21 avr 2023

Cartier dévoile ses trésors dans une exposition historique au Mexique

Au Mexique, le musée Jumex rend un puissant hommage à l’audace artistique de la maison Cartier. Bestiaire fantastique, couleurs intenses et jeux de lumière…    

Collier ‘Crocodiles’, Cartier Paris, commande de 1975. Or, mille vingt-trois diamants ‘fancy intense yellow’ taille brillant pour un poids total de 60,02 carats, deux cabochons d’émeraude de forme navette (yeux), mille soixante émeraudes pour un poids total de 66,86 carats, deux cabochons de rubis (yeux). Longueur 30 cm ; longueur 27,30 cm. Photo : Nils Herrmann, Collection Cartier © Cartier

Après l’incroyable exposition à Tokyo mise en scène par l’artiste Hiroshi Sugimoto en 2019, et plus récemment Cartier et les arts de l’islam au musée des Arts décoratifs à Paris, la maison française poursuit l’exploration de son patrimoine à Mexico. Clou du spectacle : les somptueuses créations de la maison pour l’iconique actrice María Félix (1914-2002). En 1968, l’extravagante Mexicaine commande le fameux collier “serpent”. Une œuvre d’art unique en forme de serpent de 57 cm de long dotée d’une structure entièrement articulée et pavée de 2 473 diamants. La pièce, comme une seconde peau, se love autour du cou et ondule à la surface de la peau avec autant d’agilité que l’animal. De l’autre côté, le non moins célèbre duo de crocodiles inspirés par ceux que María Felix ne quittait pas. Deux pièces entrées dans l’histoire et symboles du savoir-faire et de l’audace de la maison. Cet hommage éclatant au Mexique s’accompagne d’une véritable plongée dans le style si singulier de la maison qui, depuis Louis Cartier, n’a cessé de jouer sur les audaces chromatiques et les jeux de lumière tout en troublant les limites entre abstraction et figuration. Un travail d’artiste et d’architecte décrypté par son directeur du patrimoine, Pierre Rainero.

 

Thibaut Wychowanok : L’exposition au Mexique s’ouvre sur une pièce éclatante inspirée par les pyramides mexicaines. Au-delà du clin d’œil au pays d’accueil de l’exposition, la broche incarne parfaitement la manière dont la maison travaille très tôt le rapport de l’objet à la lumière en jouant sur la structure, le volume, la matière…

Pierre Rainero : Il faut attendre l’arrivée aux commandes de Louis Cartier, d’abord auprès de son père à partir de 1898, pour qu’une vraie réflexion sur la lumière voit le jour. C’est une approche qui s’inscrit totalement dans la fin du XIXe siècle. La peinture est traversée par la question du clair-obscur par exemple. Ce n’est pas pour rien que Rembrandt est très à la mode. Du côté de la décoration d’intérieur, le sombre et les couleurs sourdes étaient à l’honneur mais une créatrice comme Elsie De Wolfe innove en retournant aux couleurs du XVIIIe siècle, osant des intérieurs blancs et beiges. Louis Cartier va puiser lui dans un type d’espace plus lumineux. Un phénomène plus prosaïque participe à ce rapport nouveau et particulier à la lumière : c’est l’électricité et l’idée de pouvoir la maîtriser. Les conséquences sur la joaillerie sont énormes. La perception de l’éclat du bijou avec un éclairage électrique et constant n’est plus celle de la bougie ou de la lampe à pétrole. C’est implacable. Louis Cartier trouve insupportable de réaliser que les bijoux ne brillent pas assez. Certains métaux apparaissent un peu noircis. Les défauts sont plus visibles. D’où son idée de travailler dès 1899 avec le platine, plus inaltérable, alors qu’il n’était pas jusque-là lié au bijou. Les alliages se sont améliorés et le platine devient plus facile à travailler. Il est plus discret et disparaît pour laisser la place à la pierre, et donc à l’éclat. Le platine permet une plus grande flexibilité de la forme, et donc des volumes et de l’éclat. Le bijou est en mouvement, son rapport à la lumière n’est pas monolithique.

Broche-pince ‘Pyramide’, Cartier Paris, commande de 1935. Platine, diamants ronds taille ancienne, dont un de 4,20 carats environ, diamants taille baguette et 8/8. Photo : Vincent Wulveryck, Collection Cartier © Cartier

L’exposition retrace également la manière dont la pureté de la ligne s’impose comme l’une des voies créatives de Cartier. D’où vient cette volonté d’épure?

Il y a chez Louis Cartier un sens de l’épure, mais qui ne va pas jusqu’à l’extrême pureté ou l’absence de décor. On ne sera jamais dans la déclaration d’intention d’Adolf Loos [1870-1933] qui voit dans l’ornementation un crime [Ornement et crime, de l’architecte viennois Adolf Loos, est publié en 1908]. Chez Cartier, il est plutôt question d’essentiel. Tout doit avoir sa justification au nom d’un certain équilibre. Cette réflexion est générationnelle. On est en pleine préparation de l’exposition internationale des Arts décoratifs et industriels qui devait se tenir en 1916 et qui aura finalement lieu en 1925. Dans une période aussi intense de progrès technique, on ne comprend pas que les formes n’évoluent pas à la même vitesse. Louis Cartier était un féru de vitesse et passe des commandes spéciales de voitures ultrarapides, de bateaux… D’un autre côté, il n’est pas proche du futurisme ou du cubisme. En tant que collectionneur, c’est le XVIIIe siècle qui l’intéresse, un peintre comme Hubert Robert [1733-1808], des Hollandais du XVIIe également, ou encore des meubles royaux de Jacob. C’est assez paradoxal. Louis Cartier est sensible à la beauté de toutes les époques tout en ayant à cœur de créer quelque chose de différent et de moderne.

 

 

Collier, Cartier Paris, 1953. Or tressé, quarante-deux boules d’améthyste facettées et un cabochon d’améthyste, cabochons de turquoise. Chaque boule facettée est cloutée d’un cabochon de turquoise serti clos. Longueur 34,60 cm ; diamètre 32,50 cm. Photo : Vincent Wulveryck, Collection Cartier © Cartier

Une autre particularité du style Cartier est l’audace de la palette chromatique. Comment évolue-t-elle au cours des années?

Cette audace vient de la curiosité de Louis Cartier pour les autres cultures et d’autres modèles de beauté. L’association du bleu et du vert issue de l’art de l’islam est la plus connue. Une des vitrines de l’exposition montre également comment l’Égypte – qui n’est pas une influence structurelle de la maison – a pourtant apporté une grande liberté chromatique. L’explosion de couleurs des fresques a été inspirante avec ses tons criards presque proches de la bande-dessinée. La Chine a également joué un rôle important avec des associations de couleurs proches de l’art de l’islam. Les influences s’entremêlent d’ailleurs. à partir des années  20, le rôle de Jeanne Toussaint a été clé, avant même le départ de Louis Cartier, notamment sur le Tutti Frutti et sur l’Inde pour laquelle elle avait une passion [Elle prendra finalement les rênes de la maison en 1933]. 

 

Cartier Design : A Living Legacy au musée Jumex, Mexico. Jusqu’au 14 mai.

Collier ‘Serpent’, Cartier Paris, commande de 1968. Platine, or blanc, or jaune, deux mille quatre cent soixante-treize diamants taille brillant et baguette pour un poids total de 178,21 carats, deux émeraudes de forme poire (yeux), émail vert, rouge et noir. Longueur 57 cm. Commande de l’actrice mexicaine María Félix (1914-2002). Photo : Vincent Wulveryck, Collection Cartier © Cartier