6
6
Sarah Brahim met le corps à l’unisson du monde à la fondation Bally
En seulement deux expositions, la fondation Bally (inaugurée à Lugano en 2023) et sa directrice Vittoria Matarrese ont relevé le défi de placer une petite ville du Tessin connue pour son lac, ses paysages grandioses et ses nombreuses Porsche sur la carte de l’art contemporain. L’exposition consacrée à l’artiste Sarah Brahim, visible jusqu’au 28 avril, confirme le sans faute d’une programmation à la ligne claire : le meilleur de la création actuelle internationale faisant la part belle à des talents (trop) peu montrés, des expositions imaginées comme des expériences immersives (et pourtant rigoureuses, on est ici loin de l’Atelier des Lumières) portées par l’émotion et la sensation.
Par Thibaut Wychowanok.
Il en va ainsi de l’exposition de Sarah Brahim. L’artiste d’origine saoudienne, passée par la Californie avant de s’installer à Milan, n’avait jusqu’ici jamais eu droit à une exposition personnelle. A seulement 31 ans, voilà qui est fait. Sa dizaine d’œuvres-installations agit comme autant d’exhausteurs de vie : chaque son, chaque image, invite à une expérience physique de notre condition humaine, si intense, si essentielle, qu’elle en devient mystique.
The second sound of echo, double vidéo inaugurale de l’exposition, l’exprime pleinement. Sur le premier écran, des mains frottent deux pierres l’une contre l’autre comme si elles cherchaient désespérément à raviver l’étincelle de la vie. Sarah Brahim a demandé à son père de réaliser cette tâche en essayant de suivre les battements de son propre cœur. Le rythme cardiaque, devenu visuel, rend perceptible l’irrégularité d’une existence : souvent inégale, s’efforçant toujours et mécaniquement de poursuivre sa propre survie par un geste répétitif et tragique, par une pulsion de vie irrésistible à l’instar d’un Sisyphe poussant perpétuellement son rocher au sommet de la montagne.
Brahim se confronte ici frontalement à l’angoisse de la perte de l’être aimé – à quel moment les pierres cesseront-elles de battre ? –, tout autant qu’à notre propre finitude collective. Sur le second écran, c’est cette fois-ci un corps (celui de l’artiste) qui se balance. Elle aussi suit le rythme de son propre cœur. La vitalité de la jeunesse de la jeune fille cherche à se mettre à l’unisson de celle, crépusculaire, de son propre père comme pour unir les lignes de vie dans une éternité inatteignable.
L’exposition s’intitule très justement “Parfois, nous sommes éternels”. L’expression, que l’on doit à Alain Badiou revisitant lui-même Spinoza, ne nécessite (qu’on se rassure) aucune connaissance philosophique pour se faire comprendre. Chez Sarah Brahim, un instant suffit pour faire l’expérience, à travers son corps, de l’éternité. Un instant que l’artiste aime à étirer pour mieux en jouir et le partager.
Ainsi, son installation I like never, I also like ever (pièce qui, comme d’autres, semble marquée par l’œuvre de Bruce Nauman) capture en vidéo deux corps en plein saut. L’action mise au ralenti par l’artiste devient presque suspendue pour figurer un état transcendantal de lévitation ou de bonheur extatique. Le corps se libère de sa gravité, et de sa mortalité, pour dévoiler le pur esprit qu’il abrite en osmose avec le monde. L’éternité chez Sarah Brahim correspond alors à ce moment d’expérimentation de sa propre intériorité, c’est-à-dire de son esprit. L’expérience de l’infini au sein du fini de son “intracorps”, pour reprendre un néologisme de l’artiste.
Le corps, logiquement, est la clé de voûte des dispositifs mis en place par Sarah Brahim. Danseuse de formation, l’artiste est passée par la célèbre école de danse fondée par Anna Halprin (Tamalpa en Californie), l’une des pionnières de la danse moderne dont lui vient sans doute sa méthodologie. Comme Halprin, Brahim développe une pratique à partir de “tâches” à accomplir par elle-même ou par d’autres. Des actions simples, comme lorsqu’elle demande à un groupe d’élèves de claquettes de moins de 10 ans de se mettre en cercle et de performer au rythme de leur cœur, du son d’une rivière ou suivant leur imagination. Au sein de l’exposition, seuls demeurent, avec la pièce No wrong sounds, le son capté et les empreintes au sol laissées par les mouvements des élèves.
“Particulièrement marquée par les penseurs et danseurs des années 60 et 70, nous confirme Vittoria Matarrese, directrice de la fondation et curatrice de l’exposition, Sarah Brahim imagine la danse comme une recherche de symbiose du corps, de la conscience et de l’environnement.” Deux œuvres expriment particulièrement cette fusion avec la matière-paysage. She said, it’s always two bodies propose une vidéo où le corps de l’artiste entre en corps-à-corps avec un mur d’argile jusqu’à la faire craquer. Le son particulièrement travaillé (comme dans toutes ses œuvres) plonge le spectateur au cœur de l’argile elle-même, créant une impression de présence multiple : à la fois présent dans la matière – la pénétrant – et présent face à la matière (la vidéo étant projeté sur une toile recouverte d’argile). À la fois observateur et acteur, le visiteur se voit doué d’un don d’ubiquité divin.
Un procédé identique est à l’œuvre avec l’installation monumentale Adagio. Une vidéo, projetée sur un mur entier, voit l’artiste marcher extrêmement lentement au bord de l’océan. Une caméra, installée sur son diaphragme, se meut au rythme de sa respiration et capture la vue de l’océan – le film qui en est tiré est diffusé sur petit écran. Le corps, là encore, cherche à se synchroniser avec l’environnement et lui-même. Le spectateur, là encore, se voit projeté par le dispositif à la fois dans le paysage et face au paysage, spectateur et acteur, au point de perdre le sentiment d’être ici pour se perdre finalement dans l’immensité de l’ailleurs.
L’expérience à laquelle invite Sarah Brahim tient peut-être de la schizophrénie, au sens où Fredric Jameson (Le Postmodernisme, 1989) y distinguait notre incapacité à nous distinguer de notre environnement, à distinguer notre corps du chant de l’oiseau ou du vent. Il y a sans doute aussi quelque chose du chamanisme chez Brahim qui, sans l’aide de drogue, nous ramène à un monde primordial où êtres, minéraux, végétaux et animaux ne faisaient qu’un, indistincts.
Cette recherche d’unicité archaïque, ou plutôt ce deuil de cette unicité perdue, trouve un écho particulier dans la biographie de l’artiste. Sarah Brahim a perdu sa mère il y a dix ans. L’exposition tout entière en est marquée. Tout y est question de mémoire et de fragments mémoriels de ces 10 dernières années que l’artiste tente de ré-agencer, de traces laissées, de subsistance d’un esprit au-delà du corps, de deuil en cours et de fantômes toujours présents…
L’œuvre finale de l’exposition en forme un condensé. Collectant des images sur une année entière, autant de souvenirs et de mémoires, Sarah Brahim en propose deux films présentés côte à côte. Sur l’un, le film-mémoire s’abîme, des images disparaissent. La mémoire se délite. Sur l’autre, au contraire, de la peinture vient s’ajouter. Le film-mémoire se remplit et gagne en intensité. La mémoire se réinvente par l’imagination pour conjurer la disparition. Un art pour se reconnecter au passé, le perpétuer et trouver l’éternité…
“Sarah Brahim : Sometimes we are eternal”, jusqu’au 28 avril 2024 à la Fondation Bally, Lugano (Suisse).