11 sept 2020

L’exposition « anti-star » de la Collection Pinault à Venise : l’art contemporain repense ses valeurs

Juqu'au 13 décembre, la Collection Pinault accueille entre les murs de la Point de la Douane à Venise le travail de non moins de 69 artistes contemporains, sélectionné avec attention par un trio de commissaires : Caroline Bourgeois, Muna El Fituri et l'artiste Thomas Houseago. Vibrantes d’humanité et parfois provocantes, les œuvres choisies poussent l’art hors de sa zone de confort. Et font vaciller ses partis pris.

La photographie est installée face au vestiaire de la Pointe de la Douane, l’un des deux musées vénitiens de François Pinault. Elle pourrait passer inaperçue, ou pour un élément étranger à l’exposition qui se déploie dans les autres espaces. Le cliché est celui d’un terrain vague de Leeds, cité ouvrière d’Angleterre, pris le 22 avril 1979 à 14 heures. Le ciel est gris et bas, l’ocre de la ferraille et de la terre domine. La couleur contamine jusqu’au blanc des caravanes. Un homme à moustache, en tenue de travail, prend la pose devant l’arrière d’un camion. Placée sur un caisson, une structure métallique blanche, elle aussi attaquée par la rouille, figure un crâne gigantesque. Les orbites sont creuses et les dents cassées. Ce ne peut être autre chose qu’une des sculptures emblématiques de Thomas Houseago, artiste invité par François Pinault cette saison à la Douane… La star californienne est bien née à Leeds, dans un milieu populaire, mais n’avait encore que 7 ans lorsque l’image a été prise par Peter Mitchell – photographe qui fut l’un des premiers à introduire la couleur dans la photographie documentaire. Peter Mitchell se démarquait surtout, alors, par l’attention bienveillante et sincère qu’il portait au monde qui l’entourait, et à l’Autre. À l’altérité.

 

Ce cliché introductif tient lieu de manifeste. Comme toute l’exposition, il requiert du visiteur une vigilance particulière, une attention au monde qui l’entoure, à la manière de Mitchell (une œuvre peut en effet se cacher face à des casiers de vestiaire). Le cliché, comme l’exposition, nécessite aussi de sortir de la course au temps, d’accepter la durée longue de l’observation pour se laisser pénétrer par les sensations physiques et esthétiques, et par la réflexion. Rien n’y sera ce que l’on attend qu’il soit. Il faudra prendre le temps de le découvrir. Et l’on découvrira ainsi que, sur la photo face au vestiaire, la structure métallique n’est pas de Thomas Houseago. Tout comme l’exposition n’est pas de Thomas Houseago. Elle est en effet une symphonie écrite à trois mains avec sa compagne Muna El Fituri, historienne de l’art, et la commissaire Caroline Bourgeois. L’exposition ne présente pas d’œuvres de Thomas Houseago (à sept exceptions près sur 150), mais une sélection de 67 artistes. Tous ceux qui attendaient la méga rétrospective faisant suite à l’impressionnante monographie de l’artiste présentée par le musée d’Art moderne de la Ville de Paris en 2019, ou la célébration de Thomas Houseago à grand renfort d’amis/beautiful people comme Brad Pitt et Spike Jonze, en seront pour leurs frais.

 

 

La focale se déplace notamment sur les femmes pionnières et les artistes afro-américains sous-représentés dans les institutions.

 

 

L’exposition n’a qu’un but : déjouer les concepts attendus, les paroles déjà entendues, les mots existants qui ne font que répéter des idées reçues. Elle n’a pas de nom. Ou, plus précisément, elle demeurera sans titre : “Untitled, 2020”. Sans doute parce que d’“autres mots” (l’expression est de Thomas Houseago) n’ont pas encore été inventés pour la décrire. Beaucoup plus limpide que son titre ne le laisse supposer, elle s’articule autour de deux idées-forces : une réflexion puissante et sans œillères sur la condition de l’homme, et donc de l’artiste (la survie, la lutte, le sexe, la mort…), et une critique de la société, et donc de l’art, dans leur caractère institutionnel, établi et préconçu. C’est à un autre regard et à d’“autres mots” qu’appelle le trio pour envisager la société et l’art. Cela passe très concrètement par le refus de présenter les grandes stars de la Collection Pinault (en introduction du catalogue, le trio s’amuse des vifs débats concernant la présence, ou non, de Giacometti – il n’y sera pas). La focale se déplace notamment sur les femmes pionnières et les artistes afro-américains sous-représentés dans les institutions, à travers, par exemple, une “scène artistique californienne” plus éclectique et undergound que ne laisserait imaginer l’expression consacrée. Alex Israel ne sera pas de la partie.

Thomas Houseago, “Beautiful Boy” (2019). Courtesy of the artist and Gagosian Gallery. © Thomas Houseago by SIAE 2020. Installation View ‘Untitled, 2020. Three perspectives on the art of the present’ at Punta della Dogana, 2020 © Palazzo Grassi, photography Marco Cappelletti.

