How Manon Wertenbroek’s sculptures enhance human body’s biggest taboos
Chaque saison, Numéro art propose avec la maison Gucci un aperçu des jeunes talents de la scène artistique française. Aujourd’hui, focus sur la sculpture viscérale de Manon Wertenbroek, dont les œuvres rencontrent la délicatesse d’un savoir-faire minutieux et la trivialité d’inspirations plus organiques, telles que la mue ou les boyaux.
En 1974, le psychanalyste Didier Anzieu formulait pour la première fois le concept du “moi-peau”. Selon cette habile métaphore, la surface palpable de la peau retenant l’intérieur du corps refléterait celle, plus abstraite, du “moi” envelop- pant l’appareil psychique : toute atteinte à la peau deviendrait alors une atteinte au moi et au précieux contenu qu’il renferme. Si l’analogie du moi-peau se cantonne à la psychanalyse, Manon Wertenbroek semblerait, cinquante ans après sa théorisation, lui donner forme inconsciemment. Dans ses œuvres, cette jeune plasticienne helvético-néerlandaise matérialise systématiquement la peau sans lui donner corps, détachée de son support charnel. Sur une fermeture à glissière verticale méticuleusement collée au mur et fondue dans sa surface, l’épiderme devient celui de la paroi vierge masquée par le Zip. Sur des cadres quadrillés comme des fenêtres, ce sont des cuirs noir ou rouge qui évoquent la peau, tantôt froissés, tantôt tendus par des pontets en métal qui soulignent leur souplesse. Sur une combinaison pendue sur un cintre, celle-ci s’incarne dans une mue en latex couleur chair où l’artiste laisse l’empreinte de sa propre silhouette, transpercée de chaînes argentées dessinant des losanges comme sur le costume d’Arlequin.
Car dans sa pratique, Manon Wertenbroek, née en Suisse romande de parents néerlandais, parle sans cesse du corps sans jamais le représenter directement. Pour ce faire, la jeune femme est d’abord passée par la photographie, où elle fusionnait déjà l’objet, l’être humain et l’environnement durant l’instant fugace de la prise de vue. Il y a à peine un an et demi, lorsque l’artiste décide de se consacrer pleinement à la sculpture, c’est la révélation : sa pratique se fonde enfin sur le contact tactile avec la matière, convoquant une délicatesse qui confine au fétichisme. “Je traite presque mes œuvres comme si je les soignais”, commente l’artiste, chez qui précision, détail et minutie sont de mise. Lorsqu’elle fixe au mur des attaches brunes pour y faire passer une corde, toutes sont espacées également pour imiter le laçage croisé d’un corset : tout comme ses Zip, l’artiste camoufle le système dans son support à l’aide de couches d’enduit et de peinture qu’elle s’applique à superposer et à aplanir pendant des heures. Un travail d’orfèvre qui se double paradoxalement d’une douleur explicite : quand Manon Wertenbroek pince et tord son cuir, elle s’imagine par exemple percer une peau à l’aiguille. “Ces morceaux de cuir sont en fait des morceaux de corps !” s’exclame-t-elle, résumant spontanément la sensualité de ses œuvres et la violence suggérée par ses techniques.
Mais sous le vernis luxueux de ces créations délicates se cachent aussi des inspirations plus triviales. Passionnée par le carnaval et le rôle libérateur de la fête dans l’Europe médiévale, l’artiste transpose dans ses œuvres des visions taboues, comme des intestins dont les membranes s’étirent et se compressent, à l’image de son cuir rouge. L’un de ses motifs favoris, le bretzel, émerge dans des sculptures à base de pain peint, dont la forme dessine à la fois un visage grimaçant, un ouroboros [figure du serpent qui se mord la queue] et des… excréments. Simultanément attiré par la texture et la préciosité des bretzels, mais rebuté par leur composition immangeable et leur forme fécale, mû par l’excitation quasi érotique du Zip et bloqué par la frustration de ne pouvoir l’ouvrir, le spectateur se trouve alors piégé par leurs paradoxes. Plus cyniques qu’elles n’y paraissent, les œuvres de Manon Wertenbroek s’emparent du rire en l’apportant dans l’espace d’exposition. Ainsi, là où le psychanalyste traverse la membrane psychique de son patient pour découvrir les méandres de sa conscience, l’artiste lève malicieusement le rideau cutané de l’intime pour percer les mystères du soi, révélant avec une grande témérité plastique sa propre vulnérabilité.