18 mai 2023

Comment Meriem Bennani est devenue l’une des artistes les plus fascinantes de sa génération

Meriem Bennani est l’une des artistes les plus influentes de sa génération. Et, pendant la pandémie, sa série de vidéos 2 Lizards a conquis le monde sur Instagram. Ses films, installations et environnements immersifs entrelacent les références à la culture populaire mondialisée avec la représentation vernaculaire de son Maroc natal et l’omniprésence des technologies numériques. Composé avec un humour ironique et une subtile agilité à détourner les clichés, son travail interroge notre société contemporaine et ses identités fracturées.

Texte par Martha Kirszenbaum.

Portrait par Dana Scruggs.

Portrait de Meriem Bennani © Dana Scruggs.

Meriem Bennani, l’artiste devenue virale pendant le confinement

C’était en mars 2020, et comme tous aux quatre coins du globe, j’étais confinée dans mon appartement. Faisant défiler mon feed Instagram, je tombai sur le compte de l’artiste Meriem Bennani. Elle venait de poster une vidéo d’animation qu’elle avait réalisée avec une autre artiste, Orian Barki, et qui allait bientôt devenir l’œuvre d’art la plus pertinente de cette période d’angoisse planétaire. Dans le premier épisode de 2 Lizards, deux lézards anthropomorphes animés — un vert incarné par Bennani et un brun exprimé par Barki — évoquent leur première semaine de confinement sur un toit de Brooklyn.

Alors qu’un coucher de soleil rougeoyant leur fait face à l’horizon, une sérénade dans le style de Miles Davis s’élève des toits voisins : ici un cheval joue de la trompette, de l’autre côté un ours se lance avec un clavier et des caissons de basse, puis, sur un autre toit, un mouton les rejoints à la contrebasse. 2 Lizards dépeint une vision surréaliste des premiers mois de la pandémie de COVID-19 telle qu’elle s’est déroulée à New York.

Meriem Bennani, 2 Lizards (2020) de Meriem Bennani et Brian Barki. Capture vidéo haute définition, 22 min 26 sec © Meriem Bennani and Orian Barki. Courtesy of the artists and CLEARING New York / Brussels / Los Angeles.

2 Lizards : une série à succès pendant la pandémie

Dans ce film, les deux reptiles servent de protagonistes, se déplaçant dans une ville en proie à une pandémie, à un isolement prolongé et à un appel à la justice. Il met en évidence l’impuissance et l’incertitude vécues alors par beaucoup d’entre nous, ainsi que les moments inattendus de communauté partagée. Avec des dialogues reflétant brillamment l’anxiété, l’ennui et l’humour absurde de la vie confinée, et une animation originale créée en direct, les lézards de Bennani et Barki furent un succès instantané sur Instagram. Encouragées par la popularité de la première vidéo, les deux réalisatrices ont créé sept autres épisodes, publiés sur le fil de Bennani toutes les deux semaines jusqu’à début juillet 2020.

Meriem Bennani, Life on the CAPS (2018-2022). Vidéo. Courtesy of the artist and Clearing Gallery.

Utiliser la fiction vidéo pour transmettre des messages engagés

La pratique de Meriem Bennani génère son univers et son vocabulaire propres qui fusionnent un imaginaire personnel et une esthétique héritée d’une riche lignée de dessins animés expérimentaux ou Disney, avec des techniques et des technologies de postproduction de haut niveau et non dénuées d’effet comique, telles que des animations 2D et 3D créées dans des logiciels comme After Effects et Cinema 4D, le tout agrémenté d’un ensemble de pistes audio composées ou chinées sur Internet. Son travail est par ailleurs souvent lu comme une critique diasporique qui interroge les effets intériorisés du postcolonialisme sur ses sujets. C’est le cas par exemple dans son installation Mission Teens, présentée à la fondation Louis Vuitton à Paris en 2019 et dans laquelle on suit un groupe d’adolescents du lycée français Descartes de Rabat où l’artiste a elle-même étudié.

Meriem Bennani, Life on the CAPS (2018-2022). Vidéo. Courtesy of the artist and Clearing Gallery.

Des récits dystopiques et surnaturels teintés d’humour

Sa trilogie de films intitulée Life on the CAPS (2018-2022) est un autre exemple de récit explorant les conflits politiques complexes sans en donner de résolution claire, seulement des aspirations intuitives de la vie des personnes impliquées. Elle se déroule dans un futur surnaturel et dystopique sur CAPS, une île fictive au milieu de l’océan Atlantique, à une époque où les voyages en avion ont été remplacés par la téléportation. Les migrants tentant d’atteindre illégalement les États-Unis sont interceptés et redirigés vers le CAPS, où ils vivent dans des limbes interminables.

