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Qui est Arthur Jafa, le maître afro-américain de la vidéo exposé à LUMA Arles ?
Vidéaste émérite, plasticien, directeur de la photographie pour plusieurs films, Arthur Jafa s’est imposé comme l’un des artistes majeurs des trente dernières années, que ce soit par la forme de ses œuvres ou par leur position engagée sur la place des Afro-Américains et les systèmes de domination. Si LUMA Arles avait déjà présenté Love is The Message, The Message is Death, puissant film sur la culture et la condition des Noirs aux Etats-Unis, elle lui consacre depuis le 14 avril une rétrospective d’ampleur réunissant plusieurs œuvres majeures et des pièces inédites et radicales réalisées pour l’occasion.
Par Ingrid Luquet-Gad.
Arthur Jafa pratique un art du temps, qu’il maîtrise comme personne. En soi, l’énoncer a tout d’une évidence : l’image en mouvement, qu’il s’agisse du cinéma ou du clip, de la vidéo en found footage ou générée par intelligence artificielle, traverse les trois décennies de sa pratique. Un art du temps donc, celui de la juxtaposition, du montage et du remix, tel qu’accordé à une trame musicale qui, toujours, préside à l’élaboration d’un rythme, d’une texture affective, imprimée aux signes visuels de l’époque. Ceux, présents, flottants, qu’on ne voit plus guère ; ceux, également, masqués, gommés, devant lesquels certain.es détournent le regard. Né en 1960 à Tupelo dans l’état ségrégationniste du Mississippi, Arthur Jafa étudie l’architecture et le cinéma. Enfant déjà, il scrute la matière visuelle reproduite et ordinaire qui l’entoure. Dans des magazines, journaux et autres supports publicitaires, il découpe les représentations de la culture noire, la sienne, qu’il assemble par collage entre les pages de classeurs. Pour l’instant, les notebooks [carnets de notes], ne sont pas encore des œuvres : ils l’entraînent à l’art du montage, l’aident à poser les prémices d’une Black aesthetic [esthétique noire]. Au long de la décennie 1990, depuis Los Angeles, où il vit et travaille encore aujourd’hui, Arthur Jafa se fera un nom dans le cinéma. En tant que directeur de la photographie, il officiera avec Julie Dash ou Spike Lee. Entre-temps, une question récurrente l’obsède : comment filmer l’expérience afro-américaine au plus près de ses modes d’expression vernaculaires ? Comment réaliser un cinéma équivalent à “la puissance, la beauté et l’aliénation de la musique noire” ?
La technologie digitale lui offrira son moyen de réalisation. APEX (2013) prendra la forme d’un ensemble d’une centaine d’images, compilées et montées sur ordinateur : Mickey ou Tupac, athlètes et musiciens noirs, nouveau-nés et corps mutilés, éclipses et insectes, fusées et zombies. À la cadence d’une chaîne de montage infernale, elles défilent telles que scandées par les pulsations asynchrones du morceau Minus de Robert Hood. Huit minutes durant, une histoire de l’humanité, une autre, naît, s’imprime derrière les rétines. Par flashs, accélération et concaténation, elle laisse sourdre un flux d’affects chevillé au corps, pré-réflexif mais déjà socialisé : l’inconscient collectif est produit, orienté. Ici, il sera donc re-monté, par la Blackness, la culture noire, élue comme prisme ontologique par lequel contempler à neuf le réel. L’artiste a pu évoquer, à propos de la vidéo, un équivalent du Monument à la Troisième-Internationale de Tatline (1919-2020), projet architectural de 400 mètres dont ne sera réalisée que la maquette, c’est au sens où pour lui APEX – dont le titre signifie “zénith” –, tient lieu de possible scénario de blockbuster de science-fiction. Une autre comparaison concerne plus indirectement le lien aux avant-gardes historiques, dont l’“anti-cinéma” auto-désigné d’Arthur Jafa renoue avec les stratégies. On pense ainsi à Dziga Vertov ou Sergei Eisenstein, recontextualisés au sein des industries culturelles contemporaines. Empêchant tout recul contemplatif ou réflexion critique, l’artiste court-circuite les a priori et les constructions culturelles, tient captifs ses corps percevants, afin d’éveiller les consciences aux mécanismes d’esthétisation de la politique et de manipulation des affects.
