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Jon Rafman, le geek-artist adulé des biennales
Son domaine : le digital. Monde virtuel de Second Life ou images issues de Google Street View forment, avec son imagination débordante, le terreau de ses œuvres qui questionnent les passions de notre société. Invité à la 14e Biennale de Sharjah, dans les Émirats arabes unis, Jon Rafman (né en 1981) déploie cette fois-ci en dessins sa vision d’une société dystopique, avant un retour au numérique à la Biennale de Venise.
Par Dean Kissick.
Nous sommes au printemps. Jon Rafman et moi parcourons les galeries du Louvre Abu Dhabi. Le Louvre ne représente rien de moins que l’histoire de la civilisation mondiale, et le voilà vendu au Émirats. De nos jours, tout est à vendre. Notre société s’est muée en une sorte de piège dont il est difficile de s’extraire. À en croire Jon, ce n’est qu’en prenant acte de cette réalité que nous aurons une chance d’accéder à la transcendance. Nous sommes aux Émirats arabes unis pour la 14e Biennale de Sharjah, à un peu plus de 150 kilomètres d’Abu Dhabi. Le domaine de Jon Rafman, c’est le numérique, avec des œuvres comme Kool-Aid Man in Second Life (2008-2011), qui emmenait le visiteur à la découverte des territoires les plus étranges de Second Life, ou bien 9-Eyes (en cours depuis 2008), montage de scènes extraordinaires tirées de notre monde réel et captées par les caméras de Google Street View. C’est aussi le cas de projets plus récents, comme cet énorme tunnel tapissé de LED réalisé pour le défilé printemps-été 2019 de Balenciaga, ou encore son œuvre la plus ambitieuse à ce jour, Dream Journal (en cours depuis 2015). C’est en réalité le cadre futuriste de Sharjah qui a poussé Jon à vouloir présenter ici son film Legendary Reality (2017).
Composé de séquences issues de jeux vidéo retraitées par l’artiste pour les faire grésiller, trembloter et se déchirer dans le brouillard numérique, le film raconte l’histoire d’un homme maintenu en vie dans une capsule pendant dix mille ans, dans une ville peuplée de tours scintillantes et de voitures volantes. Le récit est porté par un poème que le narrateur a commencé à composer par une nuit d’insomnie. Après avoir regardé le film passer en boucle, dans l’étroite cabine de visionnage prévue pour une personne (claustrophobes s’abstenir) et habillée de stuc, conçue spécialement par Jon pour l’exposition, dans le bâtiment Bait Al Serkal, je suis sorti de cette “réalité légendaire”. En mon absence, le crépuscule était tombé sur Sharjah. Les immeubles modernes et les minarets des mosquées brillaient sur fond de ciel sombre. Le serpent doré robotisé de Pamela Rosenkranz ondulait sur le sable de la cour. J’ai aimé cette sensation d’avoir émergé dans un monde qui n’est pas celui de la cabine.
Jon Rafman s’efforce de rivaliser avec la Toile dans l’abjection, l’étrangeté et la beauté la plus troublante.
Au Louvre, Jon Rafman s’est immobilisé devant un vase maya guatémaltèque, à l’effigie d’un visage portant une sorte de bec phallique au sommet du crâne. Il date d’environ 300 ans av. J.-C. La bouche est restée figée depuis plus de deux mille ans dans l’arrondi béant d’un hurlement angoissé. Jon l’observe longtemps, puis déclare que cette représentation lui rappelle une situation qu’il a vécue, mais qu’il ne parvient pas à situer. Pour moi, cette terre cuite ressemble surtout à un personnage tiré de l’une de ses œuvres.
Pour Punctured Sky (2019), nouvelle commande de la biennale, Jon a travaillé avec un illustrateur [Connor Willumsen] sur un unique dessin, qui, comme la tapisserie de Bayeux, semble indéfini. Il représente des scènes de la vie quotidienne dans une ville imaginaire, située dans un avenir dystopique et imminent. Ces images seront sans doute mises en couleur, mais ici, à Sharjah, les croquis sont exposés sous la forme de quatre rouleaux en partie déployés, qui occupent à peu près la longueur d’une piscine (soit un quart seulement de ce qui a été achevé jusqu’ici). Toute une série de situations effroyables sont restituées dans leurs plus infimes détails : les restes humains d’un attentat-suicide, des corps en fusion engloutis par le ciel, une enfant sans nez respirant une rose, des personnages nus sur un ring, les yeux bandés, rampant sur des tessons de verre à la recherche de la clé qui les libérerait, sous les huées de la foule, ou encore un dîner de désolation dont les convives (chacun ayant introduit une partie de son corps dans divers orifices de son voisin) sont forcés à ingérer leurs propres vomissures, urines et excréments. La ville de Punctured Sky fait penser aux visions de l’enfer peintes par Bruegel l’Ancien. “Je crois vraiment, me dit Jon, que produire cet art ‘pessimiste’ est en réalité la démarche la plus utopiste que l’on puisse adopter, parce que la seule façon de transcender notre situation actuelle, notre sentiment d’impuissance désespérée (peu importe le nom qu’on lui donne), c’est de l’exprimer dans toute sa complexité. Je suis convaincu qu’il est nécessaire de dépeindre la société telle qu’elle est réellement. En définitive, c’est un idéal très proche de celui des Lumières : une fois que vous avez compris vos limites, vous pouvez les dépasser.”
Tous les matins, Jon retranscrit ses rêves et les fait transposer en animations numériques pour alimenter son projet de Dream Journal (entamé en 2015). Ce “journal des rêves” suit un casting de personnages sur les terres sauvages et perverses de son imagination. Le résultat est un portrait vidéo de son inconscient sous la forme d’une épopée. “J’ai passé la première moitié de ma carrière à explorer des univers virtuels, explique-t-il, et la seconde à en produire.” Là où il écumait les recoins les plus obscurs du Net, exhumant des scènes et des fétichismes extraordinaires, il crée désormais lui-même des univers, s’efforçant de rivaliser avec la Toile dans l’abjection, l’étrangeté et la beauté la plus troublante. Les derniers épisodes de ce projet, pour les années 2018 et 2019, seront projetés dans le cadre de l’exposition principale de la Biennale de Venise.
Ses rêves pourraient bien résonner de l’écho de nos propres rêves. Peu nombreux sont ceux qui nous entraînent aussi loin dans les merveilleux abysses du sublime numérique. On entend souvent dire qu’aujourd’hui, la réalité est plus étrange que la fiction. Jon Rafman est là pour nous rappeler que ce n’est pas nécessairement le cas.
Leaving the Echo Chamber, 14e Biennale de Sharjah, du 7 mars au 10 juin, Sharjah.