4 jan 2024

Comment les artistes de General Idea ont anticipé les travers de notre époque

Actuellement à l’affiche d’une rétrospective au Gropius Bau, le mythique trio d’artistes canadiens General Idea a infiltré dès la fin des années 60 tous les champs de la création. Peinture, sculpture, performance, vidéo, magazines, télévision… Dans leurs œuvres s’entremêlent réel et fiction au service d’une relecture mordante et transgressive du monde de l’art et de la société.

General Idea au Gropius Bau : la rétrospective d’un trio culte

 

Sautant en 1988 dans une rame de métro ou une voiture de tram, certains New‑Yorkais ou Amstellodamois purent avoir la surprise d’y voir apposés ici et là quelques posters à l’apparence vaguement familière, porteurs de l’acronyme AIDS; vaguement familière car ces images, qui nommaient de manière on ne peut plus directe l’un des maux les plus terribles de l’époque, le sida, détournaient un symbole devenu emblème d’une génération dans les années 60: le célébrissime Love de l’artiste américain Robert Indiana. Placardées sur des moyens de transport et des murs de villes du monde entier, ou s’animant sur l’un des panneaux lumineux de Times Square à New York, ces Imagevirus se disséminent partout et insidieusement à la manière du mal qu’elles désignent: la symbolique est redoutable. En nos temps postpandémiques encore hésitants, après que le Covid-19 eut giflé la face du monde en lui montrant à la fois sa faiblesse et sa vulnérabilité, causées notamment par la rapidité des échanges de masse que l’on avait cru être sa force, revoir le AIDS Project du collectif canadien General Idea, à l’occasion de l’exposition rétrospective que lui consacre à Berlin le Gropius Bau, se lit presque comme de la prescience.

 

General Idea? Un nom générique destiné à “dépersonnifier” et à désacraliser le supposé génie créatif. Le trio composé d’AA Bronson, de Felix Partz et de Jorge Zontal – trois pseudonymes – se forme à Toronto en 1968 et fait de l’ambiguïté et de la frontière ténue entre réel et fiction la pierre angulaire de sa réflexion, tout en enfonçant patiemment et avec constance digues et tabous édifiés par les normes culturelles et sociales. En près de trois décennies de création à toute allure – Partz et Zontal sont décédés en 1994, à quelques mois d’intervalle, des suites du sida dont ils ne se savaient pas malades lorsque fut initié leur travail sur l’épidémie –, les compères à l’humour corrosif ont édifié leur propre mythologie, mise au service d’une vaste entreprise de transgression questionnant incessamment structures de pouvoir et modes de création: un travail de sape des usages et des codes, du monde de l’art… et du monde en général.

Selfies, fluidité du genre : une œuvre mordante et visionnaire

 

Le trio élabore une œuvre complexe et véritablement multimédia, portée par un élan parodique à nul autre pareil et infiltrant tous les champs de la création – peinture, sculpture, performance, vidéo, magazines, télévision… Partout s’entremêlent réel et fiction, présent et futur, au service d’une relecture mordante et transgressive du monde de l’art et de la société. Le tout répond à un constat aride: “La réalité courante n’était pas suffisante pour nous, ou nous ne nous sentions pas y appartenir, nous devions donc créer notre propre monde, qui était une sorte de parodie, un simulacre imparfait d’un monde parfait”, déclarèrent-ils. Tout y passe, et leur audace autant que leur capacité d’anticipation de certains questionnements et phénomènes de société, et en particulier de ce qu’allait devenir un monde contemporain livré à la dictature de l’image, et donc à la théâtralité du quotidien qui en assure la mise en scène, apparaissent rétrospectivement saisissantes. 

 

La tyrannie de l’image ? Bien avant Instagram et les réseaux sociaux, entre sérieux et provocation, General Idea théorise la notion de glamour comme facteur de création et de reconnaissance de l’artiste, et se met perpétuellement en scène sous la forme d’innombrables autoportraits, tous plus sophistiqués les uns que les autres.

 

Le processus créatif ? RuPaul et ses “drag races” ne sont pas encore à l’écran qu’en 1970 et 1971 sont organisées de gigantesques performances prenant la forme de concours de beauté, véritables métaphores de toutes les étapes de la création (The Miss General Idea Beauty Pageant). Ici, la notion de “genre” n’entre pas en ligne de compte. Si la première édition voit le sacre de Miss Honey, qui se distingue par son habileté à manier le télex, c’est l’année suivante Marcel Dot, immortalisé portant la “robe de Miss General Idea” qui est déclaré vainqueur; l’on ne parle pourtant pas encore de “gender fluid”. 

 

Les médias de masse ? General Idea s’en empare en créant en 1972 son propre magazine culturel, véritable vecteur de diffusion de sa pensée et des tendances de la contre-culture de l’époque. La couverture de FILE Megazine, dont vingt-six numéros seront publiés jusqu’en 1989, reprend sans vergogne le design de la référence de la presse magazine d’alors: LIFE.

En 1977, ils s’invitent sur TV Ontario avec Pilot, un véritable programme formaté exclusivement pour la télévision. La société régie par un consumérisme outrancier ? Alors que les établissements culturels ne se sont pas encore transformés en pourvoyeurs de produits dérivés à grande échelle, les artistes installent en 1980, au sein du musée des Beaux-Arts de l’Ontario, à Toronto, un comptoir en forme de symbole du dollar afin d’y vendre cartes postales, éditions et œuvres multiples (The Boutique from the 1984 Miss General Idea Pavillion). 

 

Les tabous liés à la sexualité et à la structure familiale ? Le trio convoque ouvertement, et sous diverses formes, l’idée du “ménage à trois”, en particulier dans une série d’immenses tableaux dans lesquels trois caniches aux formes schématiques et couleurs fluo s’ébattent dans des positions inspirées par le Kama-sutra (Mondo Cane Kama Sutra, 1984). Plus anti-patriarcale que gay, l’œuvre de General Idea, à travers le schéma du triangle notamment, se pose comme un symbole d’une organisation sociale à subvertir, tout en constituant “une alternative au conditionnement culturel”, selon ses propres termes. Ainsi peut-on lire sur l’une des Showcards du groupe, qui associent texte et image à l’instar des anciennes cartes de présentation de produits publicitaires diffusées par les colporteurs: “Trois hommes au travail créent l’unité de collaboration de base afin d’éviter l’ossification hiérarchique.”

Des artistes qui altèrent le réel… avant les fake news

 

Nous sommes alors en 1979, et ces propos résonnent étrangement au vu de nombre de réflexions sociologiques et artistiques actuelles. Une forme de prescience, disait-on… À une époque où un ancien président américain continue de tordre les faits afin de les présenter comme des “réalités alternatives”, où l’omniprésence des médias de masse – dont certains dépassent allègrement le cadre de la stricte information – se fait toujours plus fortement sentir, et où la manipulation de et par l’image est devenue monnaie courante, l’art de General Idea n’en finit pas de réverbérer étrangement dans la société en général et dans les sphères créatives en particulier. Si des artistes désormais mondialement reconnus, tels Dominique Gonzalez-Foerster ou Pierre Huyghe, pour n’en mentionner que deux, ont dès les années 90 embrassé le champ d’une fictionnalisation du réel, de jeunes générations de plasticiens abordant des problématiques relatives à l’identité, au genre, à la valeur de l’art, à la nature de l’œuvre… se montrent tels des héritiers plus ou moins conscients de General Idea, dont l’œuvre dans son ensemble peut aujourd’hui être relue telle une impressionnante… anticipation générale.

 

General Idea, jusqu’au 14 janvier 2024 au Gropius Bau, Berlin.