26 nov 2019

Qui est Thu-Van Tran, l’artiste qui représente l’invisible ?

De la sculpture à la peinture, en passant par le film et même la poésie, Thu-Van Tran fait cohabiter dans ses œuvres le matériel et l’immatériel dans un équilibre remarquable. Âgée de 40 ans, cette artiste franco-vietnamienne présente pour la première fois son travail à la galerie Almine Rech, jusqu'au 11 janvier : l’occasion de revenir sur les lignes fortes de son œuvre.

Au cœur des rapports entre dominants et dominés

 

Retour en 1979 : le Viêt Nam se remet à peine de la terrible guerre qui s’est achevée quatre ans auparavant. Dévasté et fracturé par ce conflit long de vingt années, auquel des millions d’habitants succombèrent, le pays se trouve plongé dans une grande famine qui rend les conditions d’existence des survivants extrêmement dures à l’heure de la réunification. C’est dans ce contexte que Thu-Van Tran voit le jour à Hô Chi Minh-Ville, ce qui conduit ses parents à quitter le pays pour la France deux ans plus tard.

 

 

“Notre identité se crée sur des résistances et des clivages : ce sont ces tensions que j’essaie de recréer dans le champ de l’art.”

 

 

Forte de son expérience en tant qu’immigrée dans la ville de Dunkerque, la jeune Thu-Van se préoccupe rapidement du sort des personnes opprimées par le système et la société, et développe un vif intérêt pour la lutte des classes. Selon elle, toutes ces expériences subies de la domination ont en commun la manière dont elles façonnent l’individu : “Notre identité se crée sur ces résistances et ces clivages : ce sont ces forces contiguës, ces tensions, que j’essaie de recréer dans le champ de l’art.” Inspirée par un texte de Marguerite Duras, l’artiste se plonge par exemple dans l’histoire d’une communauté ouvrière de Boulogne-Billancourt au moment de la fermeture des usines Renault : reprenant la forme de la porte d’entrée des usines, elle en tire une sculpture qu’elle édifie au cœur de la Maison Rouge en 2010.

Thu-Van Tran, “Pénétrable – Rainforest #1, #2 et #3” (2019). Vue de l’exposition de Thu-Van Tran, “Trail Dust” à la galerie Almine Rech. © Thu Van Tran. Photo : Rebecca Fanuele. Courtesy of the Artist and Almine Rech.

Mais les traces du pays d’origine ne sont jamais loin. Voyageant régulièrement au Viêt Nam pour rendre visite à sa famille, Thu-Van Tran est constamment habitée par son territoire “moite et tropical”, qui peuple son imaginaire et ses rêves. Cette approche très personnelle de son pays natal l’amène alors à réexaminer l’histoire qui la relie à son pays d’adoption. Marqueur de la puissance coloniale française sur le territoire vietnamien, la culture de l’hévéa (l’arbre à caoutchouc) inspire particulièrement l’artiste, qui retranscrit les conséquences délétères de cette activité sur la population du pays à travers des vidéos, des sculptures ou des peintures murales. À l’aide du latex extrait de l’hévéa, elle réalise notamment ses Pénétrables, de grands rideaux translucides qu’elle agrémente de traînées de pigments colorés, que l'on voit pour la première fois collés sur toile dans sa nouvelle exposition.

La sculpture, réceptacle de la mémoire

 

Nuages en céramique dans l’une des salles de la galerie Almine Rech, feuilles tropicales en bronze dans une autre : dans cet espace parisien, Thu-Van Tran compose depuis le 23 novembre un paysage étrangement familier. Au Crédac, il y a quelques mois, elle disposait 82 tortues de cire qui, réunies, pastichaient les stèles en pierre d’un temple de Hanoï ; cette fois-ci, c’est une trentaine de petites tortues en céramique que l’artiste dispose sur socle, chacune couverte d’une page blanche. Médium privilégié de Thu-Van Tran, la sculpture lui permet d’exprimer l’histoire, notion qui lui est si chère, notamment à travers les matériaux eux-mêmes et leurs conditions d’extraction : “travailler avec un matériau, c’est accepter sa dramaturgie, son histoire, ses symboles, en révélant ses contraintes physiques propres”, déclare l’artiste, qui façonne aussi bien le caoutchouc et la cire que le bronze et le plâtre. Récemment, elle explorait les serres du jardin d’Auteuil pour y sélectionner des plantes tropicales, ensuite moulées et brûlées à l’aide du bronze en fusion : derrière cet acte de pétrification, la plasticienne matérialise les rémanences d’une histoire coloniale que symbolisent toujours ces lieux d’exposition d’une flore exotique.

 

 

“Tout mon travail est histoire d’empreinte, qu’il s’agisse d’un contact direct ou d’une retranscription symbolique des choses.”

