2 déc 2024

Cartier au Japon : à la découverte des influences nippones de la maison

Une double exposition célébrait cet été les 50 ans de présence de la maison Cartier au sein de l’archipel nippon. Plongée fascinante au cœur du pays du Soleil-Levant, l’événement conjugue panorama de la création artistique japonaise (à travers les dialogues engagés par la Fondation Cartier avec des artistes comme Daido Moriyama et Nobuyoshi Araki) et immersion dans les pièces de joaillerie inspirées par le pays.

Carter Paris, broche japonaise (1907). Platine et diamants, diamètre : 3,95 cm.
Carter Paris, broche japonaise (1907). Platine et diamants, diamètre : 3,95 cm. Courtesy of Cartier.

Cartier célèbre 50 ans au Japon avec une double exposition

Vingt ans après les attentats du 11 septembre 2001, Sho Shibuya réinterprétait la couverture du New York Times en peinture : les tours jumelles, de simples rectangles d’un blanc immaculé figurant l’absence, émergeaient d’un dégradé de bleu si clair et resplendissant que le drame paraissait toujours aussi irréel. Le succès sur Instagram fut immédiat.

Depuis, ses réinterprétations picturales et abstraites des unes de grands quotidiens ont séduit toujours davantage un grand public d’abord confiné (Sho Shibuya a initié ses travaux pendant le Covid), puis confronté à des drames géopolitiques nouveaux. Les peintures symbolistes de ce Japonais installé à New York offrant une vision sans doute plus poétique de l’actualité que les chaînes d’info en continu. À Tokyo cet été, c’est à lui que la Fondation Cartier a fait appel pour ouvrir la double exposition célébrant les 50 ans de l’inauguration de sa première boutique au Japon et les liens de l’institution avec les artistes nippons. 

Daido Moriyama, Tokyo (2015). 45 x 60 cm.
Daido Moriyama, Tokyo (2015). 45 x 60 cm. Courtesy the artist.

Sho Shibuya dévoile une fresque du Japon contemporain

Sho Shibuya a ainsi installé, au cœur du Musée national de Tokyo, cinquante peintures réalisées lors d’un périple de trente-six jours à travers le Japon. Dans chacune des quarante-sept préfectures traversées, l’artiste a acheté religieusement l’édition du journal régional – parfois deux fois par jour, pour l’édition du matin et celle du soir – afin de peindre sur sa une le ciel de la localité concernée.

L’installation qui s’élève dans les airs de la rotonde du musée prend ainsi des airs de constellations impressionnistes. Avec ce projet conçu pour la Fondation Cartier, Shibuya s’inscrit dans les pas d’un illustre prédécesseur, le célèbre Hiroshige. En 1832, Hiroshige décide de réaliser cinquante-trois estampes entrées dans la légende : le Japonais parcourt alors son pays de la capitale du shogunat, Edo, à la capitale impériale, Kyoto. 

Hiroshi Sugimoto, paravent en treillis de glycine du sanctuaire Kasuga Taisha (2022). Courtesy the artist.
Hiroshi Sugimoto, paravent en treillis de glycine du sanctuaire Kasuga Taisha (2022). Courtesy the artist.

La Fondation Cartier, fidèle soutien des artistes japonais

L’exposition “Musubi” offre ainsi un très beau panorama des projets initiés par la Fondation Cartier avec des artistes japonais, ou des artistes occidentaux installés au Japon. En tout premier lieu avec des photographes. Dès 1995, elle inaugure, en précurseure, le premier solo show de Nobuyoshi Araki à Paris. Près de vingt ans plus tard, la Fondation va jusqu’à lui commander une œuvre exceptionnelle : l’artiste envoie chaque jour un cliché que l’institution publie sur son site Web. Les 1 250 photos forment, en 2016, un slide show géant (Non-Diary Diary).

Au sein du Musée national de Tokyo, on découvre une vingtaine de ses réalisations. Daido Moriyama, l’un des photographes les plus importants de l’archipel, est célébré quant à lui en 2003 à Paris. La Fondation Cartier présente 200 de ses clichés noir et blanc ainsi que plus de 3 000 Polaroid. Deuxième invitation en 2016, l’artiste présente cette fois-ci ses photographies couleur et une création inédite pour la Fondation : un nouveau slide show XXL sur plusieurs écrans simultanés. Avec ce Dog and Mesh Tights, les photos noir et blanc se succèdent par diptyques pour créer des alliances inédites et surprenantes, graphiques. 

