20 oct 2025

Au palais d’Iéna, Helen Marten sonde les fluctuations de l’âme humaine

Dans le cadre du programme public d’Art Basel Paris, la maison Miu Miu invite l’artiste britannique Helen Marten à prendre possession du palais d’Iéna du 22 au 26 octobre avec un projet inédit et vivant, qui mêlera performances, vidéos et sculptures pour relater les différentes étapes de l’expérience humaine.

  • Propos recueillis par Matthieu Jacquet.

  • La carte blanche de Helen Marten au palais d’Iéna avec Miu Miu

    En octobre 2024, l’impressionnante salle hypostyle du palais d’Iéna avait été empruntée par Miu Miu pour son premier projet comme partenaire officiel de la foire Art Basel Paris. Cette année, la maison italienne reprend possession du lieu pour dévoiler une nouvelle exposition, là aussi pensée comme une expérience vivante autour de vidéos, de sculptures et de performances. C’est l’artiste britannique Helen Marten, lauréate du prestigieux prix Turner en 2016, qui a conçu ce projet sur mesure, explorant pendant cinq jours différents stades de l’expérience humaine.

    L’interview de Helen Marten pour Numéro art

    Numéro art : Votre exposition “30 Blizzards.” raconte différentes étapes de l’expérience humaine, de l’enfance jusqu’à l’âge adulte. Comment avez-vous souhaité incarner cela dans vos sculptures, vidéos et performances ?
    Helen Marten : Chronologiquement, les cinq sculptures sont le point de départ de l’œuvre. Il était important pour moi de partir d’objets travaillés à la main pour dérouler le fil conducteur. Les cinq vidéos ont été développées dans un deuxième temps, chacune étant associé à une sculpture et diffusant un monologue. Les voix féminines que l’on entend correspondent à cinq archétypes symboliques : l’enfant, la mère, le patient, l’amant, la veuve. Mais il ne s’agit pas de représentations littérales, elles installant plutôt un espace de pluralité. La mère, par exemple, parle de manière suggestive dans une atmosphère de bienveillance, mais la voix n’est jamais explicite, et les implications peuvent également être celles d’une famille choisie ou d’une autonomisation par le dialogue et la conversation.

    “J’espère que l’immensité de l’espace physique du palais d’Iéna se juxtaposera à l’immensité de l’espace psychique.” – Helen Marten

    La voix de l’enfant dégage une naïveté, mais aussi une violence ou un sentiment de rupture potentielle qui accompagne le jeu naturel ou le hasard. Le patient parle d’une réflexion analytique sur soi et de l’humour, ou de la comédie d’un “diagnostic” solipsiste. La veuve conserve une position puissante d’avenir plutôt que de chagrin ultime ; et l’amant est un personnage énigmatique, dont les sujets d’intimité sont la qualité granulaire du monde matériel, ainsi que l’affirmation libidinale. En m’appuyant sur ces cinq personnages, j’ai élargi mon champ d’action pour esquisser un univers entièrement “moléculaire” : les animaux, le temps, les conditions matérielles, les émotions existentielles et les archétypes narratifs. De cette manière, j’espère que l’immensité de l’espace physique du palais d’Iéna se juxtaposera à l’immensité de l’espace psychique.

    Justement, comment l’exposition dialogue-t-elle avec l’architecture du palais d’Iéna ?
    Le bâtiment est indéniablement cinématographique : ce grand rectangle bordé de baies vitrées du sol au plafond, telles des parenthèses enveloppantes, apporte sa propre dramaturgie naturelle. Il permet l’intervention imprévisible du monde qui se trouve au-delà de la performance, avec le trafic de Paris d’un côté et la canopée verdoyante du palais de l’autre. Au sens littéral, il existe plusieurs niveaux et espaces dans lesquels découvrir le projet.

