La vie hors norme d’Artemisia Gentileschi en 3 peintures clés
Jusqu’au 3 août 2025, le musée Jacquemart-André dévoile la première rétrospective en France d’Artemisia Gentileschi (1593-1653). Exception en son temps, la peintre dirige son foyer et répond à de prestigieuses commandes, s’inscrivant dans le sillage de Caravage, parmi les artistes influents de l’Italie du 17e siècle. Retour sur sa folle trajectoire en trois peintures clés.
Par Camille Bois-Martin.

Artemisia Gentileschi : des peintures indissociables de sa vie
Dans tous les documentaires et monographies retraçant l’œuvre et la vie d’Artemisia Gentileschi (1593-1653), un événement revient toujours au centre du récit : le viol que l’artiste a subi dans sa jeunesse. Ajoutant une intensité particulière à ses tableaux comme une impression de rage laissée au gré de son pinceau, cet incident traumatique reste en effet au cœur de son travail, marqué notamment par des scènes de meurtres. Et des personnages féminins triomphants ou victimes de violences, dépeints au sein de compositions sombres et caravagesques.
Et ce malgré les nombreuses tentatives d’historiens de l’art depuis le 20e siècle de détacher sa peinture de son parcours. “Séparer la production artistique d’Artemisia Gentileschi des évènements qui scandent sa biographie limiterait la compréhension d’une production hors du commun”, écrit ainsi la spécialiste Patrizia Cavazzini dans les premières pages du catalogue dédié à son exposition au musée Jacquemart-André, qui inaugure ce printemps la toute première rétrospective française de l’artiste et réunit exceptionnellement près de 40 œuvres.
Dans les salles exiguës et tamisées de l’institution, les tableaux de la peintre italienne déploient une multitude de portraits d’aristocrates de l’époque et de scènes mythologiques ou bibliques. Les visages sont traversés d’émotions intenses, les corps sont souvent arqués ou lascifs, en proie à la douleur, à la peur comme à l’extase. Tous sont tapis dans des teintes sombres et des jeux subtils de clair-obscur, hérités de l’influence du Caravage. Artemisia Gentileschi est en effet la seule héritière féminine connue du maître milanais.

Judith décapitant Holopherne, de traumatisme personnel à mythe de l’histoire de l’art
Parmi toutes ces toiles, les visiteurs en connaissent souvent au moins une. Sa célèbre Judith décapitant Holopherne qu’elle signe au début de sa carrière en 1612-1613. Faute de pouvoir exposer sa version originale (restée au Museo di Capodimonte à Naples), le musée Jacquemart-André en présente une copie du même siècle. Témoignant ainsi du succès de cette composition, même de son vivant, dont le sujet puise son inspiration dans les textes de l’Ancien Testament, très populaire dans l’art italien des 15e, 16e et 17e siècles.
Plongées dans l’obscurité, trois figures s’agitent au centre de la toile, où une action terrifiante se déroule : la décapitation d’un homme, Holopherne, par Judith, héroïne biblique du peuple juif, accompagnée de sa servante. Du cou de la victime allongée jaillissent des filets de sang, dégoulinant sur les draps blancs. Tandis que la meurtrière tient fermement sa tête à mesure que son épée tranche sa gorge. Leurs visages restent impassibles, alors même que le regard d’Holopherne semble déjà sans vie. Le décor, obscur, met l’accent sur cette scène tragique et violente, subtilement éclairée d’une lumière diffuse.
Une œuvre dans le sillage du Caravage
Si la toile reste puissante formellement comme visuellement, le contexte biographique de l’artiste ajoute également à sa portée funeste. Artemisia Gentileschi la réalise deux ans après son viol, dont le récit a déjà fait le tour de Rome. Alors qu’elle est étudiante dans l’atelier de son père – le peintre Orazio Gentileschi (renommé en son temps) –, un collaborateur et ami proche de ce dernier, familier de l’artiste italienne, profite de l’absence de son parent pour pénétrer dans sa maison et agresser la jeune femme.
Traduit en justice par Artemisia et son père un an plus tard, le coupable ne purgera qu’une partie de sa peine, alors que l’artiste sera, elle, soumise à de multiples tortures pour confirmer la véracité de ses accusations – elle révèle alors avoir tenté de le poignarder. Un tel sujet, réalisé quelques années après, reflète ainsi l’état d’esprit de la peintre, qui semble animée par un désir de vengeance inassouvi… Elle choisit de représenter le moment le plus sanglant de l’action, tout en insistant sur la psychologie des personnages féminins, de marbre et décidés malgré l’atrocité de la scène.
En 1615, avec Judith et sa servante, l’artiste représente la suite du récit, où la meurtrière confie la tête ensanglantée de sa victime à sa domestique. Plus inquiètes sur cette nouvelle toile, les deux protagonistes apparaissent néanmoins complices. Et les traits de Judith font étrangement écho à ceux d’Artemisia, joues rougies et bouleversée, dont les contemporains connaissaient déjà à l’époque les autoportraits.

