Rirkrit Tiravanija, le cuisinier de l’art exposé à LUMA Arles
Au début des années 90, Rirkrit Tiravanija déconcerte le milieu de l’art en investissant l’espace stérile du White cube pour y faire la cuisine. Depuis, il continue à créer ses “situations” invitant à d’autres formes de relations humaines. À travers ses œuvres, exposées encore quelques jours à LUMA Arles (jusqu’au 3 novembre 2024), Tiravanija questionne avec acuité l’autorité des conceptions occidentales et celle des pouvoirs politiques ou économiques.
Texte par Thibaut Wychowanok.
Portraits Pakbae.
Rirkrit Tiravanija : quand l’art investit les fourneaux
En ce mois de février de l’année 1990, les New-Yorkais assez curieux pour se rendre au vernissage de la première exposition de Rirkrit Tiravanija à la galerie Paula Allen eurent la surprise de découvrir, pour toute œuvre, une série de woks électriques installés sur des caisses en bois. L’artiste, lui, était introuvable. En retard, il allait bientôt faire son entrée, accompagné de quelques amis chargés de sacs de provisions.
Le petit groupe en sortit tranquillement des ingrédients et s’attela à préparer pour l’assistance des pad thaïs, le plat national thaïlandais. Tiravanija fut évidemment pris pour le traiteur de la soirée. Et les invités d’attendre une œuvre qu’ils ne voyaient pas venir… puisque l’œuvre, c’était eux, c’était lui, c’était la situation – un terme que l’artiste utilise encore pour décrire ses pièces. Depuis, on a souvent résumé Tiravanija, originaire de Thaïlande mais né à Buenos Aires et vivant entre Berlin, New York et Bangkok, au “cuisinier du monde de l’art”.
“J’ai trouvé dans la nourriture un moyen commun de créer des conditions et des expériences de communication qui n’impliquent pas nécessairement le langage, mais qui ont une dimension spirituelle.”
Rirkrit Tiravanija
Et, dans ce petit coup d’éclat, on a vu la réalisation concrète de la définition que donnait Andy Warhol de l’artiste : “Toute personne qui sait bien faire quelque chose, comme de savoir cuisiner.” En réalité, peu importait que Tiravanija cuisine bien, et même qu’il soit aux fourneaux. D’ailleurs, les jours suivants, l’artiste ne cuisina plus, et la suite de l’exposition consista en la simple présentation des woks sales et de la vaisselle usagée.
On savait depuis Duchamp que tout objet pouvait faire œuvre, et, depuis les artistes pop, que la vie et l’art pouvaient ne faire qu’un. Mais personne n’avait encore fait œuvre avec un dîner partagé – car c’est bien davantage la relation établie le soir du vernissage que le plat lui-même qui importait à l’artiste. “J’ai trouvé dans la nourriture, explique-t-il, un moyen commun de créer des conditions et des expériences de communication qui n’impliquent pas nécessairement le langage, mais qui ont une dimension spirituelle. Dans l’acte collectif de cuisiner et de manger ensemble, j’espère qu’il est possible de dépasser les frontières physiques et imaginaires.”
Une rétrospective exceptionnelle à LUMA Arles
La rétrospective que consacre LUMA Arles, après le MoMA PS1 à New York, à Rirkrit Tiravanija permet de se replonger dans une multitude de situations dont, le plus souvent, ne demeurent que les artefacts. Ainsi, l’artiste ne réédite pas son expérience de 1990, mais nous laisse découvrir l’accumulation, sur trente ans, de tous les objets utilisés a chaque fois qu’il a rejoué cette performance.
Toute rétrospective d’un artiste de ce genre connaît la même limite, le même risque: la muséification, l’absence de l’œuvre-situation au profit d’objets-reliques beaucoup plus inoffensifs, aussi inopérants que des lointains souvenirs. Tiravanija ne le sait que trop et s’emploie depuis longtemps à s’y confronter, frontalement. D’abord, en perpétuant ses situations, même au sein d’une rétrospective institutionnelle.
À Arles, sa pièce Untitled 1993 (Café Deutschland) est ainsi rejouée à l’intérieur des espaces. Conçu en réaction a une série d’agressions violentes et xénophobes contre des membres de la communauté turque en Allemagne, ce café improvisé servant du café turc a été exposé pour la première fois à la Galerie Max Hetzler à Cologne en 1993. L’expérience collective d’un échange culturel vient ici répondre au risque d’un nationalisme radical.
“J’ai plus ou moins utilisé la cuisine comme base pour mener une attaque contre l’esthétique culturelle des attitudes occidentales à l’égard de la vie et des manières de la vivre.”
