Disco, boudhisme et icônes queer : Gerard & Kelly décryptent leur œuvre
Le duo d’artistes américains présentaient au printemps une passionnante exposition à la galerie Marian Goodman à Paris. L’occasion pour Numéro art de revenir avec eux sur les grands thèmes qui traversent leur œuvre : le rapport à l’architecture, à l’histoire de l’art, au corps et à la performance sans oublier, bien sûr, l’importance de la pensée queer.
Propos recueillis par Thibaut Wychowanok.
Numéro art : À quoi fait référence Bardo, le titre de votre récente exposition à la Galerie Marian Goodman à Paris ?
Brennan Gerard : L’exposition emprunte son titre au bouddhisme tibétain et désigne l’état transitoire entre la mort et la renaissance durant lequel la conscience connaît de profonds changements. Nous évoquions, au sein de l’exposition, trois figures historiques longtemps demeurées dans l’ombre, ouvertement ou symboliquement queer. Ces trois figures appartiennent au Bardo puisqu’elles sont mortes mais encore bien présentes dans nos vies. Elles nous accompagnent. Il y a évidemment Eileen Gray [1878-1976], designer et architecte irlandaise basée à Paris qu’on connaît comme l’auteure d’une œuvre majeure du modernisme architectural : la villa E-1027, construite dans la baie de Roquebrune-Cap-Martin. C’est là que nous avons tourné la vidéo présentée dans l’exposition.
Puis, dans l’espace voûté de la galerie, nous nous intéressions à Francesco di Stefano, dit Pesellino [1422-1457]. Ce dernier était un peintre très prolifique de son vivant, ayant reçu des commandes des Médicis à Florence et collaborant avec les principaux artistes de son temps. Il meurt prématurément, emporté par la peste à l’âge de 35 ans. La sculpture Glory Hole [2025], inspirée par le disco et Saint François d’Assise recevant les stigmates peint par Pesellino sur une prédelle conservée au musée du Louvre, transforme l’espace en une sorte de sanctuaire postmoderne. Et puis, il y a Julius Eastman [1940-1990], compositeur noir américain, homosexuel, actif à New York dans les années 1970 et 1980. Au sein de notre série de monotypes Glyphs, des fragments de notation musicale d’Eastman s’inscrivent sur des images sérigraphiées de danseurs de nos performances.
Ryan Kelly : Eastman était connu comme danseur, chanteur, mais il écrivait aussi de la musique classique. Notre série de monotypes mêle des images de nos performances, des glyphes et de la feuille d’or. Ces glyphes sont issus de la partition de Gay Guerilla qu’il avait composée pour célébrer Stonewall dix ans après les émeutes [ayant eu lieu à la suite d’un raid policier dans ce bar new-yorkais de Greenwich Village dans la nuit du 28 juin 1969, et souvent considérées comme la première lutte des personnes gays, lesbiennes et transgenres]. Eastman a également fait des concerts de jazz, un album disco. Il était indéfinissable : gay, noir et plus que cela. Ce sont les types de figures qui nous intéressent. Des êtres libres, fluides qui refusent d’être réduits à une identité.
“Nous sommes tous les deux nés au moment de l’épidémie du sida, notre subjectivité s’est construite avec la mort.” – Brennan Gerard.
B.G. : Avec cette exposition, nous essayons d’écouter les subjectivités de chacune de ces figures dans leur complexité sans les réduire à une seule identité. Nous les considérons, en quelque sorte, comme des divinités. Nous sommes tous les deux nés au moment de l’épidémie du sida, notre subjectivité s’est construite avec la mort. Et notre travail a été très influencé par des artistes comme Félix González-Torres [mort du sida en 1996]. Toujours la même question revient : que faisons-nous avec nos morts ? D’ailleurs, je lie souvent cette question de la mort à celle de la sexualité…
R.K. : Sans doute parce que nous avons tous les deux grandi dans une famille très catholique.
La sexualité serait liée à la question du péché, de la culpabilité ?
B.G. : Oui, c’est une idée que l’on retrouve dans les stigmates de saint François. Le mouvement queer nous a appris à transformer les stigmates en plaisir et en pouvoir. À renverser les insultes pour notre propre empowerment. Les stigmates donnent aussi accès au Bardo, à une puissance qui est ailleurs.
R.K. : À une expérience de transcendance, dangereuse et dérangeante. Comme un bad trip.