Superposant des séquences d’action en direct et des animations générées par ordinateur, Bennani adapte intuitivement les techniques de montage qui évoquent le film documentaire, la science-fiction, les séquences téléphoniques, les vidéoclips et la télé- réalité. Agissant de manière astucieuse, Life on the CAPS passe avec fluidité de l’imaginaire au géopolitique, de l’échelle microscopique de l’ADN à l’œil de la surveillance planétaire, du pouvoir de l’expérience individuelle à celui de la collectivité, en s’appuyant sur une expérimentation émotive et formelle qui réfute les frontières.

Meriem Bennani, Salad Shake Hairy (2022). Acier, bois wengé, soufflets en caoutchouc, raphia teint, moteur, plastique, tissu. 130 x 50 x 40 cm © Benjamin Baltus. Courtesy of the artist and CLEARING New York / Brussels / Los Angeles

Un art du détournement, présenté du Whitney Museum à la galerie Clearing

Il semble y avoir une attention particulière au détournement de l’architecture et des objets du quotidien dans les installations de Meriem Bennani, se dévoilant comme un geste persistant de distance et d’autodérision. Qu’il s’agisse de canapés bas en velours rouge comme dans son installation FLY présentée au PS1 en 2016, ou d’objets psychédéliques tels ces casques de salons de coiffure et fauteuils de massage vert pomme et rose fraise créés pour sa commande d’Art Dubai et présentés à la biennale du Whitney Museum en 2019, ses œuvres rappellent les intérieurs d’Afrique du Nord, ou encore les salons de beauté, les parcs d’attractions et les centres commerciaux du Golfe. Bennani s’attache d’ailleurs à exposer son travail dans des environnements plurisensoriels plutôt que sur un seul moniteur ou écran, explorant les nouveaux modèles de consommation des médias qui se sont développés autour des smartphones et autres appareils portables.

Portrait of Meriem Bennani © Dana Scruggs

Au Whitney Museum, elle incorpore la vidéo dans une installation à grande échelle qu’elle appelle un “jardin de visionnage vidéo” – un environnement composé de jardinières et de sièges futuristes. Pour la High Line de New York, elle crée en 2022 Windy, une sculpture publique cinétique en 3D qui épouse la forme d’une tornade en mouvement continuel, évoquant à la fois les tourbillons dans les dessins animés et le rythme effrêné de la vie new-yorkaise. Lors de sa récente exposition à la galerie Clearing de Bruxelles, elle produit une série d’objets du quotidien détournés et motorisés, tel qu’un siège surmonté d’un parasol en paille percé comme un gruyère aux pieds en forme de balai, ou encore un panier à salade faisant tourbillonner des feuilles de laitue et des chaussettes.

Meriem Bennani, TV Jangle (2022). Acier, bois wengé, soufflets en caoutchouc, moteur, écrans, vidéo HD couleur, son. 2 min 48 sec. 230 x 180 x 165 cm © Benjamin Baltus. Courtesy of the artist and CLEARING New York / Brussels / Los Angeles

Si Meriem Bennani apparaît comme l’une des artistes les plus fascinantes de sa génération, c’est précisément en raison de sa capacité à déconstruire les dichotomies entre l’Occident et l’hémisphère sud, entre le public et le privé, et à dévoiler les complexités dans la production culturelle, les disciplines artistiques et identités plurielles. À une époque mondialisée et de plus en plus clivée par les politiques identitaires issues du capitalisme récent, et dans une communauté artistique souvent divisée par ces dernières, il y a, dans l’approche approfondie et généreuse de Bennani, l’espoir infini ou peut-être l’utopie insensée que ce que nous avons en commun surpasse ce qui nous divise.

Meriem Bennani est représentée par la galerie Clearing à Bruxelles.
Elle fait partie des cinq artistes présentées dans l’exposition collective du prix Reiffers Art Initiatives “Infiltrées. 5 manières d’habiter le monde”, jusqu’au 16 juin 2023 à l’Acacias Art Center, Paris 17e.

Meriem Bennani, Windy (2022). Cocuratée et commandée conjointement par High Line Art et Audemars Piguet Contemporary © Courtesy of Meriem Bennani, High Line and Audemars Piguet
Mission Teens (2019). Installation vidéo. Vue d’installation, Fondation Louis Vuitton, Paris © Meriem Bennani © Fondation Louis Vuitton / Marc Domage