Rencontre avec Amira Casar : “Je ne suis pas là pour plaire”
Avec son beau visage de tragédienne, ses choix de rôles exigeants et son éloquence lyrique, l’actrice franco-britannique Amira Casar occupe une place à part dans le cinéma français (et mondial). Alors qu’elle est à l’affiche, ce mercredi 18 décembre 2024, de Sarah Bernhardt, la divine, aux côtés de Sandrine Kiberlain, l’actrice de Call Me by Your Name et Curiosa nous parle de sa vision du métier de comédienne, de Timothée Chalamet et de son amour pour l’étrange.
propos recueillis par Violaine Schütz.
L’interview de l’actrice Amira Casar, à l’affiche de Sarah Bernhardt, la divine
Numéro : Qu’est-ce qui vous a donné envie de jouer dans le film Sarah Bernhardt, la divine ?
Amira Casar : Je rêvais depuis longtemps de travailler avec le cinéaste Guillaume Nicloux (La Religieuse, L’Enlèvement de Michel Houellebecq), et j’ai même eu l’audace de lui dire : “Pourquoi as-tu attendu si longtemps ?”. C’est peut-être présomptueux de ma part, mais c’est vrai qu’on est des animaux faits pour s’entendre. Il y a une rigueur, une exigence et une discipline chez lui que j’adore, comme chez Sandrine Kiberlain d’ailleurs, mais il laisse la vie et le hasard, ainsi que les accidents, pénétrer le travail. Il estime que l’acteur connaît son rôle et il vous fait absolument confiance. Et moi j‘adore improviser, une fois que le personnage m’habite. Après, il faut connaître son texte et ne pas trop le décevoir parce qu’il met la barre haut, et il a bien raison. Et puis, il fait un cinéma varié. Il est prolifique mais ne fait jamais le même film. Un peu comme Ozon.
Pourriez-vous nous parler de Louise Abbéma, peintre, graveuse et sculptrice française et amante de Sarah Bernhardt que vous incarnez à l’écran ?
Il y avait tout une sorte de bestiaire autour de Sarah Bernhardt, et Louise Abbéma, qui était une animale étrange, en faisait partie. Même si je ne raffole pas de sa peinture, ce qui est très intéressant avec elle, c’est son geste artistique. Elle précède en quelque sorte Louise Bourgeois. C’est une gamine qui, au 19e siècle, dit à son père : “Je ne me marierai jamais. » Et son père lui a répondu : “Très bien, ma fille”. Je trouve que c’est incroyable pour l’époque. Elle est une sorte d’hybride, avec un père était un aristocrate, petit-fils naturel de Louis XV une grand-mère actrice de la Comédie-Française, Louise Conte. Cette Louise Abbéma que j’appelais « Louise Abimée », durant le tournage, avait une ouverture d’esprit très moderne. Elle se savait lesbienne très jeune. Elle a vécu dans un atelier à Montmartre, bien avant Picasso et le “Bateau-Lavoir”. Tout était atypique chez elle, et elle avait tout pour plaire à Sarah. C’est un sacré phénomène, une iconoclaste comme Sarah.
Avec sa mini frange et son audace, elle était punk avant l’heure…
Complètement. Je pense que Pete Doherty et Siouxsie Sioux l’auraient adorée. Elle était hors norme. C’était un “freak », comme Sarah Bernhardt, Guillaume Nicloux ou le chef d’orchestre Teodor Currentzis, avec lequel je travaille. Moi-même, j’aimerais toujours être un freak. Être un freak, pour moi, c’est simplement accepter que l’étrange vous envahisse. Et c’est l’ultime compliment dans ma bouche.
“Je ne suis pas là pour plaire.” Amira Casar
Vous êtes aussi une iconoclaste, notamment par vos choix de films.
Je n’appartiens à aucune famille de cinéma. Je suis une sorte d’électron libre. Et c’est vrai qu’en France, ça fonctionne beaucoup en termes de groupes, de clans. Je fais mon chemin et puis je ne suis pas là pour plaire, ce n’est pas mon but de plaire à tout le monde. Je sais qu’il y a des gens qui ne m’aiment pas et je m’en fiche complètement. Peut-être plus jeune, ça pouvait me blesser, mais plus maintenant. Je ne veux pas plaire coûte que coûte à tout le monde car ça voudrait dire perdre ma personnalité, mon identité propre. Je voudrais juste pouvoir être le plus authentique possible dans l’instant et dans l’échange que j’ai avec la personne qui est face à moi. Ce côté policé et binaire de l’époque ne me plaît pas. Ce n’est pas ça la réalité. Les gens, pour la plupart, font tout pour être normaux et pareils, en conformité avec ce que la société demande d’eux. Je ne suis pas là-dedans. D’ailleurs, je ne suis pas sur les réseaux sociaux, je trouve ça très néfaste pour les acteurs. Les acteurs, à mes yeux, ont tout (soit l’énigme de leur mystère) à perdre à y être.
