7 fév 2020

Qui est Salomé Chatriot, la Dr Frankenstein de l’art?

Adoubée par Orlan, qui lui décerne l’Opline Prize en 2019, l’artiste Salomé Chatriot invente un monde où le vivant, les machines et la technologie se confondent pour ne composer plus qu’une vaste cosmologie, à la frontière du réel et du virtuel. Entre modélisation 3D, sculptures, performances et installations interactives, retour sur la pratique d’une jeune Française prometteuse, exposée jusqu’au 15 février à la New Galerie.

Salomé Chatriot, “H.1 (Harlequin)”, 2019 . Vue chez Nicoletti contemporary. Exposée actuellement à la New Galerie. 
Impression sur plexiglass, aluminium, 125 x 316 cm. Courtesy Nicoletti Contemporary et l’artiste. Produites pour l’exposition solo Salomé Chatriot , Samuel Fasse W.S//

Cette passion presque innée pour la machine, Salomé Chatriot la tient en vérité de la famille dans laquelle elle a grandi. Une mère sculptrice, un frère programmeur informatique, qu’elle regardait coder pendant des heures, mais surtout un père pilote de rallye dont les anecdotes hors du commun nourrissent son imaginaire : à 5 ans, la jeune fille monte dans sa première voiture de course, à 12 ans, elle parcourt la route avec lui sur une moto. “J’ai toujours été fascinée par la domination de l’homme sur la machine”, explique l’artiste, qui emploie d’ailleurs volontiers le vocabulaire et les outils de la mécanique automobile dans son propre travail plastique.

 

Dès ses études à l’ECAL, l’artiste prend pour habitude de réaliser la totalité de ses œuvres toute seule, du début à la fin : ici, elle intègre un micro-processeur et un spiromètre, là, un turbo alternateur et système DEL… Une débrouille qui l’amène à se qualifier elle-même comme un “Docteur Frankenstein un peu tech” et lui permet rapidement d’acquérir un savoir-faire technique fort convoité par les marques, qui lui commandent vidéos et installations interactives. Si son parcours et son obsession pour la technologie pourraient limiter Salomé Chatriot au domaine du design, ils lui permettent finalement d’adopter la double casquette. Pour preuve, elle est à ce jour la seule étudiante de sa promotion de l’ECAL à avoir fait carrière en tant qu’artiste. 

Mêler l’organique à la froideur technologique

 

Lisses, complexes et parfois lourdes, les machines et la technologie peuvent toutefois donner aux œuvres d’art un caractère hermétique voire repoussant. Salomé Chatriot le sait bien. Soucieuse de contrecarrer la froideur du mécanique, de l’image virtuelle et du préfabriqué, elle s’attache à enrober ses créations de la poésie de son univers et de la douceur formelle du vivant. Dominés par les teintes beiges, rosées et violacées de la chair, habités par des volumes dont l’aspect rappelle la viscosité des organes et les lignes courbes des membres du corps humain, ses paysages modélisés en 3D composent d’étranges labyrinthes organiques où l’on discerne même, parfois, un fragment de sein, un boyau, une main ou une vulve. Dans ses sculptures, Salomé Chatriot rappelle tantôt la texture de l’épiderme en coulant ses structures dans la résine, tantôt le gonflement du cœur et des poumons par des volumes gonflables en non-tissé Tyvek. Récemment, elle a même commencé à utiliser la galalithe, un plastique polymère élaboré à partir du lait : loin d’être choisi par hasard, ce liquide originel (et maternel) porte avec lui tous les mythes qui ont édifié sa cosmologie. Ainsi, les nombreux symboles du lait qui inspirent Salomé Chatriot attribuent à ses œuvres toute leur puissance d’incarnation.

 

“Je déteste lorsque l’on m’enferme dans la case “artiste digitale””, affirme Salomé Chatriot. Une expression qui, selon elle, limite et appauvrit le fond de sa démarche. Il y a quelques années, cette catégorisation l’amène même à questionner et rejeter les notions centrales de son travail : “J’ai fait l’amalgame entre interaction et respiration, que j’ai mises de côté. Toutes les notions de féerie, de nymphes, de membranes, de matière, je les ai aussi mises de côté à ce moment-là, alors que je dessine des sirènes depuis que j’ai 5 ans !” Car ce sont bien des sirènes, des fées et autres créatures fantastiques anthropomorphes qui peuplent les œuvres de l’artiste. L’un de ses derniers projets est d’ailleurs baptisé Harlequin, en hommage au personnage de la commedia dell’arte : l’artiste s’inspire de son célèbre costume à empiècements de losange pour imaginer une peau rapiécée qui devient la base de ses compositions abstraites. Comme beaucoup de ses sources, cette image d’origine devient, selon ses mots, un “organe” qu’elle remanie à l’envi dans ses modélisations et ses sculptures : “Je trouve ça incroyable d’arriver à épuiser un même sujet, de sucer sa moelle épinière pour qu’il me donne encore de nouveaux résultats.” Partie intégrante de cette récente série, la flaque en plexiglas exposée à la New Galerie est d’ailleurs accrochée au mur sous forme de triptyque, comme pour inscrire subtilement son travail dans la vaste histoire de l’art pictural.

