5 oct 2020

“Possédé.e.s” : plongée dans la nouvelle exposition envoûtante du MO.CO.

Une exposition pensée comme un sabbat : telle est l’ambition exprimée par le MO.CO., nouvelle place forte de l’art contemporain à Montpellier, avec “Possédé·e·s”. À travers les œuvres de vingt-sept artistes, pour la plupart nés après les années 80, son commissaire Vincent Honoré propose jusqu’au 3 janvier prochain un parcours immersif et envoûtant explorant les nouvelles formes adoptées par l’occulte à la lumière de questionnements contemporains. 

Une main peinte en blanc dans laquelle sont plantées une douzaine d’épingles. Des papillons de nuits géants sculptés dans le verre projetant sur le mur des ombres colorées menaçantes. Une femme tout de blanc vêtue qui fume à la pipe les vapeurs dégagées par un zombie et aspire dans un crâne le jus de son corps en décrépitude. Réalisées par trois artistes contemporains dans des médiums divers, ces œuvres ont pourtant un point commun : leur inscription dans l’occulte, ce mot désignant tout ce qui est de l’ordre du caché, du mystérieux et du secret. Alors que les rituels magiques, la cartomancie et l’astrologie reviennent en vogue et que la figure de la sorcière n’a jamais été si populaire, pourquoi l’occulte fait-il son grand retour dans la culture d’aujourd’hui ? Comment toute une nouvelle génération d’artistes se réapproprie-t-elle le monde du magique et du mystique ?

 

 

La personne possédée incarne cette ambiguïté où l’on ne sait pas qui possède quoi.

 

 

Ces questions, Vincent Honoré se les pose depuis des années. Témoin passionné de ce phénomène, le commissaire d’exposition français tente d’identifier dans les œuvres les nouveaux sens que peut revêtir l’occulte. Car si le terme d’origine latine conserve une même définition depuis des siècles, ses interprétations s’accompagnent aujourd’hui de nouveaux idéaux sociaux, culturels et politiques. C’est au MO.CO., nouveau pôle de l’art contemporain inauguré à Montpellier par Nicolas Bourriaud en 2019, et plus précisément à la Panacée, l’un de ses trois lieux d’exposition, que Vincent Honoré a transposé ses réflexions en une exposition collective qui commence le 26 septembre. Si le commissaire est aussi directeur de la programmation et des expositions du MO.CO. depuis son ouverture, la ville n’est passans rapport avec le projet : surnommée “la surdouée”, Montpellier est historiquement le berceau de la médecine et célèbre cette année le huitième centenaire de sa faculté de Médecine – la première en France. En plus de ce patrimoine et de son importante religiosité, elle fut aussi le terreau de nombreuses sciences et activités occultes, voyant passer en son sein certaines figures majeures de ces disciplines, à l’instar de Nostradamus.

Apolonia Sokol, “Le Printemps” (2020). Vue de l’exposition “Possédé·e·s” au MO.CO Panacée, Montpellier. Crédit photo : Marc Domage

Pour l’heure, ce sont vingt-sept artistes au total, pour la plupart nés à partir des années 80, que Vincent Honoré rassemble dans son exposition au titre bien choisi : “Possédé·e·s. À la fois puissante et vulnérable, ensorcelée et ensorceleuse, mais, surtout, imprévisible, la personne possédée incarne en effet cette ambiguïté où “l’on ne sait pas qui possède quoi”, explique le commissaire. Du parcours au catalogue, l’accent est mis sur une vaste diversité de points de vue qui, ensemble, composent une vision plurielle de l’occulte. Là où la sculptrice et vidéaste Laura Gozlan s’attache à faire émerger entre magie et technologie un “rapport spéculaire”, en utilisant des modes d’expression très contemporains tels que l’image de synthèse, l’artiste Paul Maheke nous confie envisager l’occulte comme “un champ d’exploration et de mise en action d’une pensée autre” qui s’anime dans ses installations et performances. La peintre franco-polonaise Apolonia Sokol, quant à elle, perçoit dans l’occulte un lien très fort avec le concept moderne d’“underground” et toutes les contre-cultures qui y sont rattachées, incarnées dans les modèles qu’elle choisit de représenter. “Il était vraiment important pour moi que plusieurs voix, parfois divergentes, forment un chœur, explique Vincent Honoré. Il fallait que cette exposition soit véritablement de l’ordre du sabbat.”

 

 

“Il fallait que cette exposition soit véritablement de l’ordre du sabbat.”

 

 

Et nul sabbat ne saurait se priver de corps. Apolonia Sokol le sait bien, elle qui réalise pour cette exposition une toile de presque quatre mètres de long, faisant directement référence au Printemps de Sandro Botticelli. Reprenant la composition du célèbre chef-d’œuvre, la jeune artiste supplante ses figures féminines par des femmes contemporaines bien réelles, toutes transgenres ou non binaires. Anguleuses et longilignes, leurs silhouettes contrecarrent ainsi une vision normée et exclusivement érotique de la féminité, en donnant à voir d’autres types de corps, parfois dénudés, encore aujourd’hui extrêmement tabous. Dotant son œuvre d’un caractère profondément politique, la peintre associe à ces modèles la figure puissante et féministe de la sorcière, dont le blason fut particulièrement redoré ces dernières années : “Les sorcières sont des femmes auxquelles la société n’a pas laissé de place. Aujourd’hui, le corps de la femme trans, discriminée à tous les niveaux, est celui qui représente le mieux cela selon moi. Les neuf femmes que je peins sont ainsi les sorcières actuelles : ce sont des résistantes”, justifie-t-elle.

