8 juin 2023

Rencontre avec Christine and the Queens : “J’ai pensé quitter la musique pour devenir prêtre”

Seulement sept mois après son troisième album, Christine and the Queens revient ce vendredi 9 juin avec PARANOÏA, ANGELS, TRUE LOVE, un nouvel opus imprégné par le deuil mais aussi les anges, l’élévation spirituelle et le besoin de transformation. Rencontre.

Propos recueillis par Matthieu Jacquet.

On avait quitté Christine and the Queens en novembre dernier avec Redcar et les adorables étoiles, album concept théâtral et grandiloquent porté par un personnage fantaisiste, que l’artiste français avait incarné sur la scène du cirque d’Hiver. Seulement quelques mois plus tard, le trentenaire – qui se fait désormais appeler “Red”, dans la vie civile – revient avec PARANOÏA, ANGELS, TRUE LOVE, un quatrième opus riche et épique mais non moins poétique et émouvant. Une odyssée musicale en vingt morceaux sur l’émancipation et la transformation, partant des profondeurs des eaux et de la terre pour s’envoler vers la lumière et les anges, ponctuée par des featurings prestigieux avec Madonna et 070 Shake. Lors d’un entretien passionné avec Numéro, l’artiste revient sur les expériences douloureuses traversées ces deux dernières années, son besoin viscéral de créer, et la manière dont l’art et la spiritualité l’ont aidé à trouver la sérénité.

 

Numéro : On vous a connu sous l’alias Christine and the Queens, puis Chris, puis Redcar… Aujourd’hui, comment dois-je vous appeler ?

Christine and the Queens : Très bonne question. Même mon père a du mal ! Tel le pharaon, je m’imagine cinq noms. Mon nom d’artiste, mon nom sacré, mon nom définitif, mon nom que je ne peux pas utiliser maintenant mais que j’utiliserai une fois passés mes quarante ans – Rahim –… Aujourd’hui, le nom que j’aime bien c’est “Red”, le diminutif de “Redcar” [nom de son dernier album, sorti en 2022]. Redcar c’était moi, mais poussé dans une saturation de couleurs. D’ailleurs, sur scène, j’ai toujours été moi. Bordel de merde ! Qu’est ce que je dois faire pour qu’on le comprenne ? Me mettre à poil ? Je peux, si vous voulez. J’y ai pensé pour ce nouvel “opéra” d’ailleurs.

 

Comme sur la couverture de votre nouvel album, photographiée par Paolo Roversi, où l’on vous voit torse nu ?

Pourquoi pas ? Je ne suis même pas à poil dessus d’ailleurs, je suis resté un peu poli, j’ai mis un petit drapé autour des cuisses. Paolo Roversi est vraiment très fort. C’est l’un des premiers photographes à m’avoir vu en tant qu’homme. Lors de notre première session il m’a dit : “Il faudrait que tu te coupes les cheveux, toi, Marlon Brando”. Je me suis dit “Il est bizarre, lui !”. (Rires) Mais évidemment, il a l’œil.

Il y a quelques mois, vous dévoiliez l’album Redcar et les adorables étoiles (prologue) et ce spectacle ambitieux, que vous avez présentée à deux reprises au cirque d’Hiver, à Paris, puis une fois à Londres, toujours seul sur scène. Était-ce l’une de vos expériences les plus intenses à ce jour ?

Oui, parce que c’est moi qui faisait tout. En bon masochiste, j’aime prendre la plus difficile des voies pour être poussé dans mes retranchements. J’ai adoré écrire cet album mais il était une terrible expérience à vivre en tant que performeur. Je regrette même de ne pas avoir documenté toute sa préparation tant ce processus a été à la fois comique, terrifiant et délirant, et en même temps très intéressant sur ce qu’il disait du dévouement au théâtre. D’ailleurs, le fait qu’il n’y ait eu que trois représentations a appuyé le côté sacré du projet. D’abord, j’avais imaginé une première version du show avec des danseurs. Puis, une autre avec des acrobates. Finalement, j’ai choisi d’apparaître seul sur scène, mais entre temps je me suis blessé la jambe, ce qui a décalé les dates des concerts et de la sortie de l’album… C’était n’importe quoi. À cette période, je ne sociabilisais plus, j’annulais toutes mes interviews, j’étais épuisé. Mon concert au cirque d’Hiver signait donc mes retrouvailles avec le public après plusieurs années : d’un seul coup, je ressentais à nouveau toute l’intensité des autres, comme un voyage chamanique puissance dix mille, d’une violence telle que j’en venais à me demander si je pouvais continuer mon métier. Après cette première représentation, j’ai voulu tout arrêter. Mais, tel le soldat que j’interprète sur scène, je suis revenu le lendemain soir.

