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Rencontre avec Renzo Piano, architecte du nouveau Palais de justice de Paris
Star de l’architecture à qui l’on doit notamment le célèbre Centre Pompidou, Renzo Piano vient de signer le nouveau bâtiment destiné à accueillir le Palais de justice de Paris. Rencontre.
Propos recueillis par Christian Simenc.
À 80 ans, Renzo Piano, Pritzker Prize 1998, a encore une multitude de projets en cours parmi lesquels un centre culturel à Istanbul, un autre à Moscou ou un hôpital de chirurgie pédiatrique pour l’ONG Emergency, à Entebbe, en Ouganda. Il livre, ce mois-ci, son dernier projet parisien : le nouveau tribunal de grande instance de Paris. La première audience est fixée au 16 avril.
Numéro : Le nouveau Palais de justice de Paris, que vous avez conçu, ouvre en avril. Que ressentez-vous au moment de le livrer ?
Renzo Piano : Les bâtiments sont comme des enfants, on les couve des yeux très longtemps. Comme on guette le premier mot ou le premier pas, on les suit avec le même amour que celui qu’on porte à un fils ou à une fille qu’on regarde grandir. Ce n’est pas vrai que les enfants n’ont, un jour, plus besoin de leurs parents. J’en ai quatre, de 18 à 52 ans, et je peux vous assurer qu’ils ont toujours besoin de moi.
38 étages, 160 mètres de hauteur, 90 salles d’audience, ce mastodonte, qui doit accueillir de 8 000 à 9 000 personnes par jour, ressemble à une petite ville…
Pour respecter la surface de plancher exigée par le cahier des charges [104 000 m2 ], il a fallu nous étendre en hauteur. Sinon, nous aurions dû empiéter sur le parc voisin, ce qui était exclu. Nous avons donc joué avec la luminosité et les transparences. Les deux façades principales, orientées est-ouest, prennent la lumière du lever au coucher du soleil, et la majorité des bureaux sont éclairés naturellement. Il se joue quelque chose d’atmosphérique entre la surface en verre du bâtiment et les nuages qui passent. L’édifice se mesure au ciel de Paris.
“Nous, architectes, faisons un métier complexe. Si nous nous trompons, c’est pour toujours.”
L’articulation des différents flux de personnes fut complexe à résoudre…
Le programme nécessitait en effet de déployer trois parcours séparés : celui des juges, celui des justiciables et celui du public. Un palais de justice est un lieu dramatique pour tout le monde, y compris pour les magistrats. Heureusement, on commence à comprendre que l’architecture est une question profonde qui touche à des valeurs humaines, comme le respect ou la prise en compte de la douleur.
La justice… n’est-ce pas un thème de réflexion formidable pour un architecte ?
L’architecture peut faire peur. Comment dessiner un espace dans lequel vont se retrouver des individus anxieux, et des professionnels qui vont les juger ? Ces dernières décennies, la justice a profondément changé. Elle est devenue plus subtile, notamment en termes de respect de la personne, il était donc important de dessiner un lieu qui reflète cette évolution. L’architecte, certes, ne va pas changer le monde, mais lorsqu’il y a des changements dans la société, l’architecture doit les suivre et leur donner forme. J’ai voulu un lieu qui accueille la lumière. J’espère que cela améliorera la façon de rendre la justice.
Imaginer un tel édifice a dû faire l’objet de moult discussions…
Nous, architectes, faisons un métier complexe. Si nous nous trompons, c’est pour toujours. Cet édifice est effectivement le résultat d’infinies discussions. Imaginez le nombre de personnes de l’administration, de la ville, des entreprises, etc., auxquelles nous avons eu affaire. Il y a eu des discussions superficielles ou pragmatiques, d’autres plus profondes. Des raisons affectives et humaines. Des non-dits aussi. Un tel processus exige parfois de la proximité, parfois de la distance. Nous avons produit un travail énorme et patient, réalisé quantité de prototypes. Pour un moment terriblement compliqué, comme une procédure de divorce par exemple, quelle forme doit prendre la table ? Il y a, au minimum, un juge et deux parties, donc trois côtés. Nous avons discuté de la psychologie d’un tel objet. Le triangle est commode, mais un peu rigide. Nous avons proposé une silhouette plus douce : un plateau en forme de goutte d’eau.
L’an passé, le Centre Pompidou, dont vous êtes l’auteur avec l’Anglais Richard Rogers, a fêté ses 40 ans. Quels sont vos souvenirs ?
Beaubourg, c’est simple : nous étions au bon endroit, au bon moment. J’habitais alors à Londres et, avec Richard, nous vivions comme les Beatles. Nous étions jeunes et un peu fous, deux trentenaires un brin mal élevés à qui on confie la mission de créer un nouveau type d’édifice pour la culture. C’était après Mai 68 et la rébellion était dans l’air. La société était en train de changer et nous voulions instiller ces transformations dans notre projet. Lorsque le monde et les priorités évoluent, l’architecte doit être capable de matérialiser ces changements, de les traduire en espaces construits. Notre idée était de façonner un bâtiment culturel ouvert.
