Rencontre avec Omar Sy : “Je n’étais pas un acteur quand j’ai commencé Intouchables”
Armé de son charisme rassembleur et de sa curiosité toujours en éveil, Omar Sy incarne avec justesse l’esprit de notre époque. Acteur et producteur, naviguant entre Paris et Hollywood, la personnalité préférée des Français virevolte devant la caméra de John Woo dans le remake de The Killer, actuellement au cinéma.
L’interview d’Omar Sy, acteur star de Lupin et Tirailleurs
Nous sommes en janvier 2023. Tirailleurs de Mathieu Vadepied sort dans les salles françaises, comme un emblème de la carrière d’Omar Sy. Cette épopée d’un père et de son fils, Sénégalais enrôlés de force par l’armée coloniale pour combattre avec la France durant la Première Guerre mondiale, réalise plus d’un million d’entrées. Une véritable surprise pour ce long-métrage parlé majoritairement en langue peule, qui confirme la cote d’amour de l’acteur.
Mais l’influence du film ne s’arrête pas là et se ressent jusqu’au sommet de l’État. Grâce à une loi très symbolique – elle concernait environ vingt personnes – votée au moment de la sortie en salle, les tirailleurs africains des anciennes colonies françaises peuvent enfin prétendre à une pension de guerre sans avoir à passer six mois par an dans l’Hexagone. Il s’agit, pour eux, de finir leurs jours dans leur pays d’origine, en évitant les allers-retours.
En plus de tenir le premier rôle du film, Omar Sy en est aussi le coproducteur. C’est sa signature, sa manière personnelle de faire avancer la société sur des sujets qui lui tiennent à cœur, sans avoir à prononcer de grands discours. Son aura est d’autant plus grande. Quand nous lui parlons un matin d’été, il se trouve bien loin de tout cela, à Los Angeles, où le natif de Trappes (Yvelines) réside depuis plus de dix ans. Pourtant, les deux images, celle du soldat souffrant dans les tranchées et celle d’un acteur puissant du cinéma et des séries – qui n’a pas au moins croisé Lupin ces dernières années ? –, se superposent aisément, se nourrissent même l’une l’autre.
L’impact d’Omar Sy est majeur, son statut de star aussi, alors qu’une part de lui- même refuse de jouer le jeu du symbole politique, au risque parfois de lisser son image. Il est la première personne noire à avoir obtenu un César, celui du meilleur acteur en 2012, pour Intouchables. L’affaire est entendue depuis longtemps. Il n’y a pas, chez l’homme qui a fêté ses 46 ans en début d’année, l’envie de porter ses accomplissements en bandoulière, ni de dresser un premier bilan, après une décennie qui a fait de lui la personnalité préférée des Français, sondages à l’appui. “Je n’aime pas trop revenir en arrière. Quand on ne fait plus rien, c’est le bon moment pour se retourner sur son passé. Moi, je reste dans le présent. Ça ne m’empêche pas d’être nostalgique, mais en choisissant la nouveauté, je suis sûr d’évoluer.”
Un tueur à gages dans The killer de John Woo
Pour ce qui est de la nouveauté, Omar Sy tient cet automne l’un des deux rôles principaux du dernier film de John Woo, véritable génie stylistique qui a tourné à Paris le remake de son propre chef-d’œuvre des années 80, The Killer. L’occasion était trop belle pour le comédien français de côtoyer le maître. “La chance, c’était de pouvoir l’observer. John Woo n’est jamais mieux que sur le plateau. Il a une vision précise, il monte le film dans sa tête avant de le faire. Il a un rapport à la caméra si particulier que nous, acteurs, on se transforme. La caméra, j’essaie en général de l’oublier. Je suis plutôt concentré sur mes partenaires et les décors.”
L’acteur ajoute : “Mais John m’a fait justement prendre conscience de l’objet qui nous filme. Dans les scènes de baston, c’est un peu comme une danse avec cette caméra. On devient une pièce du puzzle un peu mouvante, libre mais en même temps très dirigée. C’est un équilibre assez fascinant. De cette expérience, je pourrais parler des heures.”