 

 

“Mon dernier album était une terrible expérience à vivre en tant que performeur.”

 

 

Le spectacle était ponctué de nombreux interludes parlés, où vous vous adressiez tantôt au public, tantôt à des entités invisibles. Souhaitiez-vous changer votre relation avec le public ?

Beaucoup d’artistes ne l’avouent pas et font les malins, mais en réalité on est tous dépendants du public. On cherche cette ivresse si particulière que l’on ne ressent que sur la scène. J’ai l’impression qu’il n’y a que là que je peux vraiment communiquer avec l’invisible, parce que cette énergie collective m’y autorise. Je me sens porté par quelque chose de plus vaste, comme si je devenais une centrale électrique qui reçoit 40 millions de volts. Depuis que j’ai réalisé cela, je me suis mis à le rechercher sciemment. Je me suis inspiré de Freddie Mercury, ce mec au cœur ouvert qui est capable de transformer l’énergie d’un stade entier. Et qui concentre tout l’amour de son public.

N’avez-vous pas pris peur, en travaillant dans ce cadre chargé de mysticisme ?

Le problème, c’est que cette ivresse-là m’a énormément séduite. À tel point que je l’ai cherchée partout. J’ai commencé à m’intéresser aux soufistes, à la poésie de Rumi qui cherche l’ivresse comme transcendance pour atteindre Dieu. Ça m’a tellement plu que je me suis vraiment désociabilisée. Je n’arrivais plus à passer du temps avec les autres. J’ai même connu un moment assez absolu où j’ai pensé quitter la musique pour devenir prêtre. Mais pas dans le clergé, évidemment.

 

Comment avez-vous transposé cette expérience spirituelle en musique ?

Mes chansons étaient une sorte de relâche de la magie qui m’entourait, qui a donné une dimension nouvelle à ma musique, plus profonde mais aussi plus terrifiante. Quand j’ai fait écouter mes nouveaux morceaux à mon label, ils ont pris peur parce que c’était complètement hors du format radio, mais j’ai fermé les robinets comme jamais. Je leur ai dit : “Ne touchez pas cette expérience de musique que je vis en ce moment, parce que ça me fait du bien. Ça me sauve.” Tout ce contexte spirituel a ragaillardi mon approche de la musique. Mon deuil m’a brisé le cœur mais m’a aussi rendu plus précis : j’ai progressé en mixage en m’intéressant particulièrement aux fréquences. J’ai compris pourquoi dès l’adolescence, j’aimais autant Massive Attack, Portishead, Björk, Radiohead… Il y a quelque chose de très sensoriel dans leur musique, comme de la sculpture. Je suis revenu à des artistes comme le groupe The Knife, qui m’a convaincu d’acheter un ordinateur pour me lancer dans la musique. Encore aujourd’hui, quand on les écoute, c’est toujours aussi dingue, courageux et révolutionnaire. C’est de la musique pour réveiller les os.

Vous vous êtes aussi beaucoup inspiré de grands noms de l’histoire du rock. La musique d’aujourd’hui est-elle moins puissante qu’avant ?

Pour être honnête, je m’ennuie un peu. Aujourd’hui, je trouve que l’industrie musicale bouffée par le capital et ce qui en émerge est finalement assez plat. On anticipe tout le temps la viralité, on ne cherche qu’à plaire à l’autre, on sacrifie la mélodie au profit de la mélopée publicitaire. Face à ça, je me suis mis à réécouter Led Zeppelin et Pink Floyd en boucle. Je ne sais pas si ça fait de moi un réactionnaire, mais j’ai l’impression d’atteindre dans leur musique cet espace cathartique et chamanique, que je ne trouve pas dans ce qui se fait en ce moment. J’aimerais que notre époque voie naître de vraies rock stars, ou même des pop stars comme celles des années 80 comme Grace Jones, qui avaient aussi un côté révolutionnaire. Le Rocky Horror Picture Show, c’était quand même une manière de dire à la société : “Fuck you all! J’ai mon rouge à lèvres, j’ai mes fanfreluches. Et j’assume ma liberté et ma joie, que ça vous plaise ou non.”

 

 

“J’ai eu envie de construire une vraie cathédrale, mais sans sorcières cramées dedans.”

 

 

Parmi vos inspirations récentes, vous citez souvent l’opéra-rock, né dans les années 60 dans un contexte de grande liberté créative et sociale. Qu’est ce qui vous inspire autant dans ce genre-là ?

