3 oct 2025

Stars ou espions ? : 5 célébrités enrôlées par les services secrets

Ils n’ont jamais eu besoin d’armes ni de faux passeports. Leurs voix ou leurs apparitions dans les salons dorés valaient parfois davantage qu’une armée entière d’agents. De Louis Armstrong soufflant l’hymne d’un empire aux partitions codées de Joséphine Baker, l’art s’est souvent vu utiliser comme un outil de renseignement. Focus sur cinq stars enrôlées, parfois malgré elles, par les services secrets.

  • par Alexis Thibault.

  • Soundtrack to a Coup d’État, un documentaire choc à découvrir au cinéma

    Dans les années 1960, le jazz devient un instrument d’influence entre les mains des services secrets américains. Et les artistes, des pions malgré eux sur l’échiquier mondial. En jeu : l’indépendance du Congo. C’est la situation que met en lumière Soundtrack to a Coup d’État (2025), nouveau documentaire du réalisateur belge Johan Grimonprez qui vient de sortir au cinéma. Pensé comme une œuvre de cinéma incandescente, le film débute en 1961, quand la chanteuse Abbey Lincoln et le batteur Max Roach claquent la porte capitonnée du Conseil de sécurité de l’ONU pour crier leur indignation. L’ancien Premier ministre de la République démocratique du Congo Patrice Lumumba est mort. Ou plutôt, il a été froidement assassiné…

    Nommé Premier ministre lors de l’indépendance du Congo en juin 1960, il avait été destitué trois mois plus tard par le président Joseph Kasa-Vubu, puis arrêté en décembre par le colonel Mobutu. Son exécution, en janvier 1961, enterre alors l’espoir de tout un continent tandis que les mines congolaises, saturées d’uranium, attisent toutes les convoitises.

    Deux ans d’enquête, quatre ans de travail, des archives inédites… Nommé aux Oscars 2025 – mais devancé par No Other Land (2024) – Soundtrack to a Coup d’État est un film sidérant. Mais comment l’Amérique a-t-elle utilisé le jazz comme diversion et les stars comme vitrine pour dissimuler l’un des plus grands hold-up politiques du XXe siècle ? Tour d’horizon de ces artistes qui ont servi d’espions…

    La bande-annonce de Soundtrack to a Coup d’état (2025) de Johan Grimonprez.

    Louis Armstrong, star du jazz et espion malgré lui

    Le musicien et chanteur de jazz afro-américain Louis Armstrong a été propulsé “Ambassadeur du Jazz” par Washington et envoyé au Congo, tout sourire, dans le contexte évoqué plus haut. Sa mission officielle ? Incarner la vitalité culturelle américaine. Sa mission officieuse ? Détourner les regards du coup d’État visant à éliminer Patrice Lumumba et amasser des renseignements pour mettre la main sur la province minière et indépendante du Katanga… bourrée d’uranium.

    Lorsqu’il embarque en 1960 pour une tournée africaine, Louis Armstrong, icône mondiale de la musique, devient un instrument diplomatique sans le savoir. Car ses hôtes ne sont pas toujours ceux qu’ils prétendent être. À Léopoldville, lors d’un dîner mondain, le trompettiste et sa femme sont accompagnés par un certain Larry Devlin. Officiellement diplomate américain, il est en réalité l’agent de la CIA chargé de transformer la tournée en opportunité stratégique. Il s’agit de récolter des informations capables de peser sur le cours des opérations militaires et politiques dans un Congo déjà ravagé par la guerre froide.

    Ses concerts résonnent comme un souffle de liberté, mais ils accompagnent aussi une manoeuvre visant à contenir l’influence soviétique. Comme l’écrit l’historienne britannique Susan Williams dans White Malice (2021) : “Armstrong était en fait un cheval de Troie pour la CIA. C’est un véritable crève-cœur. Il a été amené pour servir un intérêt qui était complètement contraire à sa propre vision de ce qui était bien ou mal. Il aurait été horrifié.

    Marlene Dietrich – Lili Marleen (1938).

    Marlene Dietrich, l’actrice qui s’opposa à Adolf Hitler

    Lorsque les nazis tentent de recruter l’actrice et chanteuse allemande Marlene Dietrich pour en faire le visage glamour du IIIe Reich, elle claque la porte sans hésiter. C’est à partir de 1939 qu’elle s’installe aux États-Unis. En pleine guerre, elle enregistre des chansons en allemand, non pour flatter l’ennemi, mais plutôt pour le fragiliser. Ses ballades mélancoliques, diffusées avec entrain par les Alliés, réveillent alors le manque, l’angoisse, la lassitude des soldats nazis. Une arme psychologique, douce et implacable… servie par une voix familière.