“Le Palais de justice est une machine complexe, nous avons apporté un brin de poésie dans la rationalité. Dans cinq ou six ans, ce sera un parc qui flottera sur Paris.”
Le Centre Pompidou se trouve au cœur de Paris, le nouveau tribunal, lui, est au bord du boulevard périphérique. Est-ce le signe que la ville se construit aujourd’hui non plus en son centre historique, mais dans sa périphérie ?
Avec le Centre Pompidou, il était important de sauvegarder le centre historique. Beaubourg a été une façon de le féconder, de lui apporter de nouvelles fonctions. Dans les années 70, la périphérie n’était pas un thème prioritaire, d’ailleurs on ne se préoccupait pas non plus des ressources terrestres ou de l’environnement. Le Palais de justice, lui, se trouve effectivement à l’extrême limite de la ville. L’objectif, précisément, est d’y apporter la vie civique. La banlieue est le grand défi des trente prochaines années. Il faut arrêter de construire de nouvelles périphéries et parachever celles qui existent en les irriguant de bâtiments publics. C’est ce à quoi nous nous attelons à New York, avec le campus de l’université Columbia au nord de Manhattan, comme dans l’Essonne, sur le plateau de Saclay, avec l’École normale supérieure de Cachan, ou encore dans la citadelle d’Amiens, avec également un campus universitaire.
Il aura fallu attendre le XXIe siècle pour que l’on se soucie de l’environnement. A-t-on aujourd’hui davantage conscience de la finitude de la Terre ?
Il est désormais évident pour tous que la Terre est fragile. En 2000, lorsque nous avons conçu le siège de la California Academy of Sciences, à San Francisco, c’était le premier bâtiment sans air conditionné aux États-Unis ! Ce fut un sacré changement. Le Palais de justice, lui, est une machine complexe, qui, comme je l’ai dit, suit la logique de séparation de trois parcours – celui des juges, des justiciables et du public. Nous avons profité de ce fractionnement pour apporter un brin de poésie dans la rationalité, en installant près de 10 000 m2 de terrasses plantées de vrais arbres. Maintenant, il faut attendre que ça pousse. Dans cinq ou six ans, ce sera un parc qui flottera sur Paris.
Est-il encore possible d’instiller de l’émotion en architecture ?
Générer un peu plus de transparence, d’émotion, de beauté et de poésie est notre ambition dans chaque projet. Comme le disait très justement le poète mexicain Octavio Paz, la poésie est “fille du hasard, fruit du calcul”. D’un côté, il y a l’intention, l’inspiration, la légèreté. De l’autre, un travail méticuleux. L’un ne va pas sans l’autre, et les deux sont indispensables pour prétendre à un certain degré de beauté. On a toujours besoin de beauté, or la beauté n’a rien à voir avec la cosmétique. L’architecture est l’art de construire des lieux pour les gens, dans lesquels ils vont partager des valeurs. Les trois quarts de mes projets sont des édifices publics. Les lieux civiques fécondent la vie. L’architecture construit le savoir, la justice, mais aussi la tolérance, le bien commun, l’amitié. Bien construire est un geste de paix. L’architecture est un miracle de la convivialité.
La beauté est-elle accessible à l’architecte ?
À en croire mon ami le philosophe Norberto Bobbio, cela n’arrive jamais. “Combien de fois, me disait-il, suis-je arrivé au seuil du temple ?” Parmi les architectes, Le Corbusier a peut-être réussi à y accéder avec la chapelle de Ronchamp et la manière dont il a fait entrer la lumière à l’intérieur. Sans doute faut-il davantage regarder dans le domaine de la recherche scientifique. Sur le campus de l’université Columbia, nous avons construit un centre de recherche en neurosciences. J’ai, à cette occasion, croisé beaucoup de grands chercheurs, voire des prix Nobel comme Éric Kandel [neurologue et chercheur en neurosciences né en 1929, prix Nobel de physiologie en 2000]. Je suis sûr que ces personnes ont, un jour, poussé la porte du temple.
Et au cinéma, d’aucuns ont-ils poussé la porte du temple ?
Nous construisons actuellement, à Los Angeles, l’Academy Museum of Motion Pictures, autrement dit, le siège de l’académie qui délivre les Oscars. J’aime beaucoup le cinéma, même si je n’ai guère le temps d’y aller. En janvier, j’ai vu le film de Martin McDonagh 3 Billboards – Les Panneaux de la vengeance avec Frances McDormand. Splendide ! Le soir même, en rentrant de la séance, j’ai appelé Frances – ma femme et moi sommes amis avec elle et son mari, le réalisateur Joel Coen – pour lui dire qu’elle était en piste pour décrocher un Oscar. Dans ce film, il y a tous les ingrédients de la tragédie grecque. Le visage de Frances est magnifique. Il est comme un paysage sur lequel on voit passer tour à tour les nuages, la pluie, un rayon de soleil… Si Frances n’était pas encore entrée dans le temple, avec ce rôle, elle le touche du bout des doigts.