15 avr 2020

Comment l’artiste Rachel Rose réécrit l’histoire du vivant

Investissant aussi bien la vidéo, la sculpture, la photographie et l’installation, l'artiste américaine Rachel Rose développe depuis quelques années une œuvre hybride où se mêlent expériences intimes, récits archaïques, légendes mystiques et paroles d’astronautes. Inaugurée à la fondation Lafayette Anticipations quelques jours avant le confinement, sa toute première exposition personnelle en France vient de rouvrir ses portes ce lundi 25 mai et se voit prolongée jusqu'au 13 septembre, compte tenu de la situation exceptionnelle. Celle-ci nous offre l'occasion de plonger dans les multiples paysages qui composent l'œuvre de l'artiste, des paysages liquides et infinis où le vivant raconte sa propre histoire.

Des sentiments intimes aux questionnements universels

 

Rachel Rose est une conteuse d’histoires. Pas l’une de celles que l’on retrouve assise sur une chaise à bascule, une couverture sur les genoux et des petites lunettes au nez, mais bien davantage celle qui sonde son âme puis filme, dessine, expérimente, tâtonne, assemble, compose des récits pluriels et protéiformes qui grattent l’écorce de notre réalité contemporaine. Dès son enfance passée à la campagne, dans une ferme à quelques heures de New York, la jeune Américaine passe beaucoup de temps seule à développer son monde imaginaire et à inventer ses propres fables. Des années plus tard, si les sujets de ses œuvres ne sont jamais tirées directement de son enfance, elles proviennent bien souvent de sentiments très personnels et suivent une structure similaire aux schémas narratifs classiques : un développement, un climax et une conclusion. Pour preuve, sa vidéo A minute ago (2014) où l’artiste filme des paysages ravagés par des vents, est née d’une expérience vécue par l’artiste dans un café alors qu’une bourrasque frappe soudainement la vitrine. Une scène que Rachel Rose associe à l'anxiété qu'elle ressent suite à l’ouragan Sandy, qui avait touché (entre autres) la côte Est des États-Unis en octobre 2012. Le film devient alors pour elle une “manière de regarder quelques-unes des racines de notre vulnérabilité physique” en montrant comment, en à peine quelques secondes, un statu quo peut être complètement renversé.

 

 

“Nous-mêmes, en tant qu’êtres vivants, formons le paysage.”

 

 

“Je pense que mes histoires proviennent surtout de ma volonté de comprendre comment contenir les nombreux sentiments tacites qui nous traversent”, nous confie Rachel Rose. Ces “sentiments tacites” – comme elle les appelle – se manifestent dans ses œuvres à travers des éléments clés, parfois inconscients, qui tendent ensuite vers des questionnements plus globaux. Récurrent dans son travail, l’œuf en est un parfait exemple : dès 2016, celui-ci se manifeste dans son film d’animation Lake Valley,  où un œuf brisé déverse brièvement son contenu, puis au cœur de son installation Autostopic Egg, un an plus tard, dans laquelle un œuf en résine transparente devient l’outil de réfraction d’une vidéo projetée sur le mur, montrant Fred Astaire en train de danser. C’est seulement en 2017, au moment de sa grossesse, que la puissance symbolique, existentielle et universelle de l’œuf apparaît clairement à l’artiste : “j’ai alors réalisé que les œufs étaient pris dans deux échelles temporelles très différentes : leur existence repose sur des millions d’années d’évolution, et leur fonction repose sur moins d’une seconde de transmission et de connexion. J’en étais bouche bée”, se remémore-t-elle. Depuis, Rachel Rose intègre explicitement l’œuf dans ses œuvres, que celui-ci apparaisse noir et géant dans une photographie énigmatique d’un cheval blanc dans les herbes de la Camargue, ou bien modelé dans la roche et le verre soufflé dans ses récentes sculptures hybrides The Borns (2019), comme le motif éloquent et archaïque d’une vie en perpétuelle régénération.

Le paysage sous toutes ses formes

 

 

Sculpture, photographie, court-métrage ou installation vidéo… si les supports et formats investis par Rachel Rose sont nombreux, un même fil rouge relie ses œuvres : le paysage. L’artiste elle-même y note sa présence continue, sans pour autant être à même de le définir précisément, tant celui-ci prend des formes différentes : si dans sa vidéo Enclosure (2019), le paysage incarne celui de l’Angleterre agraire du XVIIe siècle, où le système féodal laisse place à un capitalisme qui prend racine, il devient dans Lake Valley (2017) l’antre d’une forêt féérique où vivent les animaux sauvages autant que le décor ordonné et monotone de la banlieue pavillonnaire, symbole de la famille nucléaire centrale au développement de l’enfant, puis est envisagé dans le film Everything and more (2015) comme l’espace vide et infini de l’Univers dans lequel gravite la Terre, dont l’expérience provoque de nouvelles capacités sensorielles… “Nous-mêmes, en tant qu’êtres vivants, formons le paysage. Je pense que c’est pour cela que toutes mes œuvres sont totalement ancrées dans ce motif”, conclut-elle.