Le triomphe de l’imagination. Je viens des comédies musicales et du théâtre : mon film préféré, c’est All that Jazz (1971) de Bob Fosse, une vraie mise en abyme de Broadway et du monde du spectacle. L’opéra-rock Tommy, du groupe The Who, était aussi l’une de mes références principales pour cet album. C’est une grande œuvre sur le trauma qui transforme un humain en ange, lui jette un sort et le rend aveugle, alors il développe un don qui le rend utile à la société. C’est aussi ça que je retrouve dans l’opéra-rock : des récits d’émancipation, qui te donnent les clés pour te sauver par l’imagination quand la réalité est trop difficile. Et puis il y avait la pièce Angels in America (1991) de Tony Kushner, qui m’a hypnotisé parce qu’elle résonnait avec ma vie. Comme son protagoniste, j’espérais vraiment qu’un ange vienne à son tour péter mon toit en me disant : “C’est toi ? Je viens te chercher.”  C’est pourquoi j’ai eu envie de construire une vraie cathédrale, mais sans sorcières cramées dedans. Une cathédrale d’imagination où tout le monde pourrait venir prier.

Christine and the Queens, “PARANOÏA, ANGELS, TRUE LOVE” (2023). Photo par Paolo Roversi.

Vous plantiez déjà un décor très fort avec votre dernier album, nourri de nombreuses inspirations visuelles. Quelles images vous viennent en tête aujourd’hui, pour décrire ce nouvel opus ?

Le personnage de Redcar était vraiment un peintre maniaque. Je regardais le surréalisme pictural de Salvador Dalí et Giorgio De Chirico, les œuvres des chorégraphes Pina Bausch ou Alain Platel, qui créent sur scène une poétique des objets et des corps… Cet album parlait d’une folie absolue qui réussit à nous sauver par l’imagination et la couleur, un peu comme dans un tableau de Magritte. Pour ce nouvel album, j’étais très inspiré par la compositrice et guérisseuse Hildegarde von Bingen, la peinture spirite de Hilma af Klint, l’art brut… Tous ces artistes qui se disent visités par les anges et l’occulte, ces alchimistes qui cherchent la réponse dans l’invisible. Visuellement, l’album se tourne davantage vers les éléments : les eaux, la chair et la terre… Il est lumineux, minéral et tellurique. Cela m’a amené à penser ce projet comme un récit en trois actes : le premier, PARANOÏA, c’est le travail au noir de l’alchimie et les profondeurs de l’eau, comme un rituel secret. Le deuxième acte. ANGELS, ce sont les anges qui arrivent pour solidifier la matière, et amènent la lumière de l’or, le jaune et blanc. Enfin, le dernier acte, TRUE LOVE, c’est le combat contre le dragon, rouge comme le cœur. Mes vingt morceaux s’enchaînent en suivant cette progression dramatique.

 

En définitive, cet album est un peu votre méditation sur l’art et comment celui-ci peut nous élever.

L’art est une nécessité pour moi. C’est comme l’oiseau qui chante le matin, ça devrait être aussi humble que ça. Pendant que j’écrivais cet album, je lisais beaucoup le Livre des Anges de Lydie Dattas. Je voulais initialement que Madonna lise ses poèmes dans les trois morceaux sur lesquels nous avons collaboré. J’ai contacté Lydie Dattas et il se trouve qu’elle m’appelait à chaque fois que je pleurais. Une vraie médium ! Elle m’a raconté tous ces moments où la poésie l’a aidée, qui m’ont fait beaucoup réfléchir à la vie que je voulais mener en tant qu’artiste. Pourquoi les artistes de l’art brut font ils de l’art si spontanément ? Parce qu’ils sont possédés par une profonde envie de célébrer ce qu’ils ressentent. Bien sûr, je pourrais disserter pendant des heures sur la musique, la théorie, les artistes que j’aime, mais en vérité j’envisage avant tout la musique comme une pratique d’élévation personnelle, parce qu’elle me soigne. J’espère que quand je mourrai, je serai assez illuminé pour être prêt pour le grand passage. Je dirai : “Je m’appelle Redcar et je suis poète. Laissez moi entrer au paradis.”

 

Christine and the Queens, PARANOÏA, ANGELS, TRUE LOVE (2023), disponible à partir du 9 juin 2023.