“Si Arthur Jafa, il montre tout, il se retient néanmoins de dire, conscient qu’un message est toujours facilement récupéré.”
Car ce sont bien eux, les affects, qui se solidifient en idéologies et organisent durablement le partage du sensible selon des lignes raciales, asymétriques, objectifiantes. En 2016, Love Is The Message le fera plus largement connaître auprès du monde de l’art. Montré lors de premier solo à la galerie Gavin Brown’s Enterprise à New York, le film d’une durée similaire, format Youtube donc, procède d’un montage de moments individuels et collectifs, iconiques ou anonymes de l’histoire afro-américaine et afro-descendante. Violences raciales et moments de communion se succèdent, scandés par le morceau Ultralight Beam de Kanye West. Un appel à l’élévation et à la transcendance, dont la réception cependant rendra Arthur Jafa méfiant : larmes, effusions, épiphanie et surtout, exutoire à la culpabilité blanche. Pour couper court à toute lecture trop unilatérale, moralisante, et craignant la récupération, il lui adjoint un pendant. Ce sera The White Album (2018), exploration de la fragilité blanche qui, à la Biennale d’Art de Venise en 2019, sera récompensé du Lion d’or. Ici, le rythme est décéléré, le format étendu à 40 minutes. Alors que résonnent les morceaux d’Iggy Pop ou de Oneohtrix Point Never, les extraits visuels prélevés privilégient les gros plans, comme pour mieux retourner le regard prédateur sur lui-même. Plutôt que la compassion, le mea culpa, mais ici aussi, ambigu, complexe, désamorcé et entrecoupé. Arthur Jafa, parce qu’il élit l’art du temps, qu’il se tient sur la crête de l’abstraction, mime la pulsation d’un cœur tantôt apaisé, apeuré, gonflé d’extase ou serré de peur, ne tombe jamais dans l’explication : s’il montre tout, il se retient néanmoins de dire, conscient qu’un message est toujours facilement récupéré, là où seule construction d’une nouvelle matrice sensorielle fait œuvre véritablement émancipatoire.
À la Fondation LUMA, qui lui consacre, avec “Live Evil”, sa plus imposante rétrospective, Arthur Jafa présente une nouvelle mise en espace de ses œuvres. Comme à l’accoutumée lors de ses expositions, les films sont mis en regard avec le corpus de photographies et sculptures qu’il mène de front. Par la figure élective du trompettiste de jazz Miles Davis, dont le disque de 1971 donne à la proposition son titre, s’avance, comme dira l’artiste de l’une de ses idoles, “une puissance dans la retenue”. Ainsi, Arthur Jafa présente une nouvelle version d’APEX, Slowpex (2022) : ralentie, chaque image devient individuellement lisible. Car les temps ont changé, et l’urgence s’est rapprochée : la stratégie du choc n’est plus de mise, dès lors que tout, au sein de notre environnement médiatique, concourt déjà à la surenchère. Les sens sont à présent émoussés, épuisés d’être maintenus en état d’alerte maximum ; il ne s’agit plus tant de réveiller les consciences passives que de réapprendre l’introspection, la spéculation et fabulation. La nouvelle vidéo AGHDRA (2021) ne dit pas autre chose. Réalisée en animation à l’aide d’une intelligence artificielle, il s’agit de la première vidéo de l’artiste à se passer d’images du réel. Nous sommes dans un monde sans l’homme, avant ou après lui. Durant 85 minutes, le flux et reflux de vagues sombres, comme autant de déchets post-apocalyptiques de l’ère du plasticène, figurent l’affect pur. C’est un sublime noir, dense, existentiel. À la fois brut et intense, élégiaque et fragile. Celui par lequel déchaîner les promesses de futurs entravés, aussi obscurci l’horizon soit-il.
Arthur Jafa, “Live Evil”, depuis le 14 avril à la Mécanique Générale et La Grande Halle, LUMA Arles.