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Niki de Saint Phalle, Louise Bourgeois : les artistes engagées s’exposent chez Guerlain
Jusqu’au 14 novembre, dans son écrin du 68 avenue des Champs Elysées, la maison Guerlain fait dialoguer des figures majeures de l’art du 20e siècle comme Niki de Saint Phalle ou Louise Bourgeois avec de jeunes artistes contemporaines comme la Sud-Africaine Bianca Bondi et l’Iranienne Tirdad Hashemi, dans une exposition articulée autour de l’engagement – que celui-ci soit féministe, social ou écologique.
Dans un jardin macabre peuplé de squelettes dansants et d’arbres à tête de serpent, une princesse à la robe rose bonbon, arme à la main, se détache de ce tableau sinistre en noir et blanc. Comme une allégorie du pouvoir des femmes créatrices dans un monde désenchanté, ce dessin de l’artiste française Niki de Saint Phalle (1930-2002) donne d’emblée le ton de la nouvelle exposition collective organisée dans l’ancienne demeure parisienne du parfumeur Jacques Guerlain. Il s’agit là de la quinzième édition de l’exposition annuelle organisée par la maison pendant la semaine de l’art. Au sein du somptueux hôtel particulier et de la boutique donnant sur l’avenue des Champs Élysées, la commissaire Caroline Messensee réunit jusqu’au 14 novembre vingt et une artistes femmes dont les œuvres prennent à bras le corps la violence du monde. À l’image du dessin The Princess’ pleasure garden (1977) de Niki de Saint Phalle, qui détourne l’image sexiste de la princesse pour en faire une héroïne féroce, ces dernières érigent de nouvelles mythologies. Ainsi, dès son titre “Les Militantes”, l’exposition promet un dialogue entre des artistes majeures du 20e siècle et d’autres plus contemporaines, parfois même tout juste diplômées comme l’artiste chinoise Min Zhang. Expérience des corps féminins, violence sociale ou encore catastrophes écologiques : c’est un regard à 360 degrés sur le monde passé, présent et futur qui est proposé à travers ces œuvres, réalisées des années 60 à nos jours. Une manière pour la maison de parfum de perpétuer son soutien à la création artistique, tout en ouvrant de multiples réflexions sur les héritages du militantisme à travers le regard des artistes choisies.
L’Américaine Kiki Smith (née en 1954), la Libanaise Etel Adnan (1925-2021), l’Irlandaise Alice Maher (née en 1956)… C’est tout un panthéon de figures tutélaires de l’art qui est présenté au troisième étage de cet écrin luxueux. Son atmosphère feutrée évoquerait d’ailleurs presque celle d’un boudoir, consacré à ces femmes qui ont intégré l’intime à leur pratique en sublimant leurs propres expériences, parfois très difficiles, du monde et de la société. Accroché au mur, un dessin de l’immense plasticienne française Louise Bourgeois daté de 2004 représente l’intérieur d’un corps vu au microscope. Certaines cellules se colorent de bleu et évoquent la somatisation des traumatismes. Du côté de l’artiste irlandaise Alice Maher, la violence sociale est représentée comme une force venant de l’extérieur, à travers une main gigantesque qui, sur son dessin Untitled (1992), vient piquer en plein cœur le corps minuscule d’une femme. Les œuvres de ces grandes artistes le montrent : depuis des décennies, celles-ci dénoncent l’oppression des corps féminins en puisant dans leurs histoires personnelles, introduisant dès la seconde moitié du 20e siècle une nouvelle forme de militantisme qui a ouvert la voie à toute une génération d’artistes après elles.
Sur les murs boisés de l’une des salles du bâtiment, deux œuvres présentant une silhouette de femme endormie sont accrochées face à face. À droite, des touches de couleurs – du jaune, du rouge, du bleu – s’échappent d’un corps ensommeillé allongé sur un divan, comme des pensées qui émaneraient de son rêve. Réalisé en 2021 par l’artiste iranienne de 29 ans Tirdad Hashemi, ce dessin fait écho à une autre peinture de 1992 d’Alice Maher, sur lequel une serre de cyprès émerge d’un visage endormi – une scène qui semble rendre hommage à l’héritage de l’art surréaliste. Ces deux variations sur le rêve, en plus de résonner fortement entre elles, dressent un pont entre les précurseures d’un art dit “féministe”, et une nouvelle génération, également très engagée, d’artistes contemporaines.
Installations monumentales, photographies, sculptures ou encore peinture… la grande variété de médiums présentés à la maison Guerlain par les plus jeunes artistes de l’exposition donne à voir des engagements pluriels. Sujet brûlant en ce début du 21e siècle, la question écologique est notamment au cœur de nombreuses œuvres présentées ici par des artistes contemporaines. Dans une salle aux murs immaculés, le cube en Plexiglas de l’artiste sud-africaine Bianca Bondi renferme éléments végétaux – feuilles mortes, mousse éparses – et objets – ballon de chimiste et livre de botanique. Exposé aux yeux de tous, l’intérieur de l’œuvre intitulée Bloom (Thelma’s Heart) (2018), donne à voir un terrarium où les plantes évoluent, devant lequel le visiteur s’arrêterait volontiers pour contempler le passage du temps. Évoquant la relation de l’être humain à la nature, l’œuvre répond à une installation de Rossella Biscotti. Au sous-sol du bâtiment, l’artiste italienne de 44 ans installe dans une des salles un véritable cimetière composé de jarres en terre. À l’intérieur sont contenues des cendres d’écorces brûlées pour endiguer une récente épidémie attaquant les arbres : avec cette œuvre Trees on Land (2021), l’artiste rappelle les évènements terribles qui ont conduit les agriculteurs à calciner 6 millions d’oliviers dans les Pouilles. De catastrophe écologique en drame humain, les artistes présentées par la maison Guerlain puisent souvent leur inspiration dans l’actualité et les évènements historiques. Une explosion dans un nuage de fumée opaque dessinée au graphite, évoque quant à elle l’utilisation du napalm pendant la guerre du Vietnam (1955-1975) : l’artiste vietnamienne Thu-Van Tran, depuis exilée en France, se replonge ici dans cette période traumatique pour sa famille et ses concitoyens. Car au fil des trois étages du bâtiment de l’avenue des Champs Elysées, c’est bien le souvenir qui émerge comme l’un des fils rouges des œuvres présentées. En l’utilisant avec poésie ou violence comme source de leurs œuvres, les artistes cherchent à conjurer le poids de l’histoire, alerter sur l’état du monde et inciter tout un chacun à la vigilance pour ne pas commettre les erreurs du passé… voire s’engager pour un avenir meilleur.