Louise Abbéma faisait partie de ces femmes que l’histoire de l’art a oubliées…Y avait-il une volonté de votre part de remettre ce type de figures en lumière ?
Oui, Louise Abbéma est l’une de ces femmes alors qu’il y a des tableaux d’elle dans les escaliers et les couloirs des loges de la Comédie-Française. Elle avait eu pour commission de peindre toutes les femmes artistes de son époque. Elle était donc connue de son vivant avant d’avoir été oubliée puis réhabilitée grâce à l’exposition de Sarah Bernhardt au Petit Palais, en 2023. Les femmes peintres sont en effet nombreuses à avoir été oubliées. Je pense à Sophonisbe Anguissola, qui était la peintre officielle d’Élisabeth de Valois lorsqu’elle épouse Philippe II et qui a fait toute la marche de Naples à l’Espagne, à pied, à la peintre italienne Artemisia Gentileschi, à la grande Louise Moillon, qui a peint des natures mortes exquises, exposées au Louvre. Mais aussi à Élisabeth Vigée Le Brun. Heureusement, certaines d’entre elles ont été réhabilitées à l’image de la peintre Rosa Bonheur et de l’immense photographe surréaliste, Dora Maar qui a enfin eu droit à une rétrospective au Centre Pompidou, en 2019.
“Il y peut y avoir un côté univoque dans le cinéma français. Si vous avez une gueule tragique, on pense que vous ne pouvez pas être drôle.” Amira Casar
Vous jouez souvent des personnages de femmes assez indépendantes et pas objectifiées, à l’image de votre rôle dans Anatomie de l’enfer de Catherine Breillat avec Rocco Siffredi ou dans Visions avec Diane Kruger ?
Quand on vous propose un rôle, c’est un tel privilège de pouvoir incarner quelqu’un d’autre, que je ne me pose pas des questions comme : « Est-ce qu’elle est lesbienne ? De quel pays vient-elle ? De quelle religion est-elle ? » J’ai eu la chance de jouer les trois religions cardinales et de pouvoir incarner des femmes très différentes et parfois bizarres. Je rêve surtout de rôles avec de la profondeur, même si c’est une comédie. Mais on me propose peu de comédies (alors que j’adore ça et que je suis rentrée au Conservatoire avec Le Dindon de Feydeau) parce qu’il y peut y avoir un côté univoque dans le cinéma français. Si vous avez une gueule tragique, alors, on pense que vous ne pouvez pas être drôle.
Comment choisissez-vous vos rôles ?
J’ai envie de travailler avec des gens qui vont explorer l’âme humaine. Je suis un corps qui propose. Et je propose beaucoup d’idées à un metteur en scène, mais je suis aussi obéissante. Après, j’écoute avec une oreille. J’ai appris ça de Peter Brook car j’ai quelques amis qui ont travaillé avec lui. J’aime beaucoup écouter les indications d’un metteur en scène avec une oreille entière, car mon autre oreille, est celle de l’invention, de l’investigation du rôle. Un cinéaste connaît son film. Mais, même si on se laisse guider, c’est intéressant de laisser le hasard pénétrer l’instant. Je considère le réalisateur comme un guide spirituel ou artistique.
“Aujourd’hui, on fait du pré-mâché. On veut que tout le monde comprenne tout, tout de suite.” Amira Casar
Quels sont les films qui vous attirent ?
J’adore les films, qui comme ceux de Bergman, mettent le doigt sur des situations douloureuses en les investiguant d’une façon pas cliché. Il y a dans ses films, plusieurs strates de compréhension. Et comme l’a dit récemment le plasticien et homme de théâtre italien Romeo Castellucci dans une interview, il faut qu’il y ait des trous dans l’art. Je trouve cette expression géniale, parce qu’aujourd’hui, on fait du pré-mâché. On veut que tout le monde comprenne tout, tout de suite. Mais dans la vie, on ne comprend pas tout. On veut rendre les choses sans aspérité ni mystère, et je pense qu’il faut qu’il y ait de l’abstraction dans l’art, des choses qui nous échappent. Et puis j’aime les contrastes. Je suis une actrice qui va aller vers les contrastes. J’ai la chance de pouvoir déployer mon instrument dans plusieurs disciplines : théâtre, performances musicales, lectures, opéra, oratorio, podcasts…
À quel point jouer dans Call Me by Your Name (2018) de Luca Guadagnino a changé l’image que les gens avaient de vous ?