B.G. : Oui, le Bardo est très dérangeant. Au Tibet, cela donne des hallucinations. Comme un cauchemar qui ne finirait jamais.
“Il y a du memento mori dans le disco. C’est une temporalité liminale.”
– Brennan Gerard.
Vous faisiez référence au disco dans vos œuvres. On trouve dans ce genre musical un hiatus entre musique extrêmement joyeuse, énergisante et des paroles parfois éminemment tristes.
R.K. : Elle se situe entre le deuil et le militantisme. Pour moi, le disco est un espace de mixité. Tu laisses de côté ton identité pour plonger dans la communauté. Avec le disco, il n’est pas seulement question de mes droits, de tes droits, mais de plonger dans une liberté collective.
Cela m’évoque les danses macabres du Moyen Âge, ces célébrations folles et débridées de la vie nourries par les temps de crise, parce qu’on savait que tout va s’arrêter. Comme un memento mori…
B.G. : Il y a du memento mori également dans le disco. C’est une temporalité liminale. Ton corps devient une machine. Tu danses jusqu’à l’épuisement. Le beat provient lui-même de la machine. Tout est à la limite de la vie, à la limite de quelque chose… jusqu’à la transcendance. Le Bardo et le disco vont ensemble. Le Bardo décrit le moment où le corps devient autre chose. Et je crois que dans le disco, il y a la même idée que ton corps, ton identité fait l’expérience de devenir autre chose. Il y a une similarité entre ces deux espaces-temps.
J’imagine que chez vous, comme chez Félix González-Torres, le corps est aussi quelque chose d’extrêmement politique. Cette dissolution du corps dans le Bardo ou dans le disco est aussi un empowerment.
B.G. : Nous travaillons dans nos performances, avec nos danseurs, avec un élément très précaire : le corps. Même s’il est très incarné. Nous travaillons sur cette dialectique entre une figure très incarnée et transcendante.
R.K. : C’est aussi pour cela que la figure de saint François nous intéresse. Il est aussi associé à cette notion de précarité.
Vous avez réalisé une performance filmée au sein de l’architecture de Tadao Ando à la Bourse de commerce. L’architecture est à nouveau au cœur de votre nouvelle vidéo qui se situe au sein de la villa E-1027 d’Eileen Gray.
R.K. : L’architecture est une sorte de vecteur pour nous. C’était, à l’origine, une façon de nous rencontrer, d’avoir un espace pour vivre et habiter ensemble lorsque nous étions en couple. Nous avons donc commencé à étudier les structures architecturales, à regarder l’époque moderne, les maisons modernistes qui avaient été construites avec cette conscience qu’il fallait créer dans la société des relations spécifiques entre les hommes et les femmes. Plus modernes, plus égalitaires ou plus connectées avec la nature. La plupart de ces tentatives ont été des échecs, ou des succès limités dans le temps. Notre pratique consiste finalement à tester comment vivre dans un lieu…
Quel lien faites-vous avec Eileen Gray et la villa E-1027 ?
B.G. : Le film est une fiction spéculative. Nous la suivons dans sa dernière journée et sa dernière nuit dans la maison, une maison qu’elle a conçue et construite. Elle en est partie pour ne jamais y revenir. À la fin du film, Eileen brûle tous ses papiers et s’en va. Cela pose la question du lâcher-prise. Faut-il tout brûler ? Il y a là quelque chose de la quête spirituelle, à mes yeux, et donc du Bardo.
R.K. : Comme une manière de disparaître, de se faire disparaître… Et c’est là que nous identifions Eileen Gray à la queerness, même si cela est spéculatif, une nouvelle fois. Une queerness qui n’est pas dans la représentation positive d’une identité, d’une manière de vivre mais, au contraire, dans l’idée radicale que l’on peut vivre contre cette idée même d’identité. On peut, à tout moment, abandonner son identité, les assignations. C’est le projet queer auquel nous nous associons. Lâcher prise sur l’identité… L’idée de queer telle qu’elle a émergé dans les années 90 était une théorie d’un espace de libération contre la nation, contre les sexes, contre les essentialisations, pour la destruction du système de classes.
B.G. : Voilà quelque chose de très puissant à pratiquer dans sa vie : la dissolution. Ce qui n’est pas la fin de l’existence. Pratiquer la dissolution pendant sa vie sans attendre la mort. Ou comment mourir mieux, en quelque sorte.