7 avr 2021

Œuvres NFT, foires virtuelles : la galeriste Almine Rech livre sa vision de l’art de demain

Depuis l’ouverture de son premier espace à Paris en 1989, la galeriste française Almine Rech a fait du chemin. Représentant aujourd’hui plus de 80 artistes, de James Turrell aux estates de César et Antoni Tàpies en passant par de plus jeunes talents, tels que Tarik Kiswanson et Thu-Van Tran, la fille du créateur Georges Rech s’est taillée une place de choix dans le monde de l’art contemporain et y a construit un véritable empire, implanté aujourd’hui dans cinq villes : Bruxelles, Londres, New York, Shanghaï et Paris, où elle vient d’inaugurer un deuxième espace. Pour Numéro, la galeriste offre son regard affûté sur les mutations de l’art à l’ère de sa plongée nécessaire et massive dans le virtuel et partage ses derniers coups de cœur.

Propos recueillis par Matthieu Jacquet.

Lorsqu’Almine Rech nous répond au téléphone, elle vient à peine de poser le pied à l’aéroport de Paris et s’apprête à embarquer pour le sud de la France. Malgré son emploi du temps ultra-rempli, la grande galeriste française passionnée d’art contemporain ne chôme pas. Implantée aujourd’hui dans cinq villes – Bruxelles, Paris, Londres, New York et Shanghaï –, elle représente 80 artistes vivants et cinq estates, allant de James Turrell au jeune peintre Alexandre Lenoir en passant par le célèbre sculpteur César. En effet, l’établissement fondé par la fille du créateur de mode Georges Rech a fait bien du chemin depuis son ouverture en 1989, dans le 3e arrondissement parisien, au point de devenir l’une des galeries internationales les plus influentes sur la scène parisienne aux côtés de Perrotin, Thaddaeus Ropac ou encore l’Américaine Gagosian. Au début de cette année, elle a d’ailleurs rejoint certains de ses homologues en inaugurant un nouvel espace avenue Matignon, tout près des Champs-Élysées – une adresse très prisée par les galeristes désireux de se rapprocher de leurs collectionneurs. Aujourd’hui limitée dans ses déplacements en raison de la crise sanitaire, Almine Rech navigue principalement entre Bruxelles et son espace parisien au cœur du Marais, caractérisé  (depuis son installation en 2013) par sa fameuse porte bleu Klein. Avec Numéro, cette grande dame de l’art contemporain pose un regard avisé sur un marché qu’elle a largement vu évoluer en plus de trente ans d’activité, et répond à cette fascinante question : qu’est-ce qu’être galeriste, en 2021, dans un monde complètement chamboulé depuis un an ?

 

 

Numéro : Depuis la fermeture des musées en France, de nombreuses galeries ont constaté une affluence inédite, et pointent la présence d’un nouveau public peu habitué à passer leurs portes. Avez-vous fait ce même constat ?

Almine Rech : Étant située dans le Marais, un quartier très touristique, notre galerie parisienne accueille toujours beaucoup de monde. Pour autant, avec la crise que nous traversons, nous avions très peur qu’il y ait moins de visiteurs, et c’est l’inverse qui s’est produit ! Les week-ends, nous avons accueilli un monde fou, des centaines de personnes sont venues à l’ouverture de nos expositions, et cela est indéniablement lié à la réduction du nombre de lieux d’exposition. Et en effet, un certain nombre de personnes ont découvert que l’on n’était pas obligé d’être acheteur ni d’avoir une œuvre d’art chez soi pour rentrer dans une galerie, pour y contempler de l’art gratuitement et demander des renseignements sur un artiste ou une œuvre.

 

 

“Nous avons la chance que cette pandémie ne soit pas arrivée il y a dix ans !”

 

 

Il y a un an, le premier confinement a contraint les lieux d’exposition à se réinventer en ligne. Comment s’est passée la transition de la galerie vers le tout-numérique ?

