11 sept 2020

De Nan Goldin à Cy Twombly, les artistes disent l’intime à la Collection Lambert

Jusqu'au 20 septembre en Avignon, la Collection Lambert tente de saisir l’impalpable notion d’intime, à travers le regard de divers artistes de Nan Goldin à Roni Horn. Une réflexion captivante sur ce qui caractérise le mystère de l’être.

Isabelle Huppert vous regarde. Et ça ne fait pas rien. Sur les quatre murs d’une salle de la Collection Lambert à Avignon, son visage apparaît : cinq séries de cinq portraits. Comme une pellicule de cinéma qui se déploie, la série suit les mouvements du visage, une moue, un sourire qui s’efface ou s’affirme. L’artiste Roni Horn a demandé à l’actrice française d’incarner, pour chaque série, un rôle qu’elle a joué sur grand écran : Jeanne dans La Cérémonie, Erika dans La Pianiste ou encore Emma dans Madame Bovary. Sans artifice, sans décor, ni lumière, ni maquillage, ni costume, ne demeurent que les multiples possibilités d’être au monde d’une femme, Isabelle Huppert. L’actrice revêt des masques qui dévoilent plus qu’ils ne dissimulent. C’est aussi la puissance du cinéma. Son intériorité est mise à nu. Son identité se fait fuyante, elle court comme la pellicule devant la lumière du projecteur. Le regard que lui porte Roni Horn forme l’envers d’un male gaze, celui qui assignerait à la femme de s’inscrire dans un stéréotype et de s’y limiter. L’artiste américaine n’assigne rien, elle laisse advenir l’identité, déclinée au pluriel et insaisissable.

 

 

Avec ses clichés d’Isabelle Huppert, Roni Horn déconstruit d’emblée l’idée du portrait unique, autoritaire et monolithique, issu d’une longue histoire de l’art.

 

 

Pour célébrer ses 20 ans, le musée créé par Yvon Lambert (qui restera sans doute comme le plus grand galeriste français des cinquante dernières années) propose cet été deux expositions. La première dresse le portrait du galeriste à travers ses amitiés artistiques. Chaque salle, dévolue à un artiste, présente les chefs-d’œuvre de la Collection Lambert : Anselm Kiefer, Donald Judd, Sol LeWitt, Cy Twombly… La seconde, dont il est question ici avec Roni Horn et Isabelle Huppert, se concentre sur une question plus vertigineuse : comment représenter l’intime de l’être, insaisissable, mouvant et invisible. Le portrait s’affirme d’abord comme une évidence. Mais Roni Horn, avec ses clichés d’Isabelle Huppert, déconstruit d’emblée l’idée du portrait unique, autoritaire et monolithique, issu d’une longue histoire de l’art. Au sein de cette même première salle, l’artiste va plus loin encore et se libère de toute idée de représentation visuelle en dressant le portrait de son ami Felix Gonzalez-Torres au moyen d’une simple énumération de ses jouets d’enfance. Les mots Chilly Willy, Dingo, Lucy, Fred Pierrafeu ou Charlie Brown résonnent dans la salle. Cette lecture, Roni Horn l’avait réalisée pour la première fois en 1996 à la mort de Felix Gonzalez-Torres. Que reste-t-il de notre être après la mort ? Sommes- nous autre chose que la liste des jouets qui ont ému notre enfance, c’est-à-dire, aussi, pouvons-nous échapper à l’enfance qui nous a forgés ?

Cette difficulté à représenter et à atteindre l’intime d’un être est au cœur de la série de portraits d’Yvon Lambert présentée dans la salle adjacente. Comme un exercice de travaux pratiques. Dans une perspective minimaliste, Stanley Brouwn le représente à l’aide d’une simple planche de bois sur tréteaux. L’artiste conceptuel y a dessiné une ligne droite d’une longueur correspondant à la hauteur exacte du galeriste. L’être se transforme en unité de mesure de toute chose, à laquelle tout le reste de l’espace se confronte. Combien d’Yvon Lambert faut-il pour atteindre le plafond ? ou traverser la salle ? Cy Twombly use lui aussi de la ligne pour figurer le galeriste dans une très émouvante toile de 1975. Le corps est figuré par un simple trait vertical, les pieds par un autre trait oblique. C’est Yvon Lambert dans l’embrasure de la porte de sa galerie, ou, plutôt, Yvon Lambert comme porte vers sa galerie, vers l’art et la connaissance. La peinture introduit brillamment le propos central de l’exposition qui voit en l’être humain plus qu’une individualité romantisée dans sa solitude intérieure. L’intime de l’être y est présenté sous la forme d’une tapisserie complexe tissée de mille liens avec l’extérieur et le monde.

 

 

Nan Goldin touche à l’intime dans ce qu’il a, en vérité, de plus cru, brut et implacable.

 

 

La grande salle consacrée à la photographe Nan Goldin en fait la démonstration à travers une centaine de clichés. À la fois journal intime et mémoire de vies croisées au sein de la communauté artistique undergound new-yorkaise, l’œuvre de l’Américaine touche à l’intime dans ce qu’il a, en vérité, de plus cru, brut et implacable. Elle exprime aussi les possibilités d’une émancipation de l’individu grâce à la communauté qu’il s’est choisie. Sur un lit, un homme pose délicatement sa tête sur celle d’un autre homme endormi par l’ivresse. Le geste est simple, il dit toute l’attention à l’autre, cette notion de “care” qui éclaire la plupart des clichés. “Je ne photographie pas des étrangers”, répète l’artiste. C’est sans doute pour cela que Nan Goldin échappe au voyeurisme, préférant la vision d’une humanité commune et partagée où l’autre n’est jamais nié ou mis à distance. Le titre de l’exposition ne dit rien d’autre : Je refléterai ce que tu es… Le “Je” se fait surface de reflet de l’autre, l’autre devient reflet de soi, soi-même comme un autre…

 

Pour Douglas Gordon, au contraire, la relation de l’intime au monde se fait plus épidermique et enfermante. L’artiste britannique a photographié le célèbre écrivain néerlandais Oscar van den Boogaard de dos, face à un miroir. Dans celui-ci, se lit sur sa peau le mot “Guilty” (“coupable”) que Gordon a fait tatouer à l’envers, à la manière des tatouages de prisonnier. Ce sentiment enfoui d’une incroyable violence n’est pas seulement révélé par le miroir, figure du monde extérieur. C’est ce regard extérieur qui en est l’origine, la matrice. Cette réflexion sur ce que la société impose au corps exprime une autre évidence : le corps ne peut se dissocier de l’être intime. Corps et âme sont un tout, comme l’individu et le monde. À l’étage, une œuvre de l’Américain Jason Dodge évoque magnifiquement cette question du rapport à l’autre en usant d’un tout autre langage plastique. Dans un coin de mur, une ampoule allumée touche une autre ampoule éteinte. Elle l’illumine. Les deux sont iridescentes. La lumière d’un être ne vient pas toujours de son for intérieur.

 

Je refléterai ce que tu es… – De Nan Goldin à Roni Horn : l’intime dans la Collection Lambert, jusqu’au 20 septembre à la Collection Lambert, Avignon.