Le jeu vidéo se fait art contemporain au Centre Pompidou-Metz
En quelques décennies, le jeu vidéo s’est imposé comme le plus grand phénomène de masse de notre époque avec plus de trois milliards de gamers. Des stars Sturtevant et Philippe Parreno aux créations plus récentes d’Ed Atkins, de Neïl Beloufa et de Sara Sadik, le Centre Pompidou-Metz explore avec l’exposition « Worldbuilding » la manière dont les artistes s’en sont emparés. Décryptage avec son commissaire Hans Ulrich Obrist.
Propos recueillis par Ingrid Luquet-Gad.
Si des milliards d’individus jouent ou ont joué aux jeux vidéo dans le monde entier, Il aura fallu attendre le milieu des années 2000 pour que ceux-ci soient considérés, en France, comme un art à part entière. Pourtant, depuis leur apparition dans les années 60, ils ouvrent une porte inédite vers de nouveaux imaginaires, dans lesquels leurs nombreux utilisateurs peuvent se plonger pendant des heures. Nullement surprenant, donc, que ces nouveaux champs de création infusent également les pratiques artistiques depuis la fin du 20e siècle. Une influence croissante qu’analyse à partir de ce samedi 10 juin 2023 la grande exposition collective “Worldbuilding” au Centre Pompidou-Metz, réalisée en partenariat avec la Collection Julia Stoschek. Son célèbre commissaire Hans Ulrich Obrist y réunit des dizaines d’œuvres d’artistes contemporains nourris par ce territoire esthétique tels que Pierre Huyghe, Cory Arcangel, Dominique Gonzalez-Foerster ou encore Cao Fei, qui utilisent notamment la vidéo et l’animation 3D, la réalité virtuelle voire proposent des installations interactives. Pour Numéro art, cette célèbre personnalité de l’art contemporain revient sur l’émergence de ce phénomène et les nouveaux questionnements artistiques et esthétiques que celui-ci soulève.
Ingrid Luquet-Gad : Comment les jeux vidéo ont-ils émergé pour vous comme un sujet d’exposition?
Hans Ulrich Obrist : Cela part toujours de mes recherches et des visites d’atelier que je mène comme pratique quotidienne. Au bout d’un moment, j’ai commencé à observer une certaine typologie : un certain nombre d’artistes inventent leurs propres jeux, d’autres interviennent au sein de jeux existants, tandis que d’autres encore optent pour une stratégie de détournement. Je me suis également rendu compte que beaucoup d’expositions abordaient déjà les jeux vidéo par rapport au design. À Londres, il y a eu Videogames: Design/Play/Disrupt au Victoria and Albert Museum (2018-2019) mais aussi Game On, organisée par la Barbican. Ce matin même, j’en ai visité une à Zurich, Game Design Today, au musée du Design. Je commençais donc à voir toutes ces expositions, tout en constatant que peu d’entre elles se focalisaient sur l’art contemporain et le jeu vidéo. Ensuite est venue l’invitation très ouverte de la Fondation Julia Stoschek à Düsseldorf dans le cadre de son 15e anniversaire. La proposition était d’avoir à disposition le musée entier pendant un an et demi. En prenant en compte le contexte, j’ai continué à réfléchir plus précisément sur ce qu’une exposition autour des jeux vidéo pouvait soulever comme réflexions. Puisque ceux-ci sont par nature évolutifs, cela induisait également un autre rapport à l’anthologie de l’œuvre d’art. C’est également ce qui m’a intéressé : le statut de l’œuvre en ressort modifié.
Nous avons évoqué le contemporain par l’entremise du digital, mais vous inscrivez également les jeux vidéo dans une chronologie artistique plus vaste. Quel·le·s sont les premier·ère·s artistes à s’en être emparé·e·s?
Je me souviens encore de mes conversations fréquentes avec l’artiste multimédia américaine Elaine Sturtevant, car nous avons organisé sa dernière exposition personnelle à la Serpentine juste avant sa mort en 2014. Lors de nos échanges, elle a toujours évoqué son travail avec les jeux vidéo. Ils ont, avec l’art contemporain, toute une histoire qui commence dès les années 70, avec des artistes comme Peggy Ahwesh, Rebecca Allen ou Ericka Beckman. Il est important de remarquer que beaucoup d’artistes femmes sont parmi les pionnières de ces médiums dans l’art. En poursuivant la filiation, les années 80 sont placées sous les auspices d’Internet et de l’art digital, un contexte d’où provient initialement le collectif Jodi [composé de la Néerlandaise Joan Heemskerk et du Belge Dirk Paesmans]. Quant à la décennie 90, qui voit les artistes intégrer le langage de la vidéo dans leurs œuvres, l’exemple principal peut être pris du côté d’Ann Lee, ce personnage ressuscité du cimetière des jeux de manga pour reprendre vie tel qu’investi par Philippe Parreno et Pierre Huyghe.