Je ne m’encombre absolument pas de l’image qu’on peut avoir de moi. Il y a des gens qui vont croire que je suis sophistiquée, d’autres que je suis trash ou grande gueule. Je ne peux pas m’encombrer de l’image que je renvoie. Je me suis débarrassée de ça avec le temps. Donc, je ne sais pas ce que je dégage. Après, j’ai aimé le rôle, son intimité, et le fait que ce soit une femme très permissive. J’aimais bien jouer cette mère qui, finalement, dit à son fils : “Vas-y, va vivre, va goûter à tout, baise, sors, essaies des choses.” Et en même temps, il y avait une espèce de mélancolie intérieure dans ce rôle. Parce que j’imagine que les mères qui vivent leur dernier été avec leur enfant, sont tristes à l’idée que ce soit la dernière fois. Il y a un deuil là-dedans, au moment où l’enfant devient l’adulte et quitte le nid.
La scène où vous consolez votre fils, incarné par Timothée Chalamet, est devenue culte…
Oui, j’ai reçu des témoignages de garçons et de filles qui m’ont dit : “Moi, la scène de la voiture, quand elle va chercher Elio, ça s’est passé comme ça avec ma mère.” D’autres qui m’ont dit : “Ça ne s’est pas passé comme ça” ou alors “J’aurais aimé que ça se passe comme ça.” Ce n’était pas écrit dans le scénario que je devais lui caresser la tête, lors de cette scène, mais mon fils, Elio (Timothée Chalamet) était si triste que ça me fendait le cœur de le voir pleurer comme ça. Peut-être que ce geste, non verbal, disait beaucoup plus que la parole, finalement.
“Timothée Chalamet était à la fois insolent, respectueux, magnifique, avec un corps vivant. On a adoré jouer ensemble.” Amira Casar
Avez-vous senti que Timothée Chalamet, qui était alors peu connu, allait devenir un phénomène ?
Oui, je l’ai complètement senti. Cela faisait 20 minutes que je découvrais Timothée, un mois avant le tournage et j’ai dit à Luca (Guadagnino) : Tu as un poney incroyable. Et moi, j’adore les poneys (rires). Il était à la fois insolent, respectueux, magnifique, avec un corps vivant. On a adoré jouer ensemble. C’est un acteur phénoménal. Il a un talent immense et cette peau lumineuse. La caméra l’aime. C’est un gentil garçon et j’ai vraiment adoré jouer avec lui. Il me disait tout le temps que je lui faisais penser à une actrice de Jean Renoir. C’était très fluide entre nous.
Cette année on vous a vue dans la série La Maison. Pourriez-vous nous parler de votre rôle dans ce show diffusé sur Apple TV+ ?
J’ai beaucoup aimé jouer une femme qui n’est pas une mère, parce que je trouve que les filles comme moi, qui n’ont pas voulu d’enfants, nous sommes sous-représentées au cinéma. Moi, je pense que ça aurait été un crime que j’ai des enfants parce que je ne m’en serais pas occupée. Comme j’aime mon métier à la folie et que c’est une vocation pour moi – telle une religieuse -, je n’aurais pas eu le temps d’élever un enfant. À cinq ans, je savais que je ne serais pas mère. Mais plusieurs fois, quand j’étais plus jeune, on m’a fait sentir que j’étais anormale. Pour revenir au personnage que je joue dans La Maison, Perle Foster, elle a été la muse de Vincent Ledu (joué par Lambert Wilson, que j’adore). Mais elle n’est pas qu’une muse. En fait, elle remplit toutes les fonctions qu’une femme peut remplir dans la vie d’un homme. Elle est un peu la femme de Vincent (qui est homosexuel), sa girlfriend, sa collaboratrice… Elle lui fournit des idées nouvelles et lui apporte de l’énergie alors que sa maison de couture est sur une pente descendante. C’est elle qui va redonner du prestige à la maison. Son rôle est indéfini et elle en souffre. Elle entre dans une famille puissante à la tête d’une grande maison de couture, mais on refuse de lui attribuer le rôle de directrice qu elle mérite en raison de ses compétences. J’ai trouvé ça très beau de jouer un être qui est sans cesse humilié parce qu’on lui fait sentir qu’elle n’est pas du même milieu que la famille Ledu. Elle cultive donc un complexe d’infériorité, un complexe social, qui la taraude, tout en voulant les rênes du pouvoir.
C’est quelque chose qui vous parle ?