La première salle est grandiose et autoritaire dans son architecture. Le trio réussit à en craqueler l’intimidante majesté pour lui apporter une vie plus sensible et fantasmagorique. En son cœur, un cœur palpitant – à moins que ce ne soit une vulve –, de plus de trois mètres d’envergure, est suspendu au plafond. L’œuvre des années 70, en textile rouge, de Magdalena Abakanowicz, est massive, certes, mais la souplesse du textile qui réagit comme un épiderme, ressent et vibre au rythme de l’atmosphère, suggère plutôt un organe fragile et ouvert. En danger. L’humanité déversera ses tripes tout au long de l’exposition. Avec beauté, sincérité et poésie. L’agencement en couches qui laissent apparaître des déchirures incarne cette contradiction inhérente à la condition humaine : ouverte au monde, tissage de multiples expériences et sentiments, doux ou douloureux. Cette condition humaine, le trio la résume avec le titre de cette première salle : Debout. Ou plutôt… tenter de rester debout. Comme ce cœur soumis à la gravité. Comme cette sculpture de trois mètres de haut de Thomas Houseago : un géant troué de toutes parts, constitué de quelques barres de fer et de chanvre, debout mais comme abattu, puissant et fragile. Monstrueux aussi. L’humanité est un monstre (étymologiquement : “la chose qu’on montre”). Le chef-d’œuvre de Charles Ray en est la parfaite représentation. Un relief monochrome blanc de plus de quatre mètres figure le visage, en plan serré, de deux garçons. Leur jeunesse fascine. Leur innocence aussi. À première vue. Mais la distorsion des traits, leur monumentalité et l’absence de globes oculaires en font des présences fantomatiques perverses. La perfection et l’innocence de l’enfance sont mises en échec. “Parce que c’est l’enfance idéalisée, et que l’idéal est toujours mensonger”, commente la commissaire Caroline Bourgeois.

 

 

“Cherchez l’extrême, c’est là que vous trouverez l’action”, écrivait Lee Lozano. C’est-à-dire la possibilité d’agir sur le monde et de survivre.

 

 

C’est que la condition de l’homme est de vivre dans un monde sans idéal. Post-apocalyptique. Les artistes s’en font les témoins : la guerre, les violences sociales, le racisme, le nucléaire. Le corps, dans ses conditions d’existence malmenées, ne peut être que mutant. L’actionniste viennois Otto Muehl (1925-2013), dans la salle consacrée à la thématique du sexe, propose deux aquarelles où les sexes masculin et féminin se confondent et se transforment en échangeant leur fluide. Rouges, orange, bleues, grotesques et violentes… elles suscitent une émotion cathartique et une explosion du désir et de la pulsion de vie. “Cherchez l’extrême, c’est là que vous trouverez l’action”, écrivait Lee Lozano. C’est-à-dire la possibilité d’agir sur le monde et de survivre. Les trois dessins de 1963 de l’artiste américaine n’ont rien perdu de leur puissance. Une barre de fer cloutée s’enfonce dans un postérieur. Le phallus du pouvoir viril dominant attaque par derrière. Le patriarcat n’est pas qu’une idée, il forme une violence ressentie au plus profond de la chair. La provocation n’est pas gratuite, il s’agit aussi de détruire l’art comme zone de confort. Que faut-il représenter pour cela ? Et comment ? L’Américaine Ellen Gallagher répond en se confrontant à l’histoire des Noirs américains, leurs représentations caricaturales, les discriminations subies. Sur la toile abstraite, les ajouts d’encre, d’aquarelle ou de tempera forment autant de carnations différentes : autant de nuances de noir et de bronze… Des traces longilignes pourraient faire référence au lissage des cheveux des Noirs américains qui, comme la dépigmentation de la peau, a longtemps été une injonction raciste relayée par la publicité et les magazines. Ces thématiques ont beaucoup intéressé l’artiste. Autre Américaine, Lorna Simpson s’est emparée, dès les années 80, des questions identitaires en travaillant sur les communautés marginales et les difficultés des femmes noires à vivre dans une société régie par les Blancs. Sa Woman On Snowball forme une impressionnante sculpture figurant une petite femme assise sur une grande boule de neige blanche. Son corps est blanc, sa tête est noire. La bichromie est saisissante. La référence à la neige doit être explicitée. “On ice” signifie “être en prison”. La glace est ici une métaphore d’un univers carcéral et d’un isolement par rapport à la société.

 

La présence de Karon Davis au sein de l’exposition est emblématique de l’attention que porte Thomas Houseago à la scène artistique californienne à laquelle il appartient désormais. L’Américaine a fondé avec l’artiste Noah Davis (mort en 2015) l’Underground Museum à Los Angeles. Un lieu essentiel où des artistes afro-américains majeurs comme David Hammons (également présenté à la Pointe de la Douane), Kerry James Marshall ou Kara Walker ont été montrés au public, en plein quartier populaire de Los Angeles. De Leeds à Los Angeles, les mêmes questions résonnent : de qui parle l’art ? et à qui s’adresse-t-il ? Deux questions simples que l’on peut et que l’on doit se poser face à chaque exposition organisée par une institution artistique. Les réponses, à coup sûr, jetteront l’effroi.

 

“Untitled, 2020. Trois regards sur l’art d’aujourd’hui”, jusqu’au 13 décembre à la Pointe de la Douane, Venise.