Danaé : les nus controversés d’Artemisia Gentileschi
Après le procès de son violeur, Artemisia Gentileschi quitte Rome en 1613 pour rejoindre Florence aux côtés de son nouveau mari, Pierantonio Stiattesi. Là-bas, elle constitue sa clientèle indépendamment de son père et assoit sa crédibilité artistique. Débute alors une période prolifique pour elle, ponctuée de commandes pour des grandes familles contemporaines. Les Médicis, Maximilien Ier, le roi d’Espagne, les ducs de Guise et de Lorraine…
Sans restreindre sa production, elle réalise autant de portraits que de tableaux d’histoire – une première pour une peintre femme, habituellement reléguée aux natures mortes. À l’image de sa très érotique Danaé, qu’elle signe au cours de cette période (1612). Il s’agit de “l’une des représentations les plus sexualisées” du mythe, d’après le cartel de l’exposition au musée Jacquemart-André. Lascive, la princesse se prélasse sur un drap en velours rouge, tandis qu’une pluie de pièces d’or la submerge. Le petit format de la toile (40 x 50 centimètres) invite son spectateur à s’approcher pour en observer les détails… Quitte à se transformer en voyeur.
Une peintre renommée à Florence
Peinte pour la délectation privée (et, qui plus est, pour un cardinal), la composition rassemble tous les ingrédients du succès d’Artemisia Gentileschi. Un nu féminin frontal, un regard langoureux et un subtil jeu de clair-obscur qui attire volontairement le regard sur le corps de Danaé. En outre, les traits du personnage sont, à nouveau, ceux de l’artiste. Jugée trop explicite, cette œuvre comme nombre d’autres de l’artiste lui attirent les foudres de la société italienne conservatrice, qui la condamne via des traités de la Contre-Réforme. Pendant ce temps, des détracteurs anonymes lui adressent des sonnets et lettres médisants et même des sérénades moqueuses en bas de sa fenêtre.
Cela n’empêche pas la peintre de poursuivre sa carrière. Ni de se représenter à nouveau nue, notamment dans L’Allégorie de l’inclination (1615-1616), ou encore dans sa Vénus endormie entre 1625 et 1630. Ces tableaux contribuent à son succès au sein des cours aristocratiques et lui permettent d’intégrer les cercles artistiques et intellectuels de son époque alors uniquement fréquentés par des hommes, désormais fascinés par son talent et par sa persévérance.

Suzanne et les vieillards : Artemisia Gentileschi, une exception en son temps
Vivant de commandes souvent payées tardivement, Artemisia Gentileschi finit par être contrainte à retourner à Rome pour fuir ses dettes. Forte de ses connexions, elle intègre rapidement la vie mondaine et intellectuelle de la ville où elle fait figure d’exception. Lorsque son mari, dont l’histoire perd la trace vers 1623, disparaît de sa vie, elle se voit recensée comme responsable de son propre foyer. Un statut hors norme qui ne semble néanmoins pas l’effrayer. Car l’artiste est consciente de sa valeur comme de sa condition féminine, en témoignent ses nombreuses lettres. “Je montrerai à votre Illustre Seigneurie ce qu’une femme peut faire” écrit-elle ainsi à Don Antonio Ruffo en août 1649.
Des prétentions proto-féministes quelque peu anachroniques mais souvent soulignées par les historiens de l’art spécialistes de son travail. En particulier lorsque celles-ci sont mises en regard de ses tableaux, telles les nombreuses versions de Suzanne et les vieillards qu’elle signe au cours de sa vie. La toute première s’avère d’ailleurs être la première toile signée et datée, en 1610, de l’artiste alors à peine âgée de 17 ans.
Des figures héroïques et sensuelles
Et son thème n’est pas sans rappeler ceux qui jalonneront tout son œuvre. Suzanne est surprise au bain par deux vieillards, dont elle repousse les avances malgré leurs menaces. Elle sera traduite en justice par ces derniers et diffamée par le procès. Ce personnage fort et résilient rappelle les Lucrèce, Cléopâtre, Judith et Yaël qu’Artemisia Gentileschi peindra tout au long de sa vie. Toutes sont des figures héroïques, tantôt violentes, tantôt victimes de violence. Toutes triomphent des hommes par leur sensualité et leur désir de vengeance, à l’image de l’artiste elle-même.
La première version du tableau, qui lui permet alors de faire connaître son nom, impose le style de la peintre. Notamment au travers des figures réalistes (réalisées par l’observation de son propre corps dans un miroir, faute d’être autorisée à peindre d’après un modèle vivant) et de l’intensité dramatique de sa représentation. Suzanne se tord, bras en l’air, pour fuir la masse menaçante formée par les deux vieillards au-dessus d’elle. Cette peinture, comme beaucoup d’autres de l’artiste, sera gravée et diffusée en Europe dès le 17e siècle. Elle contribuera ainsi à la renommée d’Artemisia Gentileschi qui, de son temps, sera membre de la guilde des peintres à Rome et rejoindra la prestigieuse Academia del Disegno de Florence.
“Artemisia. Héroïne de l’art”, exposition jusqu’au 3 août 2025 au musée Jacquemart-André, 158 boulevard Haussmann, Paris 8e.