L’avenir glaçant de l’artiste Bojan Sarcevic à la galerie Frank Elbaz
A la galerie Frank Elbaz à Paris, Bojan Sarcevic imagine une humanité à l’Âge de glace, pétrifiée, et s’hybridant avec les machines. Inquiétant et fascinant.
Par Thibaut Wychowanok.
Le 22 décembre 1976 sortait sur les écrans “L’Âge de cristal” de Michael Anderson. Le film, jouissif nanar d’anticipation, se voulait une critique acerbe de la société occidentale et des totalitarismes. En 2274, l’humanité s’abandonne désormais à un hédonisme débridé (la libération sexuelle et les drogues post-Woodstock sont dans le viseur) au sein de dômes high tech. Ces superstructures technologiques régissent la vie de leurs habitants et les maintiennent, hors de la nature, dans un bienheureux asservissement….
Une architecture, des objets, des drogues, ainsi que des machines contraignent l’action et la pensée.
Rien de bien méchant si ce n’est qu’à 30 ans, tout être humain doit être sacrifié… surpopulation oblige. Inspiration évidente de Matrix, le long-métrage (qui donnera également une série) fascine par l’actualité des sujets traités : obsolescence des hommes transformés en objets de consommation, culte de la jeunesse et du divertissement, tropisme pour le groupe et sa sécurité au détriment des libertés individuelles…. Plus intéressant encore, “L’Âge de Cristal” met en lumière la manière dont une société et son idéologie sont forgées grâce à des structures, elles, bien matérielles : une architecture, des objets, des drogues, ainsi que des machines qui contraignent l’action et la pensée.
L’exposition de Bojan Sarcevic à la galerie Frank Elbaz pourrait être un spin-off, une variation plus complexe, contemporaine et ambiguë du film de 1976. L’artiste, né à Belgrade en 1974, aujourd’hui installé à Paris, y déploie un saisissant set de science-fiction aux références 70s et 80s assumées. Sans doute, ces décennies ont marqué comme nulle autre notre imaginaire, et ont été le creuset des formes esthétiques de l’anticipation et de notre fascination pour la technologie, toujours à l’œuvre au XXIe siècle. “2001, l’Odyssée de l’espace” inaugure le bal en 1968, suivront “Star Wars” (1977), “Alien” (1979), “Blade Runner” (1983)…
Les larges monolithes sculptés en marbre de Bojan Sarcevic évoquent le film de Kubrick, dans des versions pastel plus décoratives. Ils accueillent des machines métalliques : des congélateurs industriels fonctionnels qui forment des sarcophages high tech, des capsules de cryogénisation ou des machines à glaçons. Trois personnages demeurent figés au sein de ce film comme mis à l’arrêt : des mannequins aux têtes minérales en pierre ou marbre sculpté. Leurs blouses de soie évoquent irrésistiblement les costumes de “Star Wars”.
Moins kitsch que celui de “L’Âge de cristal”, l’univers de Bojan Sarcevic met en forme un petit théâtre des idéologies architecturales du XXe siècle. Deux sœurs ennemies cohabitent : le progrès industriel et le retour à la nature organique, comme s’opposent, au cœur de son travail, un design révolutionnaire et un plus bourgeois, une esthétique décorative et une fonctionnelle, la soie des vêtements et le métal de la machine, le marbre ornemental et la pierre brute. Leur contamination réciproque au sein des œuvres est effrayante, fascinante, froide et mortifère. Après l’Âge de cristal, place à l’Âge de glace. Des glaçons se déversent à intervalles réguliers, depuis une machine automatisée, pour finir en flaques sur le sol. Ces cubes modernistes se liquéfient pour disparaître à jamais. Doit-on y voir l’échec de la civilisation industrielle, de son idéologie et de son design ?
À l’enfermement étouffant des sarcophages répondent les cordes tissées sur les corps de style bondage shibari.
Tout comme dans le film de Michael Anderson, l’angoisse de mort est omniprésente. Congélation, fossilisation… il faut à tout prix arrêter le temps et éviter la mort, au détriment de toute dynamique de vie. Un mannequin a gardé sa pose méditative, assis sur le marbre comme sur un bureau ou une photocopieuse. Les deux autres sont statufiés en plein action. Comme dans “L’Âge de Cristal”, l’infrastructure et les objets, malgré leur apparente beauté, forment des outils d’aliénation et de pétrification. À l’enfermement étouffant des sarcophages répondent les cordes tissées, qui se déploient comme des décorations de style bondage shibari autour des corps des mannequins. Le vêtement est une autre forme de contrainte, aussi physique que sociale.
L’exposition de Bojan Sarcevic est pourtant plus subtile et retorse que le film de Michael Anderson. Le titre de l’exposition, “L’Extime”, est révélateur. Toute cette mise en scène est l’expression de sentiments intimes, extériorisés sous formes de blocs minéraux, de figures humaines et de machines. Dans ce monde post-humain, l’intimité de l’être fait corps avec la technologie et le minéral, qui se transforment eux-mêmes en objets humanoïdes. Moins qu’un asservissement de l’homme par la technologie et le design, Bojan Sarcevic souligne plus subtilement le fantasme ultime de l’homme de faire corps avec la nature millénaire (la pierre) et la technologie pourvoyeuse d’éternité (la congélation) pour soulager son angoisse de mort. Ce monde est à l’arrêt, comme pour passer à la postérité. Les personnages y prennent la pose, comme sur une photo ou un selfie, pour qu’à jamais leur image demeure. Quitte à se transformer en objet. Un humanité de marbre? Décorative et fonctionnelle.
L’Extime de Bojan Sarcevic à la galerie Frank Elbaz, jusqu’au 27 février, Paris.