Comment passe-t-on de ces premières expérimentations au médium de masse du xxie siècle, ainsi que vous le postulez ? Que les jeux vidéo soient devenus un phénomène de masse plutôt que de niche est plutôt récent. Aujourd’hui, le poids du secteur est supérieur à ceux de l’industrie du cinéma et de la musique réunis. En 2021, la population comptait huit milliards d’individus, et parmi eux, plus de trois milliards de personnes ont interagi avec des jeux vidéo (rapport Newzoo sur les jeux vidéo) – un bon tiers de la population mondiale, ce qui est énorme! Lorsque les jeux vidéo ont bénéficié d’un ancrage plus étendu et transgénérationnel, certain·e·s artistes ont commencé à utiliser leurs plateformes pour toucher davantage de personnes et s’assurer une réception plus large qu’avec n’importe quel autre médium. Par exemple, le jeu en ligne Fortnite (Epic Games) a initié des expériences avec la musique live. Les concerts d’Ariana Grande puis de Travis Scott ont réuni des dizaines de milliers de spectateurs au sein du jeu. À notre tour, à la Serpentine, nous avons voulu collaborer avec Fortnite et la société Acute Art. Nous avons donc monté une exposition avec l’artiste new-yorkais Kaws, New Fiction (2022), réalisée au sein du jeu, avec la reconstitution à l’identique de l’institution sur sa page d’accueil. En l’espace de deux semaines, 150 millions de personnes ont effectué une visite virtuelle. Nous avons ensuite produit la même exposition physiquement, ce qui a permis d’accueillir un public beaucoup plus jeune. Si le premier rapport des artistes au jeu vidéo est de l’ordre du détournement, celui-ci relève davantage de l’infiltration.
Actuellement, il est beaucoup question d’une décentralisation opposée à la mainmise d’une poignée de grandes firmes sur les outils technologiques, via notamment les discours autour du Web 3 (un Web décentralisé). Un tel état d’esprit est-il également perceptible au sein des usages détournés qu’en produisent les artistes ?
Tout cela ne ferait pas encore une exposition, ou alors, produirait une exposition historique, sans la conduire jusqu’à l’extrême présent. Or, ce qui nous y emmène vraiment concerne l’idée qu’il existe aujourd’hui une grande polyphonie, puisque les moteurs de jeux sont devenus beaucoup plus accessibles. Traditionnellement, les jeux vidéo étaient créés par un groupe plutôt restreint et insulaire, impliquant des personnes issues majoritairement du monde de l’ingénierie. Cela a changé rapidement. Une auteure très intéressante l’a anticipé : en 2012, l’Américaine Anna Anthropy a écrit un livre consacré à l’émergence du jeu Zinesters, intitulé Rise of the Videogame Zinesters – How Freaks, Normals, Amateurs, Artists, Dreamers, Drop-Outs, Queers, Housewives, and People like You Are Taking Back an Art Form [L’Essor du jeu vidéo Zinesters – Comment les freaks, les normaux·ales, les amateur·rice·s, les artistes, les rêveur·euse·s, les décrocheur·euse·s, les queers, les femmes au foyer et les personnes comme vous se réappropient une forme d’art].
Elle voulait que les jeux puissent provenir d’une pluralité de voix et d’un réseau d’expériences plus ample afin de proposer un ensemble de perspectives plus vaste. Elle imagine alors un monde où les jeux vidéo ne seraient pas tous conçus pour le même public. Je pense que ce phénomène se produit aujourd’hui dans le monde de l’art. Lors de mes visites d’atelier, cela revient souvent. Encore la semaine dernière, Precious Okoyomon (poète et artiste visuelle américaine d’origine nigérienne) me racontait qu’elle a un projet de jeu avec le plasticien Korakrit Arunanondchai. Je pense que c’est le sens de la prévision d’Anna Anthropy : que les artistes puissent contribuer à cette variété de perspectives, ainsi que l’induit le titre de l’exposition, Worldbuilding. Cela nous ramène également à Ian Cheng, avec qui tout cela a en quelque sorte commencé. Il a toujours dit qu’au cœur de son art se trouvait le désir de créer de nouveaux mondes plutôt que de se contenter d’en hériter.
Le concept de “worldbuilding”, de la construction de mondes, infuse également la théorie contemporaine. Que produit-elle, cette fois-ci envisagée en fonction des spectateur·ice·s? Rejoint-elle cette autre notion d’immersion, avancée lorsqu’il s’agit de décrire les expériences de la réalité virtuelle ou du métavers ?
Je recommande à cet égard le livre Games – Agency As Art [2020] de C. Thi Nguyen [professeur de philosophie américain], où Anna Anthropy avance que les jeux sont une forme d’art unique qui offre, du moins temporairement, une expérience alternative à la vie et permet au·à la joueur·euse de se réjouir d’une nouvelle “agentivité”, soit une capacité d’agir retrouvée. À mon sens, cette forme particulière d’immersion n’intervient pas par rapport à un monde homogénéisant, mais permet à l’exposition d’ouvrir une multitude d’alternatives polyphoniques. Je me demande si le jeu vidéo ne pourrait pas constituer le Gesamtkunstwerk [l’œuvre d’art totale] du 21e siècle, où le spectateur est également placé en immersion. J’espère néanmoins, et je le pense réellement en observant ces œuvres, qu’il ne s’agit pas d’une conception à la Richard Wagner. Si l’on regarde les opéras de la période tardive du compositeur, le spectateur est diminué par rapport à une immersion qui le submerge. Or la forme d’œuvre d’art totale dont nous parlons ici ouvre davantage une multitude de réalités alternatives, elle connecte le passé, le présent et le futur.
À propos du Centre Pompidou-Metz, vous évoquiez vos recherches élargies s’appuyant sur les artistes du territoire. Quel·le·s sont-ils et elles?
Figurent par exemple Neïl Beloufa, Sara Sadik et Mimosa Echard ou encore Sara Dibiza, Caroline Poggi et Jonathan Vinel. Pour les critiques et écrivains, il y a Oulimata Gueye, Mehdi Derfoufi et Isabelle Arvers. La recherche continue, et après Metz, il y aura bien sûr d’autres lieux.
”Worldbuilding. Jeux vidéo et art à l’ère digitale”, du 10 juin 2023 au 15 janvier 2024 au Centre Pompidou-Metz, Metz.