L’art d’Omar Sy dépasse de loin la sympathie naturelle qu’il suscite : il réside dans sa capacité à observer et intégrer le monde qui l’entoure, à rendre les approches artistiques accessibles, à se passionner pour elles. Une affaire de découverte, avec laquelle il s’est construit comme comédien. “Je suis arrivé là-dedans un peu par hasard, concède-t-il. Ma première fois sur un plateau, c’était par curiosité. Et j’ai gardé ce rapport-là : je tourne pour comprendre un metteur en scène, une écriture, des personnages. Donc, c’est à chaque fois un voyage.”
“À mes yeux, je n’étais pas un acteur quand j’ai commencé le film Intouchables.” Omar Sy
Parmi les moments fondateurs d’une carrière débutée avec des apparitions au cinéma dès le début des années 2000, Omar Sy cite évidemment Intouchables, le film d’Éric Toledano et Olivier Nakache où il joue l’auxiliaire de vie d’un handicapé ronchon. Non pas pour ses presque vingt millions d’entrées en 2011, chiffre qui a inscrit le film au panthéon des plus grands succès du cinéma français, mais pour ce que son partenaire de jeu, François Cluzet, a vu en lui.
“Sa manière de me traiter immédiatement comme son égal a tout changé. À mes yeux, je n’étais pas un acteur quand j’ai commencé le film, mais il m’a considéré comme tel et m’a permis de l’être. Humainement, François a ouvert quelque chose, avec son intelligence de jeu, sa générosité. C’est ce qui m’a permis de déployer mes ailes.”
Deux ans avant Intouchables, Omar Sy avait joué dans Micmacs à tire-larigot de Jean-Pierre Jeunet, le réalisateur du Fabuleux Destin d’Amélie Poulain. Un film moins aimé par le public, mais décisif pour celui qui envisage le plateau comme une terre vierge. “Tous les matins, Jean-Pierre apportait le story-board. Je passais ma journée devant, à regarder quels plans il voulait faire. L’organisation était tellement fluide que ça m’a permis de saisir immédiatement comment fonctionnait un tournage, qui faisait quoi, ce qu’on était en train de fabriquer. Cela a clairement changé mon rapport à ce métier.”
Il n’y a pas tant de romantisme dans le discours d’Omar Sy. Quand on évoque l’origine de son désir, il ne prétend pas vivre une vocation ancrée depuis l’enfance. “On n’allait pas au cinéma dans ma famille, dit-il pudiquement. J’étais enfant d’immigrés, avec pas mal de gamins à la maison, le cinéma, c’était plutôt pour les sorties scolaires.” Son père est sénégalais, venu en France au début des années 60, ouvrier. Sa mère d’origine mauritanienne, qui a rejoint la région parisienne une décennie plus tard, a travaillé en tant que femme de ménage.
Le futur comédien est le quatrième de ses huit enfants. “Le cinéma s’est imposé assez tard dans ma jeunesse, avec l’émission télé d’Eddy Mitchell, La Dernière Séance. On arrivait à gratter du temps et à se coucher un peu plus tard pour regarder les westerns. Sinon, c’était les grands films du dimanche soir avec Belmondo, De Funès, Les Bronzés. Après, il y a eu l’époque de la VHS. C’est là justement que je découvre John Woo. On regarde aussi Bruce Lee ou des séries B avec Jean-Claude Van Damme. J’ai commencé par le versant populaire.”
Aucune formation spécifique pour celui qui imagine tout autre chose que le haut de l’affiche quand il pense à son futur. “J’avais plutôt envie de voyages. Je me souviens que mon idéal, à l’époque, c’était de vivre comme l’animateur de Turbo sur M6, Dominique Chapatte : conduire des belles voitures et les tester dans des endroits du monde complètement différents. Les dernières caisses ne sont pas encore sorties, il est au lac de Côme… Je trouvais qu’il avait le meilleur métier du monde.” [Rires.]