Nous avons la chance que cette pandémie ne soit pas arrivée il y a dix ans ! Désormais, nous sommes habitués à utiliser les outils technologiques comme les vidéos, les visioconférences, les photos de détails en très haute résolution… Tout cela nous a sauvés, mais nous a aussi demandé beaucoup de travail ! Nous avons par exemple mis au point, sur notre site, un programme d’Online Viewing Room (OVR), où nous présentons nos artistes avec des œuvres que nous n’avons pas l’occasion de montrer dans nos espaces physiques, mais aussi parfois des œuvres qui sont encore dans les ateliers des artistes. Nous avons par exemple lancé sur cette page le programme “One by one”, une exposition concentrée sur une seule œuvre et accompagnée par le texte d’un critique d’art. On constate que ces pages sont très regardées et très demandées. Cela a créé quelque chose d’assez intéressant pour les œuvres sur papier, que nous avons du mal à montrer dans nos espaces physiques, car elles souffrent souvent de leur comparaison avec les peintures. Elles ont connu un grand succès : les collectionneurs en étaient ravis, notamment car les dessins se vendent à des prix plus abordables que les peintures et sont donc attractifs, tandis que les artistes étaient eux aussi heureux de montrer cette partie de leur travail.

Comment s’est passée votre participation aux foires en ligne, telles que la FIAC récemment ?
La FIAC s’est très bien passée, mais cela n’a pas été le cas de toutes les foires en ligne auxquelles nous avons participé. C’est très aléatoire, et cela dépend sans doute aussi des pièces que nous montrons. Rien ne remplace une foire physique, mais nous apprenons en expérimentant… Certaines pièces ne passent pas du tout sur le format numérique, et doivent être vues en vrai. Quand les foires avec du public vont-elles faire leur retour? Telle est la question. Si beaucoup d’acteurs du monde de l’art disent en avoir très envie, de là à se jeter dans un bain de foule, c’est une autre histoire… Les foires sont des lieux fantastiques pour certains collectionneurs qui travaillent beaucoup et n’ont pas le temps de faire le tour des galeries régulièrement. En quelques heures, ils peuvent en effet voir des dizaines de galeries et autant d’artistes. Surtout, ce cadre permet d’engager la conversation avec eux, de leur présenter les artistes, d’essayer de comprendre ce qui leur plaît et de les conseiller… Cela nous manque vraiment.

 

 

“Si beaucoup d’acteurs du monde l’art ont très envie de participer à des foires physiques, de là à se jeter dans un bain de foule, c’est une autre histoire…”

 

 

Lors de leur participation à des foires en ligne, la plupart des galeries ont  évité la prise de risques, en exposant des artistes déjà connus de leurs collectionneurs. Vous êtes-vous posé ces questions ?

Oui, mais les foires numériques ont aussi été pour nous l’occasion de prendre quelques risques. Pour la FIAC, notre équipe de Paris avait sélectionné, parmi les œuvres présentées, une toile de Thu-Van Tran  exposée récemment à la Kunsthaus Baselland de Bâle. La toile représente un immense nuage gris de fumée où des traces de peintures dont les couleurs évoquent les herbicides arc-en-ciel, diffusés au Vietnam pendant la guerre pour détruire la végétation qui dissimulait les ennemis. Cette œuvre est très émouvante et extraordinaire, et bien que l’artiste soit pas l’une de nos plus célèbres, à la minute où la plateforme en ligne s’est ouverte, j’ai immédiatement été contactée par un collectionneur californien qui souhaitait réserver cette œuvre. Je lui ai demandé ce qui lui avait plu particulièrement, il m’a répondu que sa femme était vietnamienne et en avait été très touchée… J’ai trouvé remarquable que l’œuvre parvienne à créer autant d’émotion en ligne, et puisse toucher une personne à l’autre bout du monde, alors que ce couple ne serait sans doute jamais venu à la FIAC à Paris.

