels sont, pour vous, les thèmes principaux de ces deux films ?

    C’est assez intéressant de voir qu’on peut traiter de sujets assez épineux par ce prisme-là. Ça parle vraiment de sexisme, de misogynie, d’homophobie et de la violence que les femmes subissent quand elles font des choix de liberté.

    Les personnages féminins principaux de mes films n’ont jamais d’enfants.” Monia Chokri

    La maternité et la non-maternité, sont des thèmes qui animent plusieurs de vos films…

    Tout à fait (rires). C’est ce que j’ai compris récemment. Le sujet existe dans tous mes films, je pense, tel un lien. Je suis en train de terminer d’écrire mon prochain film en tant que réalisatrice et on y retrouve toujours cette notion de la maternité. Je pense que pour moi, cette notion est totalement liée à celle de liberté chez les femmes. Et c’est peut-être inconscient, mais dans les films que je réalise, il y a des personnages qui ont des enfants et d’autres qui n’en ont pas. Ainsi que des personnages qui se font avorter. Mais dans tous les cas, mes personnages féminins principaux n’ont jamais d’enfants. Ce qui est mon cas aussi. Je trouve ça intéressant de dépeindre le parcours de ces femmes-là, qui sont marquées par cette absence par rapport à la maternité. Peut-être que ça arrivera qu’un jour que, dans mes films, mon personnage principal ait des enfants. Mais je trouve que les femmes sans enfants sont des personnages qu’on ne voit pas assez au cinéma… 

    Qu’est-ce qui vous a donné, au départ, envie d’être actrice ?

    Je crois que je suis devenue actrice essentiellement parce que j’étais vraiment fascinée par le cinéma quand j’étais enfant. Je consommais énormément de cinéma et de télé. Il y a des gens qui ont un cerveau mathématique ou un cerveau fait pour la musique. Et d’autres, un cerveau très réceptif au septième art. J’ai l’impression que j’ai développé le vocabulaire du cinéma en le consommant, en regardant énormément de films, en les bouffant, même. J’étais obsédée par ça. Et je me suis dit : “Je vais être actrice, parce que je ne peux pas m’imaginer faire autre chose.

    Enfant, je n’étais pas dans la norme en tant que petite Tunisienne dans un monde très blanc.” Monia Chokri

    Cela remonte donc à loin…

    Oui, et je pense aussi que quand j’étais enfant, j’avais une obsession pour la beauté. Je sentais bien que la beauté était un pouvoir, en tout cas chez les femmes. Et je me disais : “Si je suis dans le cinéma, je serai belle.” Petite, je voulais juste être dans la norme et que l’on me considére comme les autres. Parce que je n’étais pas dans la norme en tant que petite Tunisienne dans un monde très blanc. Je n’avais pas le poids exact. Tout était décalé. Il y avait une blessure et je me disais que peut-être, grâce au septième art, elle serait réparée. Tout ça, c’est inconscient et évidemment, je ne l’articulais pas comme ça. Mais je pense qu’avec le recul, il y a de ça. Et aujourd’hui, regarder les autres en les filmant me valorise beaucoup plus. J’adore tourner mais même mon jeu d’actrice et mon rapport à l’image ont changé depuis que je réalise. Je suis beaucoup plus détendue et j’ai moins cette notion de vouloir plaire.

    Et comment est né votre désir de réalisation ?

    C’est venu plus tard car je ne me sentais pas légitime pour passer derrière la caméra. Il n’y avait pas de modèle féminin derrière la caméra quand j’étais enfant. Je suis née en 82, et dans les années 80 et 90, les femmes cinéastes, il y en avait très peu. Donc forcément, si je n’avais pas de modèle, c’était difficile pour moi de me projeter dans cette idée de raconter moi-même des histoires et de les diriger. 

