Pourquoi faut-il laisser l’art de Felix Gonzalez-Torres nous contaminer en 2020 ?
Afin de célébrer les trente ans de son œuvre “Untitled (Fortune Cookie Corner)”, faite d’un amas de biscuits de la fortune dans l’angle d’une pièce, les galeristes Andrea Rosen et David Zwirner ont eu une idée : rendre hommage à l’artiste américano-cubain Felix Gonzalez-Torres, disparu prématurément en 1996, à travers une exposition mondiale invitant 1000 personnes à exposer une version de l’œuvre dans le lieu de leur choix. Porteur d’un message puissant à l’heure de la pandémie de Covid-19, ce projet inédit invite à se replonger dans l’ensemble de l’œuvre de l’artiste qui se fait, trente ans plus tard, plus pertinent que jamais.
Par Matthieu Jacquet.
Discrètement mais sûrement, le propos de Felix Gonzalez-Torres se propage en silence au fil des années dans les institutions dont il occupe les murs, les sols et les parois, mais également chez les visiteurs qui le ramènent chez eux. Une “contamination” que l’artiste lui-même n’hésite pas à comparer à celle d’une maladie : “Je veux que [mon art] soit comme un virus appartenant à l’institution”, confiait-il à son confrère Joseph Kosuth dans une analogie recroisant précisément les sujets de ses créations et leur puissance de reproductibilité. Après sa mort prématurée à l’âge de 38 ans des suites, là encore, du sida, l’œuvre de Felix Gonzalez-Torres ne cessera de se diffuser, de s’exposer, d’être cité dans des recueils et autres publications, comme pour briser le silence sur ces fameuses “années sida”. À mesure que l’omerta sur la pandémie se fissure et ses réalités sont révélées au grand jour, son nom est légitimé, consacré jusqu’à devenir le symbole d’un activisme artistique authentique qui ne disait pas encore son nom.
“Je veux que [mon art] soit comme un virus appartenant à l’institution”
Nous voici de retour 30 ans plus tard, à l’heure où une nouvelle pandémie – la plus grave du XXIe siècle – vient de mettre pendant quelques mois le monde entier à l’arrêt. Alors que celle-ci cause déjà une entrée difficile dans la nouvelle décennie, l’année 2020 marque aussi le trentenaire de l’œuvre Untitled (Fortune Cookie Corner) de Felix Gonzalez-Torres. La coïncidence n’échappe pas à Andrea Rosen, qui l’avait exposée la première dans son espace new-yorkais. Afin de célébrer cet anniversaire, la galeriste ainsi que David Zwirner, qui représente également l’artiste, ont une idée : remettre au jour sa pensée en jouant, comme il le souhaitait lui-même, sur le pouvoir de multiplication de ses œuvres. Avec le concours de la Felix Gonzalez-Torres Foundation, l’initiative invite donc 1000 personnes du monde entier – artistes, galeristes, commissaires d’exposition, directeurs de musées ou de centres d’art – ayant connu ou fréquenté l’artiste à reproduire dans un lieu de leur choix cette installation en biscuits de fortune selon des critères précis. Exposées aux visiteurs participants depuis le 25 mai, les piles seront réapprovisionnées en biscuits au 14 juin puis démontées le 5 juillet, date à partir de laquelle les fortune cookies ne pourront plus être considérés comme faisant partie de l’œuvre.
De Rome à Séoul, de Stockholm à Los Angeles, de La Havane à Tel Aviv en passant par Caracas, Bruxelles et Shanghai, les plus grandes villes du monde se font donc actuellement les hôtes de ces nouvelles versions de l’œuvre, photographiées puis compilées sur le site de la galerie Andrea Rosen. En France, on peut également venir récupérer à son tour un biscuit dans l’espace de la New Galerie au cœur du Marais ou dans celui du Consortium, centre d’art de Dijon. Alors que le confinement a vu fleurir moult initiatives virtuelles faisant la promotion d’un art numérique accessible à tous, cette exposition transcontinentale défend donc à son tour une ubiquité de l’œuvre, capable à la fois d’envahir Instagram et d'être présente à plusieurs endroits simultanément, tout en préservant son expérience physique dont elle ne saurait se passer. “Avoir l’opportunité, particulièrement en ce moment, de réaliser que l’on participe à quelque chose qui a autant de sens est inspirant, et je pense que c’est réellement le fondement de la pratique de Félix : exploiter ce sentiment de générosité pour à la fois attirer et émouvoir les individus à travers leur implication”, confie Andrea Rosen à l’hebdomadaire The Observer.