    Ses tournées deviennent autant des bals improvisés que des gestes symboliques : une star allemande, adulée partout, crache son refus d‘Adolf Hitler. Dans ces déplacements, la frontière entre spectacle et renseignement devient rapidement poreuse. Elle observe, écoute, relaie, parfois même collecte des informations utiles. Une présence aussi éclatante qu’efficace, devenue outil de propagande vivant. “Elle s’est exposée au danger avec une abnégation incroyable, sans chercher à tirer gloire de ses actes”, écrira plus tard l’historien Giles MacDonogh dans After the Reich (2007).

    Frank Sinatra, une taupe bien trop proche de la mafia

    La liaison dangereuse entre l’acteur et chanteur américain Frank Sinatra et les services secrets reste l’un des chapitres les plus troubles de sa légende. Star absolue du show-business, l’homme aux yeux bleus fréquente les présidents comme les parrains. Cette double vie attire logiquement le regard du FBI, qui flaire là un informateur de luxe, capable de circuler entre le glamour de Las Vegas et les arrière-salles enfumées de la mafia. Dans les années 1950 et 1960, la rumeur enfle : le crooner aurait servi d’intermédiaire, glissant aux agences des bribes d’informations glanées auprès de ses amis sulfureux.

    Le Bureau lui consacre un dossier monstre, soit 1 200 pages de rapports où s’accumulent les contacts avec des personnes visées par des enquêtes pour racket. En 1963, une caméra cachée dissimulée au Cal-Neva Lodge, un hôtel-casino situé près de la frontière entre le Nevada et la Californie, immortalise Frank Sinatra en pleine discussion avec Sam Giancana, parrain de Chicago. Pourtant, un mémo de la CIA relève noir sur blanc que l’artiste a bel et bien proposé son aide à la CIA. Grand ami des présidents, compagnon des parrains, possible cheval de Troie… À quoi joue Frank Sinatra ?

    Selon l’historien Gerald Meyer, le dossier sur la star “ne contient à aucun moment quoi que ce soit qui suggère une activité contraire à la Constitution.” En 1971, le chanteur annonce sa retraite, quelques mois avant que J. Edgar Hoover ne lui aussi sa révérence. Et lorsque le FBI déclassifie ses archives, après la mort de l’artiste, en 1998, un nouveau récit s’invite : selon sa fille Tina, il aurait rendu plus d’un service à la CIA, allant jusqu’à exfiltrer des cibles dans son jet privé. Mythe ou réalité ? On ne le saura sans doute jamais.

    Joséphine Baker – J’ai deux amours (1930) / Archives INA.

    Joséphine Baker et les partitions codées

    L’histoire de la chanteuse et danseuse française Joséphine Baker a tout d’un roman d’espionnage. Icône des cabarets parisiens, elle se mue, sous l’Occupation, en agent de la Résistance. Ses tournées deviennent des couvertures. Derrière les plumes et les strass, des partitions griffonnées transportent des messages codés, planqués entre deux mesures de jazz. Son statut de star mondaine ouvre toutes les portes, des ambassades aux salons diplomatiques. Elle y recueille des confidences qu’elle transmet, en douce, aux réseaux clandestins. Ou le charme comme arme, et la scène comme camouflage.

    À la Libération, elle reçoit la Croix de Guerre et la Légion d’honneur. Mais loin de se présenter en espionne accomplie, Joséphine Baker décrira cette mission comme le prolongement naturel d’un combat contre le racisme, contre l’oppression, et pour la liberté.

    La bande-annonce du film Maria (2024) avec Angelina Jolie.

    Angelina Jolie et son piège avorté en Ouganda

    En 2017, les archives internes de la Cour pénale internationale dévoilent une scène surréaliste. Luis Moreno Ocampo, illustre procureur, avait imaginé une opération hollywoodienne dans laquelle l’actrice américaine Angelina Jolie, superstar humanitaire, conviant Joseph Kony, chef des rebelles de l’Armée de résistance du Seigneur opérant entre l’Ouganda et le Soudan du Sud… à un dîner. Il s’agissait en réalité d’un guet-apens visant à faciliter l’intervention des forces spéciales et appréhender le suspect.

    Les mails, exhumés par Mediapart, The Independent ou le Sunday Times, sont explicites. Angelina Jolie, engagée de longue date auprès du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, se serait montrée enthousiaste. L’acteur Brad Pitt est même cité à l’époque comme renfort potentiel.

    Mais le plan n’ira nulle part, car il s’avère trop dangereux, juridiquement intenable et diplomatiquement explosif. Dans la littérature académique, la comédienne reste associée à cette diplomate glamour saluée pour son rôle auprès de l’OTAN ou de l’ONU, jamais pour des missions clandestines. L’Ouganda, lui, n’a jamais vu débarquer le couple hollywoodien en mission commando.

    Soundtrack to a Coup d’État (2025) de Johan Grimonprez, actuellement au cinéma.