L’art peut-il toucher tous les publics ? Réponses avec le prix Art Explora… et Steve McQueen
Décerné ce 3 décembre, le prix de la toute nouvelle fondation Art Explora ambitionne de mettre en valeur les meilleures pratiques des institutions culturelles européennes en matière de démocratisation de l’art. L’occasion pour Numéro art de revenir sur l’exemplarité dans ce domaine du projet, non récompensé, de l’artiste Steve McQueen à la Tate Britain.
Par Thibaut Wychowanok.
Initié par la fondation de l’entrepreneur Frédéric Jousset, le prix Art Explora – Académie des beaux-arts récompense, pour sa première édition, trois institutions européennes : le musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée à Marseille, le Museo Nacional Thyssen-Bornemisza de Madrid et la National Gallery de Londres. Chacun des projets bénéficiera d’un véritable soutien opérationnel avec des dotations respectives de 150 000 €, 80 000 € et 20 000 €,
Premier prix sélectionné par le jury – constitué entre autres de l’artiste Jean-Michel Othoniel, de Sam Stourdzé (ancien directeur des Rencontres d’Arles aujourd’hui à la tête de la Villa Médicis) et de l’architecte Jean-Michel Wilmotte, le projet du Mucem vise à rapprocher les “publics éloignés” du musée à coup de bus gratuits et de médiations ludiques. Tous les dimanches, les quartiers excentrés de Marseille peuvent ainsi disposer d’un trajet et d’une visite gratuite et “conviviale”. Le bibliobus, qui poursuivait le même objectif (cette fois-ci, c’était les livres qui voyageaient dans les quartiers), fut inventé à la moitié du XIXe siècle en Angleterre, avant de se propager en Amérique et dans l’après-guerre en France. Mais ne dit-on pas que c’est dans les vieux pots que l’on fait les meilleures confitures ?
Le projet “Versiona Thyssen” récompensé du 2e prix invite depuis plusieurs années les 16-35 ans à poster sur les réseaux sociaux leur réinterprétation très personnelle des œuvres du musée. Un type d’initiative beaucoup vu pendant le confinement et qui, ici, engendra 6 500 propositions. Enfin, projet de bon sens – mais encore trop rare, la National Gallery fait voyager hors du musée, au plus proche des publics, un chef-d’œuvre de sa collection. La tournée du tableau Flowers in a Terracotta Vase de Jan van Huysum est prévue pour 2021.
Lorsqu’il est question d’élargissement du public vient irrémédiablement en tête le projet exemplaire de Steve McQueen à la Tate Britain en 2020. Sur tous les murs de l’institution, l’artiste installait des photographies de classes d’écoles londoniennes. 3128 clichés de groupe, en compagnie de leurs professeurs, encadrés, pris au format et à la manière des clichés de fin d’année, représentaient ainsi une génération entière d’enfants – les deux tiers des écoles de la ville ont répondu favorablement à l’artiste. “Le futur Premier ministre du Royaume-Uni est sans doute sur l’une de ces photos”, s’amusait la commissaire de l’exposition. Chaque classe s’était vu offrir, en plus de sa photographie, un atelier portant sur la question de l’image et de la représentation. Et une visite guidée de l’exposition, où les enfants étaient invités à se chercher à la façon du livre Où est Charlie ? “Nous sommes là ! Nous sommes là !” Les groupes se succédaient et criaient leur fierté de faire partie de cette institution prestigieuse. Ce fut ainsi les 2/3 des écoliers d’une mégalopole, leur famille et leurs amis qui se sont approprié le musée. Ils n’y étaient pas des invités “divertis”, mais des citoyens propriétaires des lieux, éduqués à la photo et sujets de la représentation.
L’artiste afro-américaine Mickalene Thomas m’expliquait en 2019 sa frustration, enfant, de ne pouvoir s’identifier aux modèles des peintures exposées dans les musées : des femmes et des hommes blancs. Effet de la réalité d’une domination raciale, culturelle et économique incontestable, cette absence des artistes et des modèles non blancs (si ce n’est dans un contexte exotique et érotique profondément colonialiste) se résorbe peu à peu. Steve McQueen y participait, à sa manière, avec ce “projet” qui méritait bien un prix et signifiait par ailleurs que la démocratisation de l’art réussit rarement sans les artistes. On pense évidemment aux projets sociaux de l’artiste Theaster Gates aux États-Unis.
Autre perspective. Il y a quinze ans tout juste, le musée d’art contemporain du Val-de-Marne ouvrait ses portes. Frank Lamy, son commissaire d’exposition, nous expliquait s’être inspiré du Moma-PS1 installé dans le quartier du Queens à New York. Les médiateurs avaient été recrutés non pas au sein des habituels étudiants en art, mais parmi la population locale qui était invitée à suivre une formation. Pourvoyeur d’emploi et de culture artistique, l’établissement cherchait à ne plus être un objet hors-sol de l’élite de l’art daignant accueillir d’autres populations, mais un lieu appartenant à tous les publics quelles que soient leurs origines. Un programme de long terme, et en profondeur, avec peut-être à la clef : une fierté locale, un sentiment d’appartenance et des cris d’enfant : “Nous sommes ici !”