Une pratique tournée vers un avenir incertain

 

À la New Galerie jusqu’au 15 février prochain, Salomé Chatriot esquisse à travers ses deux œuvres sa vision d’un futur proche confondant réalité et fiction – un futur où les corps et les objets fusionnent, se distendent, s’étirent et se liquéfient, où l’image devient sculpturale et le virtuel devient matériel. Celles-ci traduisent un questionnement plastique sur le devenir des formes dans un monde en crise où se dessine peu à peu l’urgence de la survie, que partagent les six artistes contemporains présentés dans l’exposition “Soleil vert”. Imaginée à partir du roman de Harry Harrison et du film dystopique Soylent Green (1973) qui en a découlé – relatant l’histoire d’un New York submergé par la population et la pollution – , cette dernière montre comment les angoisses et incertitudes propres à notre époque se traduisent dans les nouvelles démarches, les formes, les matériaux et techniques artistiques.

 

Comment créer aujourd’hui lorsque l’on fait face à cette destruction progressive et inévitable de notre monde ? Si tout un pan de sa pratique est dématérialisé, Salomé Chatriot reconnaît tout de même être en proie à des paradoxes, consciente du spectre grandissant de la pollution numérique. Très prolifique dans la génération d’images, elle dit avoir besoin de fragmenter sa pratique sur tous types de médiums, de l’écran au disque dur externe en passant par les réseaux sociaux : “C’est comme si je misais sur toutes les pérennités différentes”, justifie cette grande adepte des supports éphémère. Quant à la question de l’inscription de son œuvre dans le temps, l’artiste n’est pas inquiète. “Ce qui m’importe avant tout est de créer une cosmologie, un univers qui serait comme l’extension de mon propre corps. (…) Car au-delà des œuvres, ce qui reste de l’art, ce sont les personnalités des artistes. On ressent leur essence à travers, par exemple, les légendes sur Picasso, les récits des cafés où se retrouvaient les surréalistes…  Finalement, ce qui reste, c’est l’histoire !” Une histoire dans laquelle la talentueuse Salomé Chatriot est en passe de se faire, à son tour, une place de choix.

 

Le travail de Salomé Chatriot est à voir dans l’exposition Soleil vert, présentée jusqu’au 15 février 2020 à la New Galerie, Paris 3e.

Salomé Chatriot, “Nymphose” (2019) en collaboration avec Filip-Andreas Skrapic. Extrait du triptyque vidéo. 300 x 100 x 10 cm. Galerie Charraudeau, Paris

Des méandres de peau humaine digitalisés et mêlés à un liquide turquoise forment une flaque imprimée sur plexiglas qui semble éclabousser le mur. Fragmentée en trois, cette forme abstraite dessine un nouveau tableau dans l’histoire des représentations du paysage : un paysage détaché du concret, où l’humain, la machine et la nature se confondent pour ne constituer plus qu’une entité régie par des tensions élastiques. Objet hybride à la frontière de la peinture, de la sculpture et de l’image numérique, cette œuvre sobrement baptisée H1 se présente, à l’entrée de la New Galerie, comme un manifeste incontestable de la création artistique d’aujourd’hui. Son auteure : l’artiste et designer française Salomé Chatriot.

 

“Un Docteur Frankenstein un peu tech”

 

Manipulation électronique, mécanique, code informatique, sculpture, performance ou encore modélisation 3D, cette jeune femme est ce que l’on peut appeler une “touche-à-tout”. Fascinée par les arts visuels et le design interactif, Salomé Chatriot entame à l’âge de 17 ans ses études de Media Interaction Design à la prestigieuse ECAL de Lausanne : si elle n’a à l’époque aucune connaissance technique des médiums qui l’intéressent, son abnégation et son vif désir de parvenir à mettre en forme ce qu’elle imagine seront salutaires. Après de nombreuses nuits blanches, des soirées passées à l’école après les cours, elle met au point l’une de ses premières créations majeures : une installation interactive activée par le contact de son pouls et sa respiration, qui provoque une réaction en chaîne et finit par souffler des bulles de savon. Aujourd’hui, elle considère que ce projet regroupe les éléments majeurs de sa démarche : le rapport essentiel au corps humain, la place de la respiration, l’intégration de l’image virtuelle et l’intervention de la mécanique et de la technologie en vue de créer un processus.