    Enfant, je n’étais pas dans la norme en tant que petite Tunisienne dans un monde très blanc.” Monia Chokri

    Dans vos films, vous aimez raconter des histoires de femmes qu’on ne voyait pas assez à l’écran. Pourtant, il me semble que vous n’aimez pas le terme “female gaze” …

    Je préfère parler de regard féministe et non de regard féminin, parce que ça ne veut rien dire un regard féminin. Il y a autant de femmes que de regards. En ce qui me concerne, les choses se font de manière assez organique et inconsciente. Je n’analyse pas comment je pose ma caméra et les choix que je fais. Et je pense qu’ils sont en adéquation avec mes valeurs. Je le sens par mes actrices qui me parlent de mon regard sur elles. Elles sentent qu’elles sont en sécurité dans mon regard. Ça veut dire que je les regarde de manière juste et non pas dégradée, ni magnifiée… 

    Et les spectatrices aussi le ressentent…

    Ça m’avait franchement frappée quand j’avais réalisé, en 2013, mon court métrage, Quelqu’un d’Extraordinaire. Car c’est la première fois que j’ai eu affaire à un tel retour. J’étais à une projection, à Toronto il me semble, et beaucoup de femmes sortaient de la salle en me disant merci. Certaines d’entre elles me disaient : Je n’ai jamais vu ça avant. Je ne me suis jamais vue comme ça. En fait, je ne m’étais jamais vue à l’écran.

    Je vois plus de compétition chez les hommes que chez les femmes.” Monia Chokri

    Pendant longtemps, on n’a pas vu de femmes imparfaites et vraies comme c’est le cas dans vos films…

    En fait, je me suis dit au moment de mon court-métrage : “Tiens, il y a vraiment un manque. Les femmes ne se reconnaissent pas dans ce qu’elles voient au cinéma. Donc, il faut plus de femmes derrière la caméra.” Évidemment, il y a eu des pionnières, comme Jane Campion qui a énormément œuvré pour ce regard féministe, mais je pense qu’on a encore de très nombreuses idées à mettre en scène… C’est ça qui est beau chez les femmes, on a encore une pléthore d’années pour nous raconter autrement, c’est-à-dire plus justement. 

    Quelle place occupe la sororité dans votre carrière et dans votre vie ?

    Ça a toujours été important pour moi. J’ai toujours eu beaucoup d’amis de filles. J’aime les femmes. J’aime communiquer et échanger avec elles. Elles m’intéressent. En tant qu’actrice, j’ai toujours eu plein de copines actrices, et ça n’a jamais été un enjeu. Et c’est marrant parce que les hommes disent toujours que les femmes se crêpent le chignon ou sont beaucoup plus en compétition. Moi, ce n’est pas du tout mon expérience. Quand je suis arrivée en France comme cinéaste, ce sont les femmes qui m’ont accueillie. Des femmes cinéastes comme Rebecca Zlotowski, Audrey Diwan, Valérie Donzelli et Justine Triet. Ce sont des femmes qui m’ont tenu la main. Ce sont des femmes qui se côtoient, qui s’aiment et qui s’admirent. Donc, il y a beaucoup de sororité entre femmes. Et je vois plus de compétition chez les hommes que chez les femmes.

    Est-ce que votre engagement vient de vos parents communistes militants ?

    Ça vient de mon éducation, assurément, parce que effectivement, j’ai eu des parents militants – qui le sont toujours d’ailleurs – et qui m’ont toujours dit : “Il n’y a pas de sous-métier et chacun a son importance.” Pour moi, ça fait tellement partie de mon éducation que c’est hyper naturel. Les gens ne sont pas à mon service : ils travaillent avec moi. Et je ne collabore pas qu’avec les chefs de département. Je collabore avec toute mon équipe. Sur Simple comme Sylvain, il y avait une scène où j’avais un doute sur quelque chose et je n’arrivais pas à trouver exactement la bonne idée. J’ai donc rassemblé toute l’équipe et j’ai demandé : “Qu’est-ce que vous en pensez ? Est-ce que quelqu’un a une idée ?” Il y a l’assistant accessoiriste qui a levé sa main et qui a dit : “Peut-être si tu faisais comme ça.” C’était une super idée, que je lui dois. On fabrique les films que je fais à plusieurs. Je ne les fais pas seule.

    Des preuves d’amour d’Alice Douard et Love Me Tender d’Anna Cazenave Cambet, prochainement au cinéma.