 

 

Depuis le record de vente colossal atteint par l’œuvre numérique de Beeple chez Christie’s en mars dernier, on entend chaque jour parler des NFT, ces “Non Fungible Tokens” [“jetons non fongibles”] qui permettent d’authentifier une œuvre numérique – en y intégrant une signature informatique inviolable. Votre galerie vient d’initier une collaboration entre la plateforme Nifty Gateway, dédiée à la vente de ces œuvres numériques, et l’un de vos artistes, César Piette. Comment ce format récent – et révolutionnaire pour le marché de l’art numérique – vous a-t-il inspirée ?
Ce nouveau terrain des NFT est très excitant, mais je pense qu’il va beaucoup évoluer. Il n’y a qu’à se rappeler les débuts de la photographie. À la fin du XIXe siècle, il était nécessaire de se rendre dans le studio d’un photographe pour obtenir un portrait, mais au début du XXe siècle, dès que les appareils sont devenus accessibles, tous les artistes s’y sont mis. Les nouveaux supports les intéressent toujours, et nous aussi. Pour l’instant, nous explorons les NFT via le département “édition” de la galerie, Almine Rech Editions. J’ai proposé de produire plusieurs éditions numériques des œuvres de César Piette, un jeune artiste français qui utilise l’esthétique virtuelle, mais dont la pratique reste de la peinture pure. La représentation ultra-précise qu’il arrive à donner provoque une ambiguïté et un décalage qui m’ont tout de suite intéressée. D’ailleurs, le public est souvent persuadé qu’il ne peint pas à la main mais à l’ordinateur ! L’artiste a lui-même été très attiré par l’idée d’un projet numérique impliquant des œuvres picturales, c’est pourquoi nous avons produit quatre fragments complètement numérisés de ses nouvelles peintures, ensuite vendues en NFT par Nifty Gateway en édition limitée, à 100 ou à 25 exemplaires, entre autres. Nous avons lancé une deuxième idée avec Kenny Scharf, un autre de nos artistes : une édition illimitée en quantité, mais limitée dans la durée : l’œuvre est disponible de tel jour à tel autre, et son nombre d’exemplaires se verra déterminé par le nombre final d’acheteurs.

César, “Pouce” (1965 / 1993). Courtesy Almine Rech and Fondation César © SBJ / © SABAM Belgium 2021. Photo: Jean-Claude Sauer

Il y a quelques mois, la galerie a inauguré un nouvel espace avenue Matignon à Paris, un quartier auparavant réservé au second marché qui a récemment attiré de nombreuses galeries : Kamel Mennour, White Cube, Perrotin, Nathalie Obadia… Pourquoi avez-vous souhaité vous y installer à votre tour ?

Cela faisait quelques temps que je cherchais un espace sur cette avenue, mais la portion qui nous intéressait comportait déjà douze galeries, nous étions donc dépendants des espaces qui se libéraient ! Suite aux récents changements de circulation qui demandent de faire de très gros détours en voiture pour aller d’un quartier à un autre, la rive droite de Paris est désormais divisée en deux. Une première moitié s’étend ainsi de l’ouest parisien jusqu’au Louvre, et la seconde va du Louvre jusqu’à Bercy. Peut-être que, dans quinze ans, nous aurons des voitures volantes comme dans Blade Runner, mais, en attendant, il était nécessaire que je me rapproche de mes collectionneurs éloignés du Marais. Bon nombre de clients travaillent dans le VIIIe, le Ier, le XVIIe ou le VIIe arrondissement de Paris, et ce nouvel espace peut les accueillir pour des visites rapides, à l’heure du déjeuner par exemple. Il est beaucoup plus petit que celui du Marais, par conséquent très flexible : on peut y organiser de nouvelles expositions personnelles chaque mois, montrer des pièces d’art moderne, des contemporains avec seulement trois œuvres… Cette adresse offre aussi une importante proximité avec les maisons de vente Christie’s et Sotheby’s, avec le Grand Palais, le Palais de Tokyo et le musée d’Art moderne de la Ville de Paris, des synergies très intéressantes pour nous.

 

 

“J’ai fait beaucoup de visites d’atelier sur Zoom, mais elles sont loin de se substituer aux visites physiques.”

