Bourse de commerce : visite guidée avec les frères Bouroullec du musée de François Pinault
François Pinault a fait appel au duo iconique du design français pour imaginer le mobilier de la Bourse de commerce. Les frères Bouroullec dévoilent en exclusivité à Numéro art leur projet : des monumentaux luminaires intérieurs aux surprenantes créations en extérieur.
Interview par Thibaut Wychowanok.
Numéro art : Votre intervention à la Bourse de commerce commence en réalité à l’extérieur, autour du bâtiment parisien. En quoi consiste ce dispositif ?
Ronan Bouroullec : C’est le point de départ de la collaboration, c’est-à-dire faire de la rue autour de la Bourse une “place”, pour les visiteurs et les passants, et imaginer en même temps un signal. Signaler la Bourse, au-delà du bâtiment lui-même.
Le lieu avait sombré dans l’oubli…
C’est vrai. Son caractère circulaire est pourtant très singulier. Mais le chantier des Halles l’a dissimulé pendant de nombreuses années. La question du signal était donc un enjeu. Les abords de la Bourse ne pouvaient pas s’imaginer en continuité du jardin des Halles. Singer ce lieu à l’esthétique très… hétéroclite n’avait pas de sens. Le sol de la rue encerclant le bâtiment s’en distingue de toute façon par ses pavés classiques. Nous avons travaillé à l’origine sur plusieurs projets de gradins que nous avons abandonnés au profit de bancs en cupro-aluminium, de 12 mètres de long, légèrement cintrés. L’alliage de bronze et d’aluminium offre une grande résistance et une belle patine, très claire et un peu éteinte au départ mais qui évoluera vers le brun avec le temps. Cette solution nous permettait de résoudre d’importantes questions de sécurité : le premier banc est un dispositif anti-bélier, bloquant toute possibilité d’attaque terroriste avec un camion. Nous avons également imaginé des drapeaux qui s’élèvent dans les airs, à la manière de mobiles. Le drapeau, par sa matière particulière, donne l’impression d’un métal en fusion, entre l’eau et le métal, l’or et l’argent. Son mât, qui sera probablement doré à la feuille d’or, reposera sur une imposante base inspirée d’un rocher. Ce mobile est de l’ordre de la sculpture, créant quelque chose d’immatériel et reflétant les alentours, Paris, le ciel.
La feuille d’or, un drapeau doré et argenté… Ce projet paraît bien plus show-off que ce à quoi vous nous avez habitués.
Lors de l’installation, ce sera peut-être un peu rutilant, brillant, luxueux. C’est le problème d’un jean neuf ! Mais ce que je retiens de l’extérieur est son côté très direct, et le vide que le projet laisse exister sur la place. Notre réflexion s’est concentrée sur le rapport à la ville, à la couleur de la pierre, et sur la question de l’absence et de la présence. L’or est un matériau très présent à Paris. Et la pierre y est elle-même légèrement jaune. C’est ce qui nous avait déjà poussés à utiliser le cupro-aluminium pour nos fontaines installées en 2019 sur les Champs-Élysées. Le drapeau est encore un autre sujet. Pendant très longtemps, nous avons cherché une manière d’écrire “Collection Pinault” à la façon des typographes des années 30. Et nous avons fini par nous dire que ce serait plus intéressant d’imaginer une solution qui étonne et crée l’émerveillement. Le drapeau, avec son dégradé reflétant le soleil et le ciel, apporte une charge de lumière à un environnement certes beau, mais très gris. Nous réalisons des tests sur des textiles issus de l’industrie de la mode avec deux possibilités techniques : soit utiliser un matériau existant, soit réaliser un vrai tissage en jacquard avec des fils de Lurex.
Pourquoi donner une forme de rocher à la base du mobile ?
