Keunmin Lee, peintre des tourments de l’âme et de la chair
Fruits de ses épisodes hallucinatoires, les impressionnantes peintures de Keunmin Lee nous plongent dans un univers charnel et cramoisi où semblent jaillir le sang et les viscères. Méconnu du public français, l’artiste coréen né en 1982 présentait récemment sa première exposition personnelle à Paris, à la galerie Derouillon. Numéro art l’a rencontré dans son atelier, à Séoul.
Photos par Narang Choi ,
Texte par Marion Coindeau .

Assistant photographe : Eojin Park. Retouche : Junho Choi. Production : Yoonjin Choi.
Keunmin Lee : un peintre de la sensation
Les peintures de Keunmin Lee retranscrivent les sensations éprouvées lors d’épisodes hallucinatoires, nous plongeant dans de profondes compositions aux riches nuances cramoisies, à l’intérieur d’un corps sans limite ni extériorité. Il partage son expérience intime de troubles psychiatriques, mettant en lumière les relations entre le corps, les structures sociales et leurs systèmes de contrôle.
Francis Bacon voyait dans la peinture le moyen de “restituer le sujet dans le système nerveux”, ce même système nerveux en train de sentir que l’on retrouve au cœur de la pratique de Keunmin Lee. En pénétrant dans ses toiles, on navigue entre ce qui paraît être des chairs, des tendons, des artères, des boyaux peut-être, pris dans des variations de rouges et de blancs froids, de bruns sombres et de vert-de-gris (Body Construction I, 2024).

Matérialiser la violence sociale sur la toile
Si l’expérience de l’œuvre semble faire appel à notre toucher avant notre vue, c’est qu’elle évoque le souvenir de sensations plus que des images nettes. Il s’agit, pour Lee, de faire exister un corps qui souffre, de donner à voir l’expérience de la violence sans la figurer. Il est ici question de saisir le moment où l’on traverse / est traversé par la violence et les émotions qu’elle charrie, en l’occurrence celle de la maladie, de la rationalisation clinique comme définition forcée.
Les corps peints par Keunmin Lee sont éminemment politiques : “Je m’intéresse à la violence de la définition imposée par la société. Cela découle de ma résistance à la dualité de la définition, qui a historiquement étiqueté des concepts tels que le primitivisme, l’orientalisme, l’étranger, le handicap ou la maladie comme un sous-produit du progrès de la civilisation.”

L’art comme réponse aux normes excluantes et mortifères
Nourri par les écrits d’Edward W. Saïd sur l’orientalisme, Keunmin Lee ancre sa pratique dans un héritage postcolonial ainsi que dans les théories foucaldiennes qui appréhendent la folie comme structure d’exclusion et d’intérêt. Il apparaît essentiel aujourd’hui, alors que les normes sociales imposées par de nombreuses réformes politiques sont de plus en plus “excluantes” et mortifères, de multiplier les représentations de celles et ceux qui sont relégué·e·s à la marge.
Il y a plus de vingt ans, Keunmin Lee a été diagnostiqué d’un trouble de la personnalité borderline (TPB), terme qui couvre un spectre très large allant d’une instabilité dans les relations et l’image de soi à une extrême sensibilité à son environnement. La rationalité de ce diagnostic contraste par sa froideur avec la condition qu’il recouvre ; il résonne comme une sentence rigide et violente, réduisant son identité à la maladie. Bien que très encadrés par la médecine contemporaine, les troubles psychiatriques et la santé mentale restent des sujets tabous et insuffisamment considérés.

Entrer dans les tourments de la chair
Né en Corée du Sud en 1982, Keunmin Lee porte le poids social d’une masculinité performative et productive, contrariée par sa maladie. Lee pense la vulnérabilité comme une réalité collective et propose un répertoire de gestes préférant l’incarnation à la représentation afin d’approcher ce qui nous traverse. Il nous confronte tout entier aux tourments de la chair – physiques et émotionnels – de telle sorte que, face à ses toiles, notre corps entrerait à l’intérieur d’un autre, aux délimitations troubles (série Connected Skin, 2024). C’est peut-être ce à quoi ressemblerait un corps coupé de tout contexte social, de toute relation.
Une forme de fragmentation que l’on retrouve également dans les titres, étirés en série sur plusieurs années, d’un format à l’autre : Body Construction, Connected Skin, Psychiatrist’s Head, Organic Plate. Les systèmes organiques – sanguin, digestif… – deviennent ainsi une métaphore des systèmes sociaux, digérant et regroupant les individus pour en obtenir ce dont ils ont besoin pour fonctionner, au détriment des individualités et des différences de chacun.


Keunmin Lee, Connected Skin (III) (2024). Huile sur toile, 227,3 × 181,8 cm. Courtesy of the artist and Galerie Derouillon, Paris. © Gregory Copitet.
Par la matérialité de ses toiles, il réussit à déclencher de fortes sensations physiques, plutôt que de se référer à une culture visuelle héritée. Le sang est un élément crucial de ses compositions, un “pont entre un espace fantasmé et un espace réel”. Lors d’épisodes hallucinatoires, Keunmin Lee s’est accidentellement blessé et s’est alors rattaché à ce seul indice du réel. On retrouve dans toute la série de toiles Connected Skin des réseaux de vaisseaux sanguins ou de coulures rouges, comme autant de fils tissés entre le spectateur et l’artiste.
“Intégrer les hallucinations dans mon univers artistique (…) leur a conféré une subjectivité et un sens plus profond.” – Keunmin Lee.
D’autres petits et moyens formats gagnent en relief grâce à des films plastifiés collés, froissés à la surface, qui semblent ainsi coaguler (Organic Plate, 2024). Puis vient la délicatesse de couches effacées, qui apparaissent presque en palimpseste, (Connected Skin I & III, 2023-2024), dont les verts et bleus plus doux simulent l’effet antalgique du temps venu apaiser ces blessures. Une guérison d’un corps métaphorique par la peinture à l’huile.

La peinture, un acte de résistance
Keunmin Lee se réapproprie sa maladie grâce à sa pratique artistique – peinture, dessin et musique – qui se dissocie de l’art brut par son autoréflexion constante. La peinture lui permet de se libérer de l’oppression du diagnostic et des symptômes : “Pour ma part, le fait d’intégrer les hallucinations dans mon univers artistique les a élevées au-delà de simples symptômes de la maladie, cela leur a conféré une subjectivité et un sens plus profond.” Seuls ses dessins ont une vocation plus personnelle. Rarement exposés au public, ils constituent un “journal pathologique quotidien” extrêmement méticuleux et détaillé.
À l’inverse du temps long propre à la peinture à l’huile, Lee cherche ici l’immédiateté du dessin automatique surréaliste afin de garder l’idée et le trait dans une même temporalité. La peinture est pour Keunmin Lee une pratique introspective et émancipatoire. En tenant ce “journal pathologique”, l’artiste fait acte de résistance et parvient à donner corps à des expériences qui s’échappent des normes, faisant appel à notre intériorité la plus profonde.
Keunmin Lee est représenté par la galerie Derouillon, à Paris.