 

 

La galerie est aujourd’hui implantée dans cinq villes : Paris, Bruxelles, Londres, New York et Shanghaï. Avec autant de programmations simultanées et d’équipes à gérer dans le monde entier, à quoi ressemblait votre emploi du temps avant la crise sanitaire ?
Je ne pouvais bien sûr pas aller partout, mais j’essayais d’être très présente dans le triangle européen formé par Paris, Bruxelles et Londres. New York et Shanghaï, c’était plus compliqué, mais j’essayais de m’y rendre au moins deux à trois fois par an. Aujourd’hui, cela fait un an que je n’y suis pas allée, mais grâce aux nouveaux outils que nous avons nous arrivons très bien à travailler à distance. Ce qui me manque le plus, ce sont les visites d’atelier des artistes. J’en ai fait beaucoup sur Zoom, mais elles sont loin de se substituer aux visites physiques…

 


À ce propos, quels nouveaux artistes avez-vous découvert récemment ?
L’une de mes dernières découvertes est Alexis McGrigg, une jeune artiste très intéressante résidant dans le Mississippi, dont le travail oscille entre figuration et abstraction. J’ai vu certaine de ses œuvres en vrai, dans une petite galerie de Brooklyn lorsque l’on pouvait encore se déplacer à New York. Puis, nous nous sommes rencontrées sur Zoom. Nous la présenterons pour la première fois à Matignon à la fin de 2021. Nous allons travailler aussi avec la sculptrice, vidéaste et performeuse franco-britannique Alice Anderson, finaliste au dernier prix Marcel Duchamp. L’une de nos découvertes majeures de cette dernière décennie est la peintre Claire Tabouret, avec laquelle je travaille depuis quatre ans et à laquelle nous allons consacrer prochainement une grosse exposition. Par ailleurs, nous collaborons en Europe occidentale avec l’estate de César, dont nous allons présenter des œuvres en juin.

James Turrell, “City of Light” (2019). © James Turrell – Photo : Alessandro Wang Courtesy of the Artist and Almine Rech

Quelle est la première œuvre majeure que vous ayez achetée ?
Je m’en souviens bien car j’ai dû la vendre pour faire des travaux dans la galerie, mais après j’ai pu heureusement en racheter une ! Il s’agissait d’un Stack du sculpteur minimaliste américain Donald Judd, acheté avant qu’il ne meure et que les prix de ses œuvres ne s’envolent. Lorsque j’ai ouvert ma galerie en 1989, je sortais à peine de l’École du Louvre et je me suis spécialisée dans l’art minimal et conceptuel avec des artistes comme Joseph Kosuth ou James Turrell, qui est le tout premier artiste que j’ai exposé puis représenté.

 

 

“Les artistes sont devenus beaucoup plus individualistes et le besoin de se liguer pour affronter la critique s’est amenuisé.”

 

 

Justement, trente et un ans après l’ouverture de cette première galerie, quel regard posez-vous sur votre parcours?

Je suis partie de cet intérêt initial pour l’art minimal américain, pour m’ouvrir ensuite vers la peinture figurative et d’autres types de pratiques. Je n’ai jamais voulu m’enfermer dans un champ spécifique. Ce qui m’intéresse, c’est de montrer que l’art contemporain est beaucoup moins cloisonné qu’autrefois. À l’époque, les courants artistiques déterminaient les pratiques. Il y avait dans ce phénomène des raisons politiques : au XXe siècle, l’art était moins accepté qu’aujourd’hui, il y avait beaucoup moins de collectionneurs et les artistes avaient moins de choix, aussi valait-il mieux se regrouper pour résister et défendre ses choix. Quand on regarde le Paris du début du XXe siècle, tous les artistes se regroupaient à Montparnasse, à Montmartre, au Café de Flore, aux Deux Magots… Aujourd’hui, c’est complètement différent, et la société actuelle nous ouvre à des démarches qui n’ont rien à voir les unes avec les autres. Par conséquent, les artistes sont devenus beaucoup plus individualistes et le besoin de se liguer pour affronter la critique s’est amenuisé, jusqu’à devenir superflu – ce qui s’applique à de nombreux domaines aujourd’hui. De mon côté, j’apprécie beaucoup la prospection, c’est pourquoi je montre autant de jeunes artistes que d’estates. En vérité, je crois que les galeristes sont beaucoup moins enfermés dans leur chapelle que par le passé et j’aimerais que ma galerie soit le reflet de la réalité du monde des artistes.

 

 

En attendant la réouverture de ses espaces au public, découvrez les actualités, éditions et programmation virtuelle de la galerie Almine Rech sur son site internet.