Rirkrit Tiravanija
Mais la stratégie anti-muséification de Tiravanija ne s’arrête pas là puisqu’il parvient à insuffler aux artefacts des situations passées une puissance politique et critique qui déjoue leur potentiel statut de reliques inopérantes. Les musées occidentaux présentent les bouddhas thaïlandais dans des vitrines ou sur des socles, les privant ainsi de leur valeur d’usage, de leur réalité ? Il fera de même, avec une ironie mordante, avec les rebuts de ses performances. “J’ai plus ou moins utilisé la cuisine comme base pour mener une attaque contre l’esthétique culturelle des attitudes occidentales à l’égard de la vie et des manières de la vivre”, explique-t-il.
La cuisine pour dénoncer les préjugés et les structures du marché de l’art contemporain
C’est en regardant une vidéo de l’artiste Martha Rosler, The East Is Red, The West Is Bending (1977), que Tiravanija découvre l’existence aux États-Unis du wok électrique West Bend, qui venait d’être mis sur le marché. Rosler en tire une satire géopolitique. Lui en use pour “réfléchir à cette idée de la transformation d’une altérité culturelle en un objet électrique accessible à tout le monde”.
Certains seront moulés en plâtre, en résine, en métal ou en céramique, devenant des objets “bâtards”. Cette hybridité et cet usage du déplacement (la cuisine ou le café dans un lieu d’art, le wok comme statue ou céramique) sont au cœur de la stratégie critique de Tiravanija.
L’objet ou la situation sortis de leur contexte originel viennent contaminer et perturber le nouveau milieu où ils s’insèrent, révélant d’autant mieux – par différence – leurs spécificités d’origine et celles de ce nouveau contexte. Avec Untitled 1990 (Pad Thai), c’est tous les préjugés et les structures du système de l’art qui sont exposés : ce qu’on attend d’une œuvre ou d’un artiste (qu’on prend, s’il n’y répond pas, pour un traiteur asiatique).
Le déplacement acquiert une tout autre forme avec Untitled 2017 (558 Broome St. the Future Is Chrome). Tiravanija reconstitue une de ses expositions présentées en 1994 chez Gavin Brown’s enterprise, une galerie située à Broome Street, à New York. Il y dialoguait avec Andy Warhol. Près de vingt ans plus tard, il recrée l’espace à l’échelle et coule les œuvres d’art de l’exposition dans de l’argile, qu’il émaille d’une patine chromée. L’artiste doit aussi sa notoriété à ses réanimations. “Il y a des idées qui ont été diffusées dans le monde de la culture et qu’il me semble important de citer, de présenter à nouveau ou d’interroger à nouveau”, explique-t-il.
Communisme, militantisme… Le travail engagé de Rirkrit Tiravanija
La rétrospective arlésienne laisse par ailleurs une grande place aux œuvres plus facilement identifiables comme étant politiques. On retrouve l’une de ses fameuses tables de ping-pong, réactivation (encore) d’un projet de 1970 de l’artiste Július Koller. La Tchécoslovaquie est alors communiste et les grands rassemblements y étaient interdits. Koller proposait donc au public de rejoindre officiellement un club de ping-pong pour lui permettre d’échanger autour de la table.
Dans sa vidéo Untitled 2015 (Bangkok Boogie Woogie, No. 2), c’est cette fois-ci le gouvernement thaïlandais qui est visé. En mai 2010, des manifestations antigouvernementales prennent fin avec l’attaque par l’armée des campements de manifestants. La vague de violence émeut le monde entier, et les images des contestataires juchés sur des barricades de pneus de voiture ou occupés à les enflammer avec des cocktails Molotov font le tour du monde.
Pour sa vidéo, Tiravanija a mis le feu à des moulages en bronze de pneus recouverts de pétrole avant de les filmer en train de rouler dans une galerie vide. “Certaines idées doivent être présentées à nouveau”, disait-il. Rirkrit Tiravanija a choisi d’intituler sa rétrospective “A Lot of People”. La mention est présente sur les cartels de certaines œuvres puisqu’il faut en effet pas mal de monde pour organiser un dîner.
À l’inverse, sa précédente rétrospective de 2005 tablait sur l’absence. Il n’y avait rien à voir, à part des dates et des noms d’œuvres sur les murs. Mais, pour autant, il n’y avait pas « personne ». Tiravanija avait confié le récit de ses expositions passées à des conférenciers du couvent des Cordeliers. Là encore, pour exister, l’œuvre nécessitait la présence de pas mal de gens. L’artiste, lui, pouvait être absent. C’est aussi à ce désengagement de l’auteur que Tiravanija semble travailler depuis maintenant plusieurs décennies.
Exposition “Rirkrit Tiravanija. A Lot of People”, jusqu’au 3 novembre 2024 à LUMA Arles, Arles.