Yukio Nakagawa, Discovery (1976). Tulipes et raphia. Courtesy the artist. (Exposition Cartier)
Yukio Nakagawa, Discovery (1976). Tulipes et raphia. Courtesy the artist.

De William Eggleston à Yukio Nakagawa : des photographes de renom

Autre invitation couronnée de succès, celle faite au maître américain William Eggleston, qui, en 2001, s’envole pour le Japon afin de capturer Kyoto avec maestria. Le dialogue entamé dès les années 90 s’étend bien au-delà de la photographie avec des artistes contemporains devenus aujourd’hui de véritables stars comme Hiroshi Sugimoto, exposé dès 1993, ou Takashi Murakami, présenté dans une exposition de groupe en 2001 avant de prendre possession de la Fondation Cartier à Paris en 2002.

Peut-être moins connu du public occidental, Yukio Nakagawa fut l’un des premiers à introduire l’ikebana – l’art floral japonais – au sein de l’art contemporain. Il en fit un usage provocant, érotique et violent, avant de prendre ses œuvres en photo, clichés présentés dès 1998 au sein de l’exposition Être nature, et dont on trouve quelques exemples à Tokyo. Son incroyable Discovery (1976) a tout l’air d’un morceau de viande crue, il s’agit en réalité de centaines de tulipes compactées et ficelées avec du raphia comme un monstrueux paquet inquiétant.

C’est bien à dresser un double portrait que l’exposition “Musubi” s’attelle : celui de la création japonaise, bien sûr, mais également celui – en creux – de la Fondation Cartier depuis ses origines. Un certain art japonais et l’institution semblent partager une vision iconoclaste de l’art, entre respect de la tradition et regard sur de nouvelles formes parfois rebelles ou, à l’époque, dévaluées par le petit cénacle de l’art contemporain. Il n’est pas étonnant que leur rencontre précoce ait fait quelques étincelles. 

Nobuyoshi Araki, Hi-Nikki (Non-Diary Diary) (2016). Photographie, 45 x 60 cm. Courtesy the artist. (Exposition Cartier)
Nobuyoshi Araki, Hi-Nikki (Non-Diary Diary) (2016). Photographie, 45 x 60 cm. Courtesy the artist.

L’influence de la culture japonaise sur la maison

En écho à ces dialogues artistiques, la seconde partie de l’exposition ausculte cette fois-ci la manière dont la maison Cartier elle-même entra en conversation avec la culture japonaise, au point que cette dernière lui inspira certaines pièces. Ainsi, les archives attestent de l’existence de créations d’inspiration japonaise dès la fin du 19e siècle – dans un contexte d’orientalisme et de japonisme florissants. Louis Cartier (1875-1942) lui-même fut membre de la Société des amis de l’art japonais.

Les ouvrages de sa fameuse collection personnelle furent d’ailleurs pour beaucoup consacrés aux créations du pays. Il ne s’y rendit pourtant jamais. Il n’en demeure pas moins que l’essence même de Cartier – la pureté des lignes, le rôle de l’architecture, le symbolisme végétal et animal – dialogue parfaitement avec la culture du Japon, quand elle ne s’en inspire pas directement.

Les estampes japonaises poussent très loin la stylisation de la nature, par une forme de simplification”, commente Pierre Rainero, directeur du style, de l’image et du patrimoine de la maison. “Le mouvement passe par une simple courbe. La couleur est un aplat. Les fleurs sont quasiment impressionnistes. Cela a sans aucun doute influencé la stylisation propre à Cartier. Certaines de nos pièces contemporaines d’inspiration japonaise vont même vers une disparition de la représentation.” 

Des trésors signés Cartier

L’exposition recèle d’autres surprises, comme cette pendule mystérieuse de 1923 reprenant la forme d’un portique japonais, ces incroyables chimères montées en bracelet, ou encore ces très belles broches du début du siècle dernier, hommages à l’art japonais du pliage. Une broche japonaise de 1907 incarne particulièrement cette conversation fertile entre Cartier et le Japon : sa forme arrondie et abstraite évoque tout autant le savoir-faire architectural de la maison et son sens de la pureté, qu’un symbole nippon. Une certaine philosophie de la forme et de la lumière qui fait ici des éclats.