 

 

Cet intérêt pour la matière et ses nombreuses possibilités, Thu-Van Tran le développe dès l’âge de 17 ans lorsqu’elle rejoint les Compagnons du devoir en fonderie pour apprendre toutes les techniques du moulage, en même temps que l’École des beaux-arts de Paris où elle pratique notamment la céramique. Ces disciplines nourrissent sa conception plurielle de la sculpture : on y retrouve à la fois un rapport essentialiste à la matière et à l'objet tel que l'a prôné le minimalisme américain, combiné à une approche plus sensible et émotionnelle rappelant la philosophie de l'arte povera. “Tout mon travail est histoire d’empreinte, explique-t-elle, “qu’il s’agisse d’un contact direct ou d’une retranscription symbolique des choses.” Une constante qui traverse tout son travail, jusqu'à s’incarner dans un monument public que l’artiste filme pour son caractère idéologique. Car, même derrière ces fragments de statues oubliées, la marque indélébile du passé est toujours bien présente.

Thu-Van Tran, “82 tortues me disent” (2019). Vue du Crédac, Ivry-sur-Seine

Matérialiser l’immatériel

 

En juin 2013, alors que la célèbre foire Art Basel bat son plein à Bâle, on découvre sur le stand de la galerie Meessen De Clercq une installation éveillant la curiosité : un stock d’exemplaires d’un livre de poche, empilés sur une palette et mis à la disposition des visiteurs, en face duquel sont alignées au mur des pages de ce livre, dans un dégradé de tons du plus clair au noir illisible. Avec cette mise en scène, Thu-Van Tran réalise l'illustration parfaite de l’oscillation permanente entre le matériel et l’immatériel qui régit son œuvre. Pour ce projet, l’artiste a proposé sa libre interprétation de l’ouvrage Heart of Darkness, le texte original de Joseph Conrad faisant écho à sa propre expérience. En vue de donner à ce travail linguistique une dimension plastique, elle a donc présenté des extraits du livre en y matérialisant explicitement son titre – Au plus profond du noir – par des impressions en nuances de gris.

 

 

Thu-Van Tran voit dans la langue l’expression d’une identité, d’une culture, et un pouvoir d’affranchissement.

 

 

“La langue est ce qui structure notre pensée dès l’origine, explique Thu-Van Tran, qui y voit à la fois l’expression d’une identité, d’une culture, et un pouvoir d’affranchissement – autant d’éléments qu’elle retrouve également dans la gestuelle. Mais comment extraire de ces deux modes d’expression proprement immatériels une œuvre plastique ? L’artiste ne cesse justement d’explorer les différentes solutions possibles : l’alphabet vietnamien est représenté évidé jusqu’à ne plus être lisible, les lettres du mot “welcome” moulées dans le plâtre se retrouvent brisées et éparpillées dans l’espace du Centre Pompidou, pour l’exposition des finalistes au prix Duchamp 2018… Le geste de récolte du caoutchouc, associé au poing de la rébellion dans l’œuvre De Récolte à Révolte (2016), est quant à lui modelé dans le bronze ou la cire : là aussi, Thu-Van Tran cherche à pérenniser l’énergie émancipatrice.

Présentée jusqu’au 21 décembre, sa première exposition à la galerie Almine Rech se fait un nouveau manifeste de cet équilibre entre le concret et l’abstrait, entre le tangible et le spirituel. Pour synthétiser les paradoxes de son œuvre, Thu-Van Tran l’intitule Trail Dust (“traînée de poussière”), énonciation du décalage temporel entre un moment qui, bien qu’éphémère, va marquer la mémoire pour toujours. Conjointement à ses sculptures, elle y présente aussi de nouveaux dessins au graphite représentant de denses nuées maculées de couleurs, qui évoquent aussi bien le tragique souvenir des explosions destructrices liées au napalm que le sublime romantique des éruptions volcaniques. Selon l’artiste, cette esthétique du contraste trouve son écho dans la façon dont l’esprit humain évolue, entre le conscient et l’inconscient : “Je pense que notre vie doit être faite d’une harmonie entre les deux et que les deux doivent trouver leur place.” Rendez-vous jusqu’au 21 décembre à la galerie Almine Rech pour constater la puissance féconde de ces énergies complémentaires.

 

Thu-Van Tran, Trail Dust, du 23 novembre 2019 au 11 janvier 2020 à la galerie Almine Rech, Paris 3e.

Thu-Van Tran, “Rainbow Herbicides” et “At a Tortoise’s Pace” (2019). Vue de l’exposition de Thu-Van Tran, “Trail Dust” à la galerie Almine Rech. © Thu Van Tran. Photo : Rebecca Fanuele. Courtesy of the Artist and Almine Rech