Nous avions quitté Christine and the Queens en novembre dernier avec Redcar et les adorables étoiles, album concept théâtral et grandiloquent porté par un personnage fantaisiste, que l’artiste français avait incarné sur la scène du cirque d’Hiver. Seulement quelques mois plus tard, le trentenaire – qui se fait désormais appeler “Red” dans la vie civile – revient avec PARANOÏA, ANGELS, TRUE LOVE, un quatrième opus riche et épique mais non moins sincère, poétique et émouvant. En vingt morceaux, ponctués de duos prestigieux avec Madonna et 070 Shake, Christine and the Queens déploie une odyssée musicale sur l’émancipation et la transformation, qui prend sa source dans les profondeurs des eaux et de la terre avant de s’élever vers la lumière et le monde des anges. Lors d’un entretien passionné avec Numéro, l’auteur-compositeur-interprète revient sur les expériences douloureuses qu’il a traversées ces deux dernières années, son besoin viscéral de créer, et la manière dont l’art et la spiritualité l’ont sauvé.

 

Numéro : On vous a connu sous l’alias Christine and the Queens, puis Chris, puis Redcar… Aujourd’hui, comment dois-je vous appeler ?

Christine and the Queens : Très bonne question. Même mon père a du mal ! Tel le pharaon, je m’imagine cinq noms. Il y a Christine and the Queens, mon nom d’artiste, puis mon nom sacré, mon nom définitif, mon nom que je ne peux pas utiliser maintenant mais que j’utiliserai une fois passés mes quarante ans – Rahim –… Aujourd’hui, le nom que j’aime bien c’est “Red”, le diminutif de “Redcar” [nom de son dernier album, sorti en 2022]. Redcar c’était moi, mais poussé dans une saturation de couleurs. D’ailleurs, sur scène, j’ai toujours été moi. Bordel de merde ! Qu’est-ce que je dois faire pour qu’on le comprenne ? Me mettre à poil ? Je peux, si vous voulez. J’y ai pensé pour ce nouvel “opéra” d’ailleurs.

 

Comme sur la couverture de votre nouvel album, photographiée par Paolo Roversi, où l’on vous voit torse nu ?

Pourquoi pas ? Je ne suis même pas à poil dessus, d’ailleurs. Je suis resté un peu poli, j’ai mis un petit drapé autour des cuisses. Paolo Roversi est vraiment très fort. C’est l’un des premiers photographes à m’avoir vu en tant qu’homme. Lors de notre première session il m’a dit : “Il faudrait que tu te coupes les cheveux, toi, Marlon Brando”. Je me suis dit “Il est bizarre, lui !”. (Rires) Mais évidemment, il a l’œil.

Seulement sept mois séparent PARANOÏA, ANGELS, TRUE LOVE et l’album précédent. Pourquoi leurs sorties sont-elles si rapprochées ?

En réalité, j’ai écrit PARANOÏA, ANGELS, TRUE LOVE avant Redcar, que j’ai pensé comme un prologue. Je voulais un peu foutre en l’air tout ce système instauré par les maisons de disques. Avec Redcar, il s’agissait avant tout d’acter le côté terrifiant de ma transition qui allait être publique et définitive, et un support de projection dégueulasse du capital. J’avais en tête les mots “New York”, “radical”, “théâtre”, “seventies”. Je m’y suis vraiment protégé par le théâtre. Et maintenant que l’on a passé le prologue, on peut se plonger dans ce nouvel album d’une grande complexité. Un vrai “heart opener” [ouvreur de cœur] où je me suis mis à nu.

 

 

Aujourd’hui, je trouve que l’industrie musicale est bouffée par le capital, et ce qui en émerge est finalement assez plat.”

 

 

Est-ce cette mise à nu qui a fait surgir la figure de l’ange, récurrente dans les paroles des morceaux de l’album ?

Il y a une fracture dans cet album qui reflète celle que j’ai vécue. La mort de ma mère, toutes les imperfections du milieu de la musique qui m’ont affecté de plus en plus et m’ont rendu presque fantomatique. Quand j’habitais à Los Angeles ces deux dernières années, tous les matins, je me levais et je faisais de la musique. Ça me pétait la tête, tout en me procurant beaucoup d’émotion. Une concordance de facteurs inexplicables m’a mené à cet album. D’abord parce que j’ai perdu des proches qui sont allés au ciel. Puis j’ai écrit cet album dans une maison du quartier de Los Feliz, qui se trouvait être hantée. Et quand je rejoignais Mike Dean [producteur avec lequel il a travaillé sur cet album] chez lui, je passais devant l’église de l’archange Michael… En fait, toutes mes journées étaient remplies d’une magie qui m’a rendu un peu fou pendant des mois.