Paris 2024 : rencontre avec Mathieu Lehanneur, le designer derrière la flamme olympique
Depuis le 16 avril dernier, le relais de la flamme olympique fait voyager la torche imaginée par Mathieu Lehanneur de la Grèce en passant par la Corse, et enfin Paris, dernière étape du circuit. Près de 5 000 kilomètres parcourus sans que celle-ci ne s’éteigne, passant de mains en mains dans une liesse collective annonçant les festivités des Jeux Olympiques de Paris 2024. Un petit bijou de technologie et de design, au même titre que son chaudron et sa monumentale vasque, enflammée hier soir par Marie-José Pérec et Teddy Riner à l’issue d’une cérémonie d’ouverture grandiose. Rencontre avec le créateur français.
Propos recueillis par Camille Bois-Martin.
Portraits par Nathan Merchadier.
Mathieu Lehanneur, designer des Jeux Olympiques de Paris 2024
Numéro : Depuis avril dernier, votre torche parcourt le territoire français. Qu’est-ce que cela vous fait de la voir prendre vie ainsi ?
Mathieu Lehanneur : C’est quelque chose de très émouvant que je ne soupçonnais absolument pas. À vrai dire, je ne connais pas très bien l’univers qui entoure la torche olympique, de la cérémonie en Grèce à son relais. Ce que je n’imaginais pas, c’était le potentiel émotionnel de cette “liturgie” populaire, en dehors de toute religion ou politique. Le parcours est très ritualisé, mais il y a une dimension presque magique, quel que ce soit son design, qui échappe à la rationalité. J’avais eu un premier indice lorsque j’en avais discuté avec Tony Estanguet [président du comité d’organisation des Jeux olympiques de Paris 2024], qui me racontait avec beaucoup d’émotion son souvenir lorsqu’il avait porté la flamme olympique à Rio. Il me parlait d’un moment incomparable, qui provoque des frissons !
Quel imaginaire des Jeux Olympiques aviez-vous avant de collaborer avec Paris 2024 ?
Je ne suis ni un grand sportif, ni un immense fan de sport. Mais j’avais en tête la cérémonie d’ouverture à Barcelone [1992], avec cet archer qui tire la flamme olympique et enflamme le chaudron à quelques dizaines de mètres de là. Puis, il y a évidemment une différence dans la façon dont le pays hôte vit la chose. Lorsque j’ai été présélectionné pour participer au concours de création de la torche, du chaudron et de la vasque, je n’avais aucune idée en tête et je ne savais pas à quoi ressemblerait le cahier des charges…
Lorsque vous avez reçu ce cahier des charges, vous êtes-vous senti submergé ?
Ma première constatation était qu’il était presque vide. Le comité de Paris 2024 s’est avéré très ouvert ; il y avait quelques prérequis sur la dimension et sur le poids, afin que la torche puisse être portée facilement et par n’importe qui, et il fallait également faire en sorte que la flamme ne s’éteigne jamais. Mais c’est tout. Ce projet n’a rien changé à ma façon de travailler. Même si, bien sûr, quand je dessine une pièce, elle est rarement vue par plusieurs milliards de personnes ! Lorsque je conçois un objet, ce sont les émotions qu’il va convoquer, la façon dont vous allez l’utiliser qui m’intéressent. À la fin, je n’ai que la matière pour m’exprimer.
Matériaux, inspirations, complications… Les secrets de la torche de Paris 2024
Où avez-vous trouvé l’inspiration pour la torche, bien différente des précédentes avec son design très moderne et sa partie supérieure refermée ?
J’ai été très inspiré par les valeurs prônées par les Jeux Olympiques et notamment par la notion d’égalité, que je voulais absolument transposer dans un objet. Comme j’avais carte blanche, je voulais faire quelque chose de très différent des précédentes torches qui ont presque toutes la même forme : serrée en bas pour une prise en main facile, et évasée en haut pour déployer la flamme. Ce design me faisait penser à un sceptre de monarque, à quelque chose de très conquérant… Donc je voulais absolument me libérer de cette forme, mais je n’étais pas sûr d’y parvenir sur le plan technique. Il fallait revoir les éléments de brûlure, le refroidissement, tout le système en fait. C’est finalement cette arrogance un peu française, par le fait de vouloir se démarquer, qui nous a inspirés !
Comment ce concept d’égalité se traduit-il concrètement dans la torche ?
Il se traduit par la symétrie de la torche, qui est sans doute le meilleur véhicule de l’idée d’égalité. Verticalement, horizontalement… Tout est symétrique ! Elle raconte aussi le contexte, la géographie du lieu d’accueil, en l’occurence Paris. Je me suis notamment nourri de la Seine qui, évidemment, joue un rôle clé dans les Jeux Olympiques avec la cérémonie d’ouverture, mais aussi parce qu’elle relie la capitale et la Seine-Saint-Denis, qui sont les deux grandes plateformes où se dérouleront les épreuves. J’ai également réfléchi au trajet de la flamme, qui est partie par la mer de la Grèce vers la Corse, et qui a cheminé de la Bretagne vers la Martinique, la Guadeloupe, les Antilles, par l’océan. L’eau constitue donc un fil rouge, que j’ai retranscrit à travers ces ondulations en partie basse de la torche.
Et à propos de son matériau ?