C’est la récurrence d’un premier projet, beaucoup plus naturel, réalisé à partir d’un tronc d’arbre [la base des mâts de la Bourse du commerce ressemble à la tranche coupée d’un tronc]. Ici, le contexte très minéral du lieu et de la ville suggérait l’emploi d’un bout de rocher. Cet objet massif évoque aussi un plaisir d’enfant : grimper et glisser dessus, escalader…
Cet aspect ludique était déjà présent dans « Rêveries urbaines », votre exposition à Rennes en 2018 consacrée à l’aménagement de l’espace public…
La commande de François Pinault est intervenue juste après Rêveries urbaines. Il avait passé une journée à Rennes à étudier les différentes expositions. Nous voulions proposer une réponse pragmatique à des situations et des sujets assez basiques, une réponse qui soit aussi l’occasion de proposer des surprises, et une sensualité que l’on retrouve avec le rocher. Dans les villes, ce qui est construit entre les bâtiments, parfois issus d’une commande artistique, est souvent trop fonctionnaliste, basique, lourd, assez peu délicat. Les Rêveries urbaines font le lien entre contemplation et usage, entre prise en compte de l’aspect global de l’architecture et délicatesse. Nous cherchons à créer une atmosphère, une harmonie.
Parmi les objets que vous créez pour la Bourse, les vases et les gigantesques luminaires en verre retiennent justement l’attention par leur caractère à la fois rustre, imparfait et sensuel.
La technique du verre coulé produit des éléments d’une simplicité extrême : de simples cylindres, parfois, mais où la lumière se reflète de manière exceptionnelle. Le verre en fusion est versé sur des grandes tables dans des châssis en acier qui délimitent sa coulée – et c’est le rapport de cette chaleur à la table froide qui crée les bosselages dont vous parlez : l’air et l’oxygène y sont emprisonnés. Un travail sur l’équilibre. Je me suis rendu en Italie, juste avant le confinement, pour étudier la fabrication du luminaire horizontal qui sera installé dans l’entrée de la Bourse. Des éléments de verre coulé sont montés en grappe afin de créer de grands tubes vibrants. On est dans l’ordre de l’écriture d’un luminaire technique, mais le verre coulé apporte ici une dimension organique. J’aime la précision offerte par le cadre du travail artisanal, et la possibilité que ce périmètre devienne imparfait. Le verre des vases, du miroir ou des luminaires ne forme pas une ligne précise mais parle d’une tension, d’un mouvement. La forme du drapeau, elle aussi, est difficilement cernable à la lumière. Je suis à la fois très intéressé par les nouvelles technologies et par les techniques anciennes. La possibilité de faire des choses nouvelles avec des savoir-faire millénaires est un défi très intéressant, bien plus que de créer quelque chose de nouveau avec un nouveau procédé.
Deux autres luminaires, tout aussi impressionnants mais verticaux cette fois-ci, descendent au milieu des cages des deux escaliers historiques.
Leur chaîne en aluminium d’une vingtaine de mètres forme une colonne vertébrale. Nous avons réalisé au cours de notre carrière plusieurs luminaires qui suivaient cette direction, notamment celui de Versailles, plus massif. Les deux modèles de la Bourse trouvent leur origine dans un projet pour la Galerie kreo, il y a quelques années. Nous l’avions redessiné pour François Pinault dans son hôtel particulier à Paris et sa maison en Bretagne : une succession de pièces en plâtre qui reflètent le garde-corps de l’escalier, comme des chaînes. Le projet rappelle ces vieilles lampes qui créent autour d’elles un exosquelette protecteur.
Peut-on rapprocher votre manière d’appréhender l’espace public ou l’objet, en termes de vide et de plein, d’une approche architecturale comme celle de Tadao Ando ?
Depuis vingt ans, une grande partie de notre travail est liée à la structuration de l’espace. Je ne me considère pas comme un architecte, même si certains de nos principes rejoignent l’architecture : par exemple, l’idée de claustra [paroi ajourée] ou de séparation, comme nous l’avions développée au sein de l’exposition 17 Screens/17 Écrans en 2016 [à Rennes], en nous intéressant à la qualité “transgenre”, qui mêle la question de la fonction avec la singularité et la délicatesse. Deux termes peu utilisés en urbanisme. Aujourd’hui, les architectes ne pensent plus qu’un bâtiment réussi l’est aussi par la qualité de ses rideaux. Ils n’ont plus le temps, ou les enjeux sont ailleurs. Nous venons pourtant d’un XXe siècle qui a vu des architectes s’intéresser à la globalité d’un bâtiment, du général au singulier. Je pense aux tapisseries de Le Corbusier, ou à l’attention apportée par Alvar Aalto aux robinets et aux poignées de portes.