 

 

“L’occulte est toujours performé par un corps, et cette performance devient résistance face aux normes établies”

 

 

Lorsque les corps invisibilisés, tabous, dits parfois “déviants”, rejoignent les nouvelles expressions de l’occulte, leur représentation artistique devient inévitablement un acte fort. Vincent Honoré souligne cela dès l’origine de son exposition, à travers une trilogie de mots : “déviance”, “performance”, “résistance”, “car l’occulte est toujours performé par un corps, et cette performance devient une résistance face aux normes établies”. Et les manifestations de cette résistance peuvent s’avérer surprenantes : dans le film présenté par Laura Gozlan, cette force de rébellion s’incarne dans le personnage de Mum, une femme qui souhaite retrouver sa jeunesse en fumant les vapeurs d’un cadavre en putréfaction au cours d’un rituel étrange. Elle parvient ainsi à lutter contre les affres et la fatalité de son inévitable vieillesse, grâce à la magie et au corps répugnant du zombie, qu’elle touche et manipule sans scrupules.

Performance de Chloé Viton, artiste présente dans l’exposition du MO.CO.

Les corps du monstre et de l’hybride ne sont, en effet, jamais bien loin de l’occulte. Le monstre peut être explicite, comme dans les papillons de nuit, chauve-souris et serpents géants de Jean-Marie Appriou sculptés dans la fonte d’aluminium ou dans la pâte de verre. Mais le monstre peut être aussi latent, se manifestant à travers des énergies impalpables : ainsi Paul Maheke s’applique à faire apparaître l’invisible à travers les langages chorégraphique et textuel, rassemblant objets et dessins inspirés par la figure du diable. Dans son installation in situ, c’est le corps du spectateur lui-même qui interagit avec les objets disposés par l’artiste, à l’instar d’un pendule, de cubes en verre et de plaques en cuivre sur lesquelles une mixture chimique a dessiné des visages grimaçants : un appel aux énergies du lieu et de ses visiteurs qui rejoint complètement le projet de Vincent Honoré. Immergés “comme dans un film d’horreur”, les spectateurs n’auront d’autre choix que de s’approprier l’exposition à travers leur propre corps. 

 

 

““Possédé·e·s” entend bien formuler un constat : l’œuvre d’art est intrinsèquement nimbée de magie.”

 

 

Mais dans de nombreuses œuvres traversées par l’occulte, l’hybridation ne concerne pas seulement celle de l’humain et de l’animal, du vivant et du mort, du corps et de l’espace. Chez cette jeune génération d’artistes, elle rassemble aussi les époques et les cultures, mêlant des formes et des récits historiques ou folkloriques à des supports et des techniques contemporains. Là où l’impressionnant château argenté érigé par Jean-Baptiste Janisset s’inspire volontiers des contes populaires pour enfants, les peintures de l’Américain Sedrick Chisom mêlent aussi bien iconographie chrétienne du Moyen Âge et figures de la mythologie grecque, que scènes contemporaines vécues par les militants du mouvement Black Lives Matter. Tous ces corps se trouvent alors confondus dans ses compositions captivantes, que les couleurs vives et la lumière diffuse dotent d’un aspect indéniablement surnaturel. De son côté, la jeune Française Chloé Viton réalise des flûtes en céramique, un instrument très ancien qui, dans de nombreuses cultures, permet l’envoûtement ; tandis que le plasticien Nils Alix-Tabeling revisite dans ses installations des savoir-faire ancestraux tels que la sculpture du bois ou du bronze. “Dans mon travail comme dans ma vie, je ne cherche pas à différencier ce qui me traverse maintenant et les choses qui ont traversé d’autres personnes avant moi”, explique Paul Maheke, dont les performances convoquent elles aussi différentes danses, cultures et références.

 

En rassemblant toutes ces visions, l’exposition “Possédé·e·s” entend bien formuler un constat : l’œuvre d’art est intrinsèquement nimbée de magie. Là où la performance peut évoquer la transe et la possession, la sculpture et la peinture s’approcheraient davantage de l’objet magique et même du “talisman”, selon Apolonia Sokol. Face au cynisme d’une société hyper rationaliste et ultra informée, d’une population impuissante devant les dérives d’une mondialisation et d’un capitalisme dévorants, et d’un champ culturel qui a laissé advenir la puissance – parfois suffocante – du discours, l’art réadopterait ainsi son rôle d’espace de l’ineffable et de l’inexplicable que l’on croyait l’avoir vu délaisser pour de bon ces dernières décennies. L’occulte apporte alors à l’art ce pouvoir si singulier, résumé très justement par Vincent Honoré : celui d’une “réappropriation de ce qui a été plongé dans la nuit, dans l’obscurité, voire l’obscurantisme, pour en faire une fierté.”

 

 

“Possédé·e·s”, jusqu’au 3 janvier 2021 au MO.CO. Panacée, Montpellier. 

Nandipha Mntambo, “The Shadows Between Us” (2013). Vue de l’exposition “Possédé·e·s” au MO.CO Panacée, Montpellier (2020). Crédit photo : Marc Domage