4 mar 2021

Léo Gavaggio : confessions d’un tatoueur, de Moebius à Mac Miller

L’un des membres fondateurs du studio de création l’Encrerie, dans le 11e arrondissement de Paris, évoque pour Numéro son parcours, ses passions et présente tous ses collègues au passage. Rencontre avec Léo Gavaggio, de l’illustrateur Moebius au rappeur Mac Miller qu’il a tatoué sur les phalanges…

Propos recueillis par Alexis Thibault.

Les illustrations de Léo Gavaggio évoquent les clubs de jazz enfumés des années folles, les hauts-de-forme flambant neufs et les dandys filiformes. Ses traits fins inventent les courbes de personnages imaginaires aux robes magenta, comme si des hiéroglyphes prenaient soudain vie pour débarquer dans un cartoon à l’improviste. Et ce sont ces mêmes figures que l’on retrouve sur les corps de ceux qu’il tatoue, lorsqu’il ne s’adonne pas au monogramme ornemental, l’autre technique dont il s’est fait spécialiste. Il y a une dizaine d’années, il a ouvert l’Encrerie avec son ami Jeremy Taltaud [Jey Noname], un studio de création – et salon de tatouages – niché au coeur du 11e arrondissement. Là-bas, il pousse ses apprentis à développer leur expression. Mais au delà des astuces techniques – identifier les types de peau, comprendre les articulations du corps, analyser les motivations d’un client –, le Marseillais de 37 ans prodigue aussi les conseils qu’on ne lui a jamais donné : comment gérer sa arrière d’auto entrepreneur et comment rédiger sa déclaration d’impôts… Cette année, l’Encrerie présente différentes œuvres, disponibles à la vente sur son site: une série d’illustrations numérotées et signées des treize différents artistes résidents. Passionné aussi bien par les fables de Lafontaine que les silhouettes anthropomorphes de l’Egypte antique, Léo Gavaggio voulait simplement rendre la spiritualité sexy. Et un tatoueur qui cite au passage D’Angelo, Erykah Badu, Pierre Bourdieu, Moebius et Alejandro Jodorowsky attire forcément notre attention. Pour couronner le tout, il a été transcendé par l’âge d’or du hip-hop des années 90, de The Roots à A Tribe Called Quest, mais raffole aussi de la musique très imagée… des Rita Mitsouko. Le tatoueur a accepté de répondre à toutes les questions de Numéro, sans langue de bois.

 

 

Numéro: Avez-vous découvert votre vocation en dessinant au coin de vos copies pendant les contrôles de math ?

Léo Gavaggio: C’est le cas. [Rires.] À l’école j’ai décroché très tôt car le système ne me correspondait pas. J’étais très introverti et je n’avais pas beaucoup de potes de mon âge donc je restais à la baraque avec mes films et mes BD. Pendant les cours, je m’installais au fond de la classe et j’imaginais des armées de personnages. Au début des années 2000, j’avais 16 ans, et j’étais un vrai branleur… Ma daronne m’a dit “Lance-toi dans le tatoo parce que tu n’as que ça à foutre et il n’y a que ça que tu sauras faire de toute façon !” Mais je n’avais pas du tout envie. Pour moi, le tatouage c’était naze… J’ai donc continué à dessiner avec mon ami d’enfance et, finalement, on a découvert les manchettes dans les clips de Cypress Hill et le travail du tatoueur Mister Cartoon. J’ai changé d’avis j’ai récupéré du matos et j’ai commencé a tatouer mes potes, puis les potes des potes.

 

 

 

 “Lil Wayne a déboulé avec des tatouages partout sur le corps, et tous les gosses rêvaient alors de se foutre des étoiles et des liasses de billet sur la gueule. Quand on sait que certains initiés sont prêts à faire des kilomètres pour rencontrer un artiste tatoueur, je trouve que l’effet de mode est assez triste.”

 

 

 

Léo Gavaggio.

Aider des amis peut-il mener à des séances improbables?

Oui, parfois et à un très mauvais souvenir… [Rires.] Quand je suis arrivé à Paris, je tatouais dans un sous-sol, vers Bourse. Je me suis retrouvé à tatouer le fils d’un grand ponte de la nuit, un peu mafieux sur les bords, pour rendre service à des potes qui voulaient organiser une soirée. Il voulait une tête de tigre sur l’épaule… Il a déboulé au rendez-vous avec deux gardes du corps, une blonde siliconée et deux bouteilles de vodka dans le nez. J’ai commencé à le tatouer mais le mec gigotait dans tous les sens et bavait sur le tatoo. Ça m’a pris six heures au lieu de deux. En plus de ça, le type me menaçait en me disant que si c’était raté, il enverrait un type me régler mon compte. À un moment, il s’est levé pour aller aux toilettes, mais comme il titubait il s’est collé contre le mur et a écrasant son tatouage dessus en avançant sur environ six mètres. Il y avait une tête de tigre avec une longue trainée sur tout le mur… Le lendemain sa sœur est venue me voir et m’a glissé : “C’est la première fois que quelqu’un est aussi patient avec lui, il a vraiment passé un très bon moment. Si tu veux venir à la maison un jour, tu es le bienvenu.” Autant vous dire que je l’ai esquivé !