La torche est entièrement fabriquée en acier recyclé. Avec mon équipe, nous avons voulu réduire au maximum la quantité de torches produites. Dans le passé, on en comptabilisait 10 à 12 000. Là, on a réduit ce chiffre au minimum, c’est-à-dire 2 000. Ce qui nous a compliqué un peu la vie en terme de conception, car cela sous-entend que chaque torche va accompagner plusieurs relayeurs de la flamme, a contrario des éditions précédentes où chaque torche ne courait qu’une fois. On a également réduit la quantité de matière utilisée en travaillant avec un acier qui fait moins d’un millimètre, aussi fin qu’une feuille de carton.
Quel était le plus grand défi de ce projet ?
Du résultat du concours début 2023 au dévoilement de la torche en juillet de la même année, on a eu six mois. C’était une course contre la montre. Une fois qu’on avait montré au public la torche, on ne pouvait plus revenir en arrière. Il fallait s’assurer que les 2 000 exemplaires qui seraient produits en suivant étaient parfaits sur le plan technique comme au niveau du design. On a fait beaucoup de tests de flammes, pour vérifier sa résistance au vent, à l’eau, on mesurait son poids, sa température, son ergonomie à chaque étape de sa conception. On a d’ailleurs jeté je ne sais combien de prototypes de quatre mètres de haut pour vérifier leur résistance…
Avez-vous un souvenir marquant de cette période de conception de la torche ?
Oui, qu’on en a cassé beaucoup. [Rires] Il y a eu un moment qui peut sembler n’être qu’un détail, mais qui a beaucoup déterminé l’apparence finale de la torche. Tous nos tests étaient terminés, la forme était confirmée, et puis on s’est rendu compte qu’il n’y avait pas assez d’air qui entrait pour que la flamme soit belle. Pour obtenir une flamme jaune, brillante et orangée, il faut de l’oxygène. Mais je voulais que l’apparence de la torche soit la plus pure possible, qu’on ne voit aucune vis, aucun trou d’aération, aucun détail technique. Qu’elle ressemble finalement à une sculpture.
Les ingénieurs m’ont dit, “Lehanneur, t’es sympa, mais il nous faut des trous !” Ils nous ont donc calculé très précisément le nombre de centimètres nécessaires à l’aération. Mais les propositions que l’on m’a fait ne m’allaient pas du tout car les petits trous apparaissaient sur chaque flanc de la torche, et ils ressemblaient finalement presque aux hauts-parleurs d’un Iphone. C’était propre et nickel, mais ça faisait basculer la torche vers un objet technique, presque technologique.
Comment êtes-vous parvenu à faire sans cette aération ?
J’ai demandé aux ingénieurs de me donner une semaine pour trouver une solution. On s’est creusé la tête avec mon équipe, et puis on a eu cette idée extrêmement simple d’utiliser le logo de Paris 2024 pour infiltrer l’air. On a reculé la petite plaque de quelques militaires pour que l’oxygène s’y engouffre… et ça suffisait ! Pas de vis, pas d’éléments techniques.
Vous ne vouliez vraiment pas que cette torche ressemble à un objet technologique…
Nos cerveaux sont remplis de références. Chaque matière, chaque finition ou chaque forme, qu’on le veuille ou non, finit par être associée aux objets ou images de notre quotidien. Au studio, on fait souvent cet exercice de demander à des personnes extérieures au projet de nous dire à quoi tel ou tel design leur fait penser. Pour la torche, on a fait la même chose. Certains ont mentionné une amphore grecque, d’autre un muscle… Ce n’étaient pas les idées de départ, mais ce ne sont pas de mauvaises associations !
“Pour la vasque, on a pris toute la liberté possible. Très honnêtement, quand je l’ai proposée en phase concours, je pensais qu’elle ne passerait pas. Je me disais : ‘ça serait dingue quand même !’” – Mathieu Lehanneur
Vous avez également conçu un chaudron surprenant, qui prend la forme d’un anneau épuré perché sur un socle en acier brillant.
Je crois que c’est la première fois qu’un seul designer réalise les trois [la torche, le chaudron et la vasque]. D’habitude, pour une raison qui m’échappe, ce sont plusieurs créateurs qui conçoivent les différents objets. Moi j’ai eu cette chance de pouvoir réfléchir aux trois comme une continuité. Le chaudron suit le relais. Il se nourrit un peu des mêmes éléments signatures de la torche, dont on retrouve la teinte, le concept de ligne épurée et des ondulations de l’eau en relief sur la partie basse, mais version anneau de feu. C’est comme le chapitre deux de cette histoire olympique. Si la torche parle d’égalité, le chaudron parle davantage de fraternité, car c’est un objet fédérateur autour duquel se retrouvaient tous les soirs les relayeurs et les spectateurs pour l’embraser au fur et à mesure des étapes du relais.
À l’occasion de la cérémonie d’ouverture ce vendredi, la vasque a enfin été révélée, allumée par les athlètes Marie-José Pérec et Teddy Riner, avant de s’envoler dans les airs…
C’est le dernier chapitre de cette aventure ! Elle se nourrit des mêmes éléments signatures, mais elle est radicalement différente en terme d’échelle. On a poussé les curseurs un, deux, voire trois crans plus loin. La torche était finalement l’exercice de style qui reste le plus dans les clous de ce qu’on attend traditionnellement des Jeux Olympiques, car, à cause de la flamme, je ne pouvais pas altérer son diamètre ou choisir n’importe quel matériau. Pour la vasque, on a pris toute la liberté possible. Très honnêtement, quand je l’ai proposée en phase concours, je pensais qu’elle ne passerait pas. Je me disais : “ça serait dingue quand même !” Mais c’était mal connaître le comité des JO…