    Les cinq sculptures sont disposées au sol sur une seule ligne, de haut en bas ; chacune d’entre elles est associée, à hauteur des yeux, à une vignette vidéo ; et, à une échelle plus macro, deux dispositifs d’installation plus larges exploitent la performance : une piste industrielle cinétique, surélevée par de hautes plates-formes tout autour de la périphérie de l’espace, et un diptyque élargi de murs qui soutiennent une scène centrale. Tous ces éléments s’inscrivent dans le cadre d’une performance conçue en étroite collaboration avec Fabio Cherstich pour trente personnages, chacun d’entre eux étant scénarisé dans un livret, ainsi qu’une partition composée par Beatrice Dillon.

    “Le sentiment adulte est un tableau fait d’intensités nuancées, comme un paysage météorologique d’expériences.” – Helen Marten

    Que raconte la chorégraphie de ces trente performeurs ?
    Les personnages sont la métaphore de tempéraments individuels, comme un baromètre émotionnel. J’ai donc opté pour l’analogie du paysage météorologique, avec les fluctuations naturelles de la température des sentiments. La chorégraphie s’est développée en collaboration avec de nombreuses personnes, dont des danseurs professionnels, et d’autres, qui apportent plutôt un physique et leur attitude uniques. Plusieurs scènes comporteront des passages chorégraphiés en groupe, dont l’un s’inspirera par exemple des motifs de la marche et de la chute : des gestes courants qui sont fragmentés et répétés jusqu’à devenir quelque chose d’entièrement nouveau et d’inconnu. Il y aura à la fois de la beauté et de l’humour. 

    Vous avez pour habitude d’imaginer vos installations avec méthode, en partant de diagrammes ou de carte mentales pour articuler vos projets. Ce processus a-t-il changé avec cette œuvre plus performative ?
    Mon travail commence toujours par une planification linguistique des mouvements, entre les extrêmes de l’organisation et du chaos, et à travers ce processus, la recherche d’une phénoménologie intense de la création d’images. Il en va de même ici, et j’ai travaillé avec des textes à la fois latents et vocalisés qui dictent l’action et la sensibilité symbolique.

    “J’aime l’idée que les mots que j’ai écrits deviendront lisibles d’une nouvelle manière : chantés avec une précision opératique, distillés dans des monologues préenregistrés…” – Helen Marten

    Ce qui est complètement nouveau pour moi, cependant, c’est de comprendre comment des corps dirigés dans un espace narratif chargé deviennent des porteurs d’ombres, où l’allégorie de la possibilité est essentielle à l’expansion créative. J’aime l’idée que les mots que j’ai écrits deviendront lisibles d’une nouvelle manière : chantés avec une précision opératique, distillés dans des monologues préenregistrés, fracturés comme des improvisations ou des voix parlées. Ces textes permettent à un espace d’organisation conceptuelle d’émerger, et, dans cet espace d’informations ou de suggestions, il y a du sous-texte, de la traduction, de l’escalade et du collage.

    Vous avez choisi d’intituler l’exposition “30 BLIZZARDS.”. Que signifie ce titre ?
    “Blizzards” est bien sûr un terme météorologique, mais nous l’utilisons aussi plus familièrement pour décrire un déluge ou une surabondance d’informations. Le sentiment adulte est un tableau fait d’intensités nuancées, comme un paysage météorologique d’expériences : mouvements de lumière, de sons, de couleurs, de textures. Les trente acteurs du projet forment les “blizzards” dans leur forme la plus collective – une composition d’intensités individuelles et de forces atomiques, qui bougent et s’expriment de manière unique, mais dans le cadre de règles ou de paramètres mesurés. Alors, peut-être que le motif des “30 Blizzards” deviendrait un méta-modèle du monde dans son ensemble. Le monde, à l’intérieur du monde, à l’intérieur du monde, où chaque personnage serait comme une petite planète, laissant tomber ses propres miettes singulières.

    “Miu Miu presents : Helen Marten. 30 Blizzards.”, du 22 au 26 octobre 2025 au Palais d’Iéna, Paris 16e.