Vous avez imaginé, pour la Bourse de commerce, du mobilier : des chaises, des banquettes…
Les chaises sont grises dans les espaces, noires lorsqu’elles sont en relation avec les vitrines historiques qui ornent les murs de la rotonde. Une corde, la même que pour les barrières délimitant les espaces, remplace les repose-bras, de telle manière que la chaise disparaît.
Vous avez également créé des tapis à destination du grand salon qui accueille les visiteurs.
L’une des questions permanentes de notre travail est celle de la qualité de l’atmosphère. Le visiteur doit se sentir important lorsqu’il entre dans la Bourse. Comment l’accueille-t-on ? Que peut-on faire pour que cette atmosphère soit moins artificielle, plus minérale ? Nous voulons créer un environnement absorbant, en jouant sur l’acoustique notamment. Nous travaillons depuis deux ans sur la confection de tapis. Ces choses très simples doivent supporter un usage intense. La robustesse est essentielle.
En quoi consiste la technique originale de ces tapis ?
Je me suis trompé pendant un an et demi et personne n’a osé me le dire ! Tout le monde a été rassuré quand j’ai changé mon fusil d’épaule. J’aime beaucoup les tapis, ceux que l’on porte à dos de chameau, je suis fasciné par les techniques anciennes du kilim utilisées dans le désert. J’aime le côté nomade du mobilier : rien n’est fixe. Ce n’est pas un mobilier intégré. Au sein du salon, ces objets seront posés à la façon d’un stand de marché aux puces. Pendant un an, nous avons ainsi développé des kilims pour la Bourse mais nous ne nous en sortions pas. Nous butions sur une question très basique : ça dérapait ! Puis, un peu par hasard, nous avons découvert une usine du nord de la France qui possédait une machine unique en son genre : une Wilton, une machine jacquard utilisée depuis un siècle pour fabriquer les tapis et les moquettes fixés dans les immeubles parisiens. Une résistance qui avait fait ses preuves sur des escaliers pendant des décennies. Partant de là, nous avons cherché à renouveler la technique. J’ai toujours été intéressé par l’envers des tissus, que je trouve en général plus beau que l’endroit. Et puis, pendant la période de réglage de la tension des fils pour qu’ils soient tous au même niveau, des irrégularités sont apparues. C’était exactement ce que je recherchais. Je voulais que l’on sente avant tout le mouvement du tissage sur ces grandes pièces. Ce tissu se retrouvera également sur le sol de l’entrée, du restaurant et sur les banquettes.
Quel était l’enjeu pour le restaurant, situé au dernier étage de la Bourse et surplombant Paris ?
Qu’est-ce qui fait un restaurant contemporain aujourd’hui ? Comment, sans faire trop bourgeois, être aussi sec et rigoureux que délicat, à la manière des broderies de la haute couture ? Le sujet est récurrent dans notre travail : aller chercher ailleurs des techniques, des précisions qui alimentent les projets de manière nouvelle et différente.
Vous me montriez tout à l’heure une table du restaurant…
Les tables et les chaises sont réalisées en fer forgé puis galvanisé. Le travail du marteau se ressent lorsque vous les regardez en détail. Cela établit un lien avec la manière de cuisiner du chef Michel Bras, très ciselée, brute. Mais tous les éléments ne sont pas encore finalisés : il y aura des rideaux qui formeront un drapé presque mécanique, comme un grillage, des tapis, des vases coulés et des alcôves. C’est un poème encore incomplet aujourd’hui.
Bourse de Commerce-Pinault Collection, ouverture le samedi 23 janvier 2021, Paris 2e.