 

 

Qu’est-ce qui vous anime lorsque vous dessinez sur la peau d’un humain ?

Une sorte d’énergie intangible… Quand j’étais petit, on se retrouvait l’été avec mes amis au bas des immeubles. On passait notre temps à se charrier. Et chaque vanne s’accompagnait forcément d’une intonation et d’une gestuelle pour qu’elle puisse toucher sa cible en plein cœur. Le dessin, et par extension le tatouage, c’est la même chose. Que vous dessiniez sur une feuille A4 ou sur “la peau d’un humain”, comme vous dites, votre esprit projettera exactement la même chose, mais c’est surtout la sensation que le support vous procure qui changera. Ensuite, je laisse mes souvenirs prendre le relai, des fragments hérités de ma fascination pour les dessins animés. Les créateurs de films d’animation expriment des émotions en exacerbant les mouvements des personnages. Pour combler le manque de parole, l’expression passe par les corps.

 

 

Depuis le succès de l’Encrerie, le studio de création que vous occupez avec une douzaine d’artistes, il est de plus en plus difficile d’obtenir un rendez-vous pour se faire tatouer. Comment faites-vous pour conserver un lien avec vos clients sans devenir une véritable usine?

Nous avons choisi le terme de studio de création pour ne pas nous enfermer. Aujourd’hui, les gens se spécialisent de plus en plus et se coupent inconsciemment du reste. Lorsque l’Encrerie a acquis une certaine renommée, j’ai ressenti un truc un peu flatteur, le sentiment d’être en place, d’avoir réussi. Mais on se perd très vite dans cette sensation et on finit par stagner et ne plus rien apprendre. Donc j’ai remis rapidement les pieds sur terre. Contrairement à ce que certains peuvent penser, c’est justement parce que nous prenons le temps de faire naître une relation de confiance avec nos clients que nous ne sommes pas une usine. C’est aussi ça le tatouage: lorsqu’une personne arrive dans notre studio, il est impossible de savoir si nous passerons une heure ou quatre ensemble.

 

 

 

Vous avez longtemps fait du lettrage votre spécialité: vous traciez à la main des textes sur les corps. Avez-vous vu passer toutes sortes de phrases ridicules ?

Je ne me permettrai jamais de juger qui que ce soit, mais il est vrai qu’on me demandait souvent de tatouer des phrases à la con du genre : “Je suis le capitaine de ma vie”. Ça, je ne l’assumais pas du tout. [Rires.] Dans ma réalité, les tatouages “jolis” ne sont intéressants que s’ils emportent un discours avec eux. J’ai donc développé un nouveau style de tatouages : les monogrammes. Je récupère l’intention initiale de la phrase, je boucle les lettres et je crée une œuvre ornementale en mêlant le fond et la forme. Peu à peu, la phrase d’origine en devient illisible. Un jour, un type est venu me voir pour se faire tatouer “Inception”, le titre du film de Christopher Nolan. Je lui ai proposé de s’inspirer plutôt du concept du long-métrage – un rêve, dans un rêve, dans un autre rêve – en lui tatouant une lettre, dans une lettre, dans une autre lettre. Au final “Inception” formait une sorte d’escalier Art Déco dans la veine du Chrysler Building de New York.

 

 

 

 

“Avec le temps, le tatouage devient parfois un costume factice dans notre société de l’image, de la comparaison et du jugement. Les réseaux sociaux ont été le tremplin de cette société du paraître. Les gens ont besoin de forme sans fond.”

 

 

 

“Le Corbeau et le Renard” – Léo Gavaggio.

Je ne pourrai donc jamais débarquer dans votre salon pour me faire tatouer le symbole de l’infini sur la nuque ?

Vous pouvez venir. Mais je ne vous tatouerai pas. [Rires.] Les symboles ont été pervertis par tout ceux qui les arboraient sans en apprécier le fond. C’est ce qui est arrivé au signe Ohm, un symbole pourtant génial en terme d’esthétique: il a tellement été rincé par des meufs à Ibiza qu’il en a perdu tout son sens. Mon travail aujourd’hui serait donc de comprendre le sens véritable de ces symboles et de recréer des formes à partir du concept que vous souhaitez exprimer. Lorsque Lil Wayne a déboulé avec des tatouages sur tout le corps, il a rendu pas mal de gens fous: tous les gosses rêvaient de se foutre des étoiles et des liasses de billet sur la gueule. Certains se sont remplis des mains au pieds en deux ans à peine. Croyez-moi, ça coûte très cher de se recouvrir de symboles parce qu’on a le tee-shirt qui va bien avec. Et quand on sait que certains initiés sont prêts à faire des kilomètres pour rencontrer un artiste tatoueur bien particulier, je trouve que l’effet de mode est assez triste.