 

 

Rachel Rose ne cesse d’exploiter la liberté d’investir des territoires méconnus, de se mettre dans la position instable du risque.

 

 


C’est ce même intérêt artistique pour le paysage qui poussa l’artiste, alors âgée de 24 ans et étudiante en école d’art, à abandonner la peinture. Sentant sa créativité restreinte par les nombreuses discussions théoriques et pratiques autant qu’écrasée sous le poids sacré de l’histoire picturale, Rachel Rose se tourne vers le film documentaire qu’elle apprend en autodidacte, exaltée par la liberté que ce médium lui offre pour raconter ses propres histoires sans modèle préétabli : “J’ai enfin senti que je pouvais faire les choses moi-même sans enseignement, que je pouvais essayer toute seule d’assembler les choses sans être intimidée : le montage, le mixage sonore…” À 34 ans aujourd’hui, l’artiste ne cesse d’exploiter cette même liberté d’investir des territoires méconnus, de se mettre dans la position instable du risque. “Dans mon travail, il est toujours naturel pour moi de bien faire attention à ne pas savoir ce que je fais!” s’amuse-t-elle. Aussi, après s’être essayée cinéma d’animation et à la production globale d’un court-métrage entièrement scénarisé, mobilisant une équipe complète de tournage, l’artiste vient d’entamer l’écriture de son premier script, une entreprise nouvelle qui lui vient là encore de son insatiable curiosité.

Rachel Rose, “Lake Valley” (2016), vidéo © Rachel Rose. Courtesy de l’artiste, Galerie Pilar Corrias Londres et entreprise Gavin Brown’s, New York / Rome

L'être humain face à sa propre condition

 

 

En 2013, Rachel Rose se rend avec sa caméra dans des zoos des États-Unis, dans un laboratoire de cryogénie de l’Arizona et dans un laboratoire de perception robotique. De ces visites et de ses rushs résultera sa toute première œuvre vidéo, Sitting Feeding Sleeping : des vues de robots et de machines s’entrecoupent de celles d’ours polaires ou de pandas en captivité, illustrant une réflexion globale sur le rapport de l’être vivant à son existence, à son évolution et à l’éventuelle immortalité de son corps redue possible par la science. Dans une prolongation de ses propres obsessions, de ses doutes et de ses états émotionnels – que Rachel Rose formule ici par ses propres pensées, lues en voix off sur la vidéo –, la mortalité et la condition humaine forment donc, dès ses premiers travaux, le cœur de son propos artistique. Chaque œuvre évoque, à sa manière, le rapport de l’humain au monde, à l’environnement, à la science, mais aussi à l’immatériel, à l’impalpable et à la spiritualité, montrant ainsi combien les façons d’être au monde sont multiples alors que chacun fait face à une même fatalité : la mort.

 

 

 

L’œuvre de Rachel Rose nous rappelle que nous vivons dans un monde résolument liquide.

 

 

Outre le spectre fascinant de la mortalité, l’œuvre de Rachel Rose nous rappelle par ses formes, ses sujets et ses histoires que nous vivons dans un monde résolument liquide. Ainsi, à Lafayette Anticipations, le parcours du visiteur se prolonge sur trois étages dans une fluidité déconcertante, où une œuvre appelle la précédente par ses sons et ses lumières, mais aussi par un même sol en moquette qui installe le parcours dans un monde “autre” – une hétérotopie, comme le dirait Michel Foucault. Pour identifier le sentiment de liquidité ressenti par le spectateur, l’artiste répond : “Relier ses œuvres et ses idées avec authenticité, pour n’importe quel artiste ou écrivain, requiert un certain sens du liquide. Peut-être la “liquidité” serait-elle un autre mot pour parler de “connexion”.

 

Point culminant de l’exposition, et peut-être bien l’une des œuvres les plus percutantes de Rachel Rose, la vidéo Everything and more s’en fait une illustration directe, autant que la synthèse de toutes les thématiques chères à l’artiste, qui paraissent y fusionner. Inspirée par les films d’espace tels que Gravity et Interstellar, celle-ci nous transporte dans le corps de l’astronaute David Wolf, qui raconte son retour sur Terre après un an passé dans l’espace. Les nouvelles sensations décrites par l’homme sont illustrées par des images spatiales, des expériences chimiques ou encore des salles de concert emplies d’une foule déchaînée en slow motion, comme pour matérialiser ces instants fugaces et précieux qui nous rappellent notre condition : celle d’un être humain mortel, ému face à la beauté de l’infini.

 

L'exposition Rachel Rose rouvre ses portes dès ce lundi 25 mai et ce jusqu'au 13 septembre à Lafayette Anticipations, Paris 4e.

Rachel Rose, “Everything and More” (2015). Vue de l’exposition de Rachel Rose à Lafayette Anticipations, mars 2020 © Andrea Rossetti / Lafayette Anticipations, Paris