Non, moi je suis partout et nulle part. Je vais, je viens, je voyage. Je me sens profondément française, mais aussi anglaise, irlandaise, kurde, russe. Je me sens bien partout, parce que je suis issue d’une famille qui voyageait énormément. C’est une vraie richesse d’avoir entendu dans ma vie beaucoup de langues différentes.
“C’est Helmut Newton qui m’a découverte sur une plage. Il m’a dit que je lui faisais penser à une jeune Joan Crawford.” Amira Casar
La Maison parle de mode, un milieu dans lequel vous avez débuté en tant que mannequin…
J’ai toujours voulu être actrice mais c’est vrai que j’ai débuté dans la mode. C’est Helmut Newton qui m’a découverte sur une plage. Il m’a dit que je lui faisais penser à une jeune Joan Crawford. Je n’aimais pas trop mon corps et je portais des maillots vintages. J’avais un look boyish avec des cheveux très courts, coupés chez Vidal Sassoon, avec la nuque rasée. Je me souviens avoir économisé pour m’acheter un maillot Alaïa en coton élasthanne, très années 20, qui à l’époque coûtait 30 pounds (environ 36 euros). Je l’ai toujours d’ailleurs. Mes cheveux étaient gominés et coiffés en arrière. Helmut Newton, après notre rencontre, a demandé la permission à mon père de me photographier. Très ouvert d’esprit et féministe, mon père, a accepté. Mon père a sans cesse répété à ses trois filles : “Ne vous mariez pas si vous ne le voulez pas. N’ayez pas d’enfant si vous ne le voulez pas. Payez tout vous-même. Ne comptez que sur le mérite et le talent.” Je trouve que c’est un cadeau formidable, qui m’a donné la liberté de ne pas avoir peur. C’étaient des instructions vitales !
Après Helmut Newton, il y a eu Karl Lagerfeld…
Oui, Karl m’a vue avec Helmut et il me croisait tout le temps au cinéma. Il pensait que j’étais un jeune homme et me disait que je ressemblais à un tableau de Tissot. Il m’a vue grandir puis m’a fait faire un défilé Chanel en mini Inès de la Fressange. Tout a commencé comme ça. J’ai aussi travaillé avec Dominique Issermann, Paolo Roversi, Jean Paul Gaultier et Martin Margiela. Des gens très ouverts d’esprit qui savaient qu’il y avait une actrice en moi. J’ai travaillé pour de très belles maisons comme Helmut Lang, Moschino, Prada, Dolce & Gabbana, Yves Saint Laurent (devenue la maison Saint Laurent)… Et J’ai fait beaucoup de campagnes très prestigieuses. Mais j’étais petite : je faisais 10 centimètres de moins que les autres. Et je ne suis pas une bête de mode. J’aime le style, les beaux tissus, ce que les créateurs font avec le corps. Et je pense être une sorte d’esthète. Disons que j’aime les arts décoratifs et la mode rentre là-dedans, pour moi.
“Je prends mon métier au sérieux, mais j’essaie de ne pas me prendre trop au sérieux. Je ne suis pas hors-sol.” Amira Casar
Qu’est-ce que la mode vous a appris ?
Quand j’étais jeune mannequin, j’ai appris à arriver à l’heure, à avoir une rigueur de folie, à venir avec mon mascara, mon eyeliner, mon collant, mes chaussettes, une paire de chaussures et ma brosse. J’ai aussi beaucoup voyagé seule, partout dans le monde. Et on ne doit pas rater de vols. Il faut être sérieux. Après, je prends mon métier au sérieux, mais j’essaie de ne pas me prendre trop au sérieux. Je ne suis pas hors-sol. J’aime les belles choses, mais je peux tourner dans des conditions qui ne sont pas toujours faciles : me lever tôt, faire des sacrifices et des choses très physiques. J’aime aussi faire les choses moi- même. Sur un tournage, je me fais mon sandwich, je me balade de mon côté, et je sais être autonome. J’aime bien être concrète.
Quels sont vos projets ?
Je viens de tourner un film aux Açores avec une réalisatrice américaine intitulé Honeyjoon sur une veuve qui part en voyage et se réconcilie avec sa fille. Mais j’ai aussi des projets en dehors du cinéma. Mes collaborations avec les plasticiens et les musiciens et chefs d’orchestres sont d’une grande richesse pour moi. En février 2025, je vais jouer dans l’opéra de Purcell The Indian Queen, que j’avais fait en 2023 au festival de Salzburg et dont je suis la narratrice, à la Philharmonie de Berlin. C’est le rêve de ma vie.
Sarah Bernhardt, la divine (2024) de Guillaume Nicloux, avec Amira Casar, Sandrine Kiberlain et Laurent Lafitte, au cinéma le 18 décembre 2024.