 

 

Justement, comment reconnaissez-vous les “non-initiés” parmi les tatoués ?

Ce sont ceux qui achètent un tattoo comme une paire de pompes. Ils n’ont saisi ni la profondeur d’un tatouage, ni la valeur d’un artiste et pensent que nous produisons des dessins à la chaîne. Ils peuvent payer 1000 balles pour une sneaker collector fabriquée par un gosse à l’autre bout du monde puis te dire “Ah, mais c’est cher ! ” quand tu présentes ta note. Ce sont souvent des gens tristes et un peu empruntés qui ont perdu la maîtrise de leurs corps. J’ai toujours été dérangé par l’idée de se tatouer pour se rassurer, pour se créer une contenance. Avec le temps, le tatouage devient parfois un costume factice dans notre société de l’image, de la comparaison et du jugement. Les réseaux sociaux ont été le tremplin de cette société du paraître. Les gens ont besoin de forme sans fond. C’est dommage, c’est pourtant le fond qui induit naturellement la forme…

 

 

 

“Le dessinateur Moebius a complètement transformé mon approche du dessin.”

 

 

 

 

Léo Gavaggio – l’Encrerie.

Quelle est la grande tendance esthétique du moment en matière de tatouage ?

La dernière en date était le style naïf, impulsé par la démocratisation de la pratique. L’un des premiers tatoueurs à avoir lancé cette tendance esthétique était le Parisien Fuzi des UV TPK [Ultra Violent The Psychopathe Killer], des illustrations spontanées qui visent à reprendre l’intention d’un enfant en abandonnant totalement la perspective. Certains estiment que c’est une démarche artistique simpliste, pourtant, ce qui compte, c’est le “flow”. Lorsque que style naïf est correctement exécuté, il en devient brut et authentique. De façon plus large, la tendance mainstream actuelle est à l’esthétique minimaliste. Une façon pour les novices un peu hésitants d’être tatoué… sans vraiment l’être. Dr. Woo est très bon dans ce domaine, il a été formé par Mark Mahoney, un tatoueur basé à Los Angeles et spécialiste de la “single needle”, des tatouages exécuté avec une seule aiguille à la différence de la technique conventionnelle où trois aiguilles sont assemblées. Il trace des traits d’une finesse exceptionnelle et propose des dégradés hors du commun, comme un criterium qui griserait la peau au fur et à mesure. En ce qui me concerne, j’aime beaucoup la nouvelle scène coréenne. C’est encore illégal de tatouer là-bas, ce qui a conduit les tatoueurs à apporter une esthétique et une identité inédites. Une fraicheur enfantine légère, somptueuse et ultra maîtrisée qui confirme presque l’adage de Pablo Picasso : “On met longtemps à redevenir jeune.

 

Comment le rappeur Mac Miller s’est-il retrouvé dans votre salon ?

Une amie en commun lui a conseillé de passer nous voir. Il est venu se faire tatouer une étoile de David et une croix sur les deux majeurs. Je lui ai aussi dessiné un petit renard en train de fumer une clope. C’était un garçon sensible et adorable qui pouvait éclater de rire à la moindre blague de merde. Lui aussi était fan de dessins-animés : en studio, avec son équipe, il laissait tourner des films d’animation en coupant le son et composait en s’inspirant des images.

 

 

 

 

 

Léo Gavaggio – l’Encrerie.

Avec qui rêveriez-vous de discuter le temps d’un diner ?

Le dessinateur Moebius qui a complètement transformé mon approche du dessin. J’ai d’ailleurs été fasciné par le documentaire d’Alejandro Jodorowsky sur la genèse du film Dune réalisé par David Lynch et adapté de l’œuvre de Frank Herbert. J’aurais beaucoup aimé discuter avec le sociologue Pierre Bourdieu mais aussi Jeff Koons ou Marcel Duchamp qui défendent une vision très particulière de l’art, et parfois contestable dans le cas de Jeff Koons. En ce qui concerne les tatoueurs, je trouve qu’Anderson Luna a une manière incroyable de sublimer les lignes du corps. Mais j’aime aussi le travail de Sean from Texas, un type peu torturé qui crée des petites scènettes naïves avec des démons à la manière de Où est Charlie. Mais vous savez, à partir du moment où des gens ont été capable de construire de pyramides, il est difficile de s’extasier sur un tatouage. [Rires.]

 

 

Studio de création l’Encrerie, 2, rue Lacharrière, Paris 11e.

Œuvres exposées au 97, boulevard Voltaire, Paris 11e.