La mémoire des centaines de milliers de victimes du Covid-19 résonne dans ces biscuits dont le cœur renferme les leçons d’un avenir incertain.
Car si Untitled (Fortune Cookie Corner) est, comme toute œuvre d’art se devrait d’être, libre d’interprétations, sa relecture à la lumière d’une crise sanitaire inédite ne peut s’abstraire du contexte actuel si pesant et aliénant. D’une même manière que l’on pouvait, à l’époque, lire dans ces objets accumulés la liste des morts du sida ou des Américains abattus par les armes à feu, la mémoire des centaines de milliers de victimes du Covid-19 résonne dans ces biscuits dont le cœur renferme les leçons d’un avenir incertain. Derrière sa connotation morbide se lit toutefois un message bien plus optimiste : la réalisation concrète d’une aspiration de l’art à l’universel qui, face à une tragédie inédite et mondiale, parvient à rappeler aux êtres humains l’importance d’être ensemble.
Felix Gonzalez-Torres, "Untitled" (Fortune Cookie Corner), 1990”, du 25 mai au 5 juillet dans de nombreuses villes du monde. Retrouvez la liste complète ici.
L’histoire nous ramène il y a trente ans, en 1990. Nous sommes alors au pic de la pandémie de sida, qui depuis le début des années 80 ne cesse de progresser : on estime à l’époque à un million le nombre de victimes de cette maladie dans le monde entier. Alors que l’expression “années sida” vient de faire son apparition en France dans l’hebdomadaire gay Gai Pied, l’artiste d’origine cubaine Felix Gonzalez-Torres expose pour la première fois dans la galerie Andrea Rosen à New York, qui commence tout juste à le représenter. Parmi ses œuvres, une installation fait mouche : un amas de plusieurs centaines de biscuits de la fortune (fortune cookies) empilés dans l’un des angles de la pièce. Chaque visiteur est invité à se servir, craquer en deux le biscuit et découvrir à l’intérieur une phrase lui présageant son futur proche, la conduite à suivre ou simplement sa philosophie inconsciente. “Vous édifiez votre propre fortune”, “votre générosité fera votre renommée” ou encore “n’ayez pas peur de faire ce grand pas” peuvent se lire sur ces maximes dactylographiées. Le lien de cette œuvre avec la crise sanitaire qui menace alors le pays, longtemps étouffée et stigmatisée par les médias, n’est encore que peu explicite. Il le deviendra pourtant rapidement à mesure que les installations de Felix Gonzalez-Torres continueront d’adopter ce même principe : l’accumulation.
Derrière le plaisir de l’expérience esthétique parfois gustative, l’art de Felix Gonzalez-Torres renferme en lui un goût d’amertume, de colère et de tristesse.
Dépourvues de titres, les œuvres de l’artiste se distinguent par les différents objets qu’il y entasse. Dans l’une, des centaines de feuilles de papier imprimées et empilées forment un bloc homogène, dans l’autre, ce sont des dizaines ampoules réparties sur une guirlande accrochée verticalement qui semblent s’effondrer au sol. En 1991, Felix Gonzalez-Torres perd son compagnon Ross Laycock des suites du sida et, quelques mois plus tard, dévoile Untitled (Portrait of Ross in L.A.), sa première installation faite exclusivement de 80 kilos de bonbons. Emballées dans du cellophane coloré, ces friandises portent la mémoire fragmentaire de son amant dont chaque visiteur peut emporter avec lui un morceau puis le déguster. Mais ces sucreries, présentes par centaines, sont aussi la triste incarnation des innombrables victimes du sida perdant la vie chaque jour, souvent dans le plus grand silence. Si ce deuil mondial et alarmant habitera par la suite de nombreuses installations similaires, les “candy pieces” signées par l’artiste cubain et reproduites partout dans le monde, il lui inspirera également d’autres propositions. En 1992, il assemble par exemple des milliers de perles en plastique pour composer un immense rideau translucide, teinté d’un rouge qui n’est pas sans évoquer celui de l’hémoglobine. Prolongé par l’action du public, l’art de Felix Gonzalez-Torres est ainsi participatif par essence sans être uniquement ludique. Derrière le plaisir de l’expérience esthétique parfois gustative, il renferme en lui un goût d’amertume, de colère et de tristesse auxquelles les ligues de vertu ne laissent encore que peu d’espace d’expression.