Plutôt qu’au volant des sportives dernier cri, l’ado se fait connaître à Radio Nova, en compagnie de Jamel Debbouze, originaire de Trappes lui aussi. Dès 1996, Omar Sy y pige alors qu’il est encore au lycée et prépare un bac professionnel. Sa gouaille et son intelligence le démarquent du tout-venant. Il rencontre celui qui deviendra son compère de comédie, Fred Testot. Au milieu des années 2000, ils créent le Service après-vente des émissions, irrésistible pastille comique qui cible à la fois le milieu médiatique et les excès de l’époque, tous les soirs sur Canal+.
Omar Sy brille par sa verve ironique, sa manière d’évoquer le racisme et les inégalités avec une forme de candeur qui en amplifie la portée. Le cinéma est encore une hypothèse lointaine dans sa vie. “J’étais humoriste et ce n’est pas le même métier. Vers 18 ou 19 ans, j’avais compris que j’étais capable de faire rire d’autres personnes que mes potes. Alors, j’ai zoné par là. Je n’ai décidé d’être acteur que lorsque je l’étais déjà : quand j’ai gagné le César en 2012. Je pense que cela se voit dans les films que j’ai choisis avant et ceux que j’ai tournés après. Je n’abordais plus la chose de la même façon.”
Des blockbusters comme X-Men et Jurassic World
Pour embrasser sa nouvelle passion, Omar Sy a besoin d’une rupture. Il arrête l’émission de Canal+ après sept saisons, en 2012, juste après le succès d’Intouchables. Surtout, il s’installe à Los Angeles. Il imagine y rester un an. Finalement, sa touche se construit entre Hollywood et Paris. Avant même l’arrivée des grandes plateformes qui règnent sur nos visionnages mondialisés, Omar Sy a compris que l’entertainment contemporain n’aurait plus de frontières fixes. Une intelligence situationnelle hors pair.
Il se promène avec aisance entre les mondes. Apporte sa verve dans des blockbusters, de X-Men: Days of Future Past (2014) à la saga Jurassic World, retrouve le duo Toledano-Nakache dans la peau d’un sans-papiers pour Samba (2014), incarne le premier clown noir français dans Chocolat (2016) de Roschdy Zem, croise la route du réalisateur Ron Howard en tournant Inferno (2016) et déchire tout dans la série Lupin sur Netflix à partir de 2021. Omar Sy réfléchit beaucoup à ses choix. Sans principes fermés, mais avec une boussole claire.
Omar Sy, jury du festival de Cannes 2024
Au printemps 2024, lors du Festival de Cannes, Omar Sy plonge dans la vie collective du jury de la Compétition officielle présidé par Greta Gerwig. Encore une expérience inédite. Entouré notamment du réalisateur japonais Hirokazu Kore-eda et des actrices Eva Green et Lily Gladstone, l’acteur du Chant du loup (réalisé en 2019 par Antonin Baudry) a vu une vingtaine de films en un peu plus de dix jours.
Le moment ne l’a pas laissé indifférent, confirmant son intérêt pour la diversité du cinéma contemporain et la nécessité de défendre des productions dont le commerce n’est pas la première intention. “Au-delà de nos différences de sensibilités, il y avait des différences de culture et aussi parfois générationnelles dans le jury. C’était super intéressant de voir là où ça se croise et là où ça diverge. Nous avons récompensé des films aussi divers que nous, entre la Palme d’or Anora de Sean Baker, un film indépendant américain, mais aussi Les Graines du figuier sauvage de l’Iranien Mohammad Rasoulof ou All We Imagine as Light de l’Indienne Payal Kapadia, notamment. Je suis assez content du palmarès. Toutes les histoires peuvent être racontées, à leur manière. Il n’y a pas un genre au-dessus de l’autre. Nous avons encouragé la création et la liberté.”
De façon plus globale, Omar Sy estime, à travers les films et les séries qu’il voit, ou les scénarios qu’il reçoit, qu’un moment charnière se dessine où “la fiction doit se réinventer”. Entre Hollywood et la France, une bascule se fait ressentir. “On a un peu usé un système et une façon de réfléchir aux histoires, des deux côtés de l’Atlantique. Ça se renouvelle, ce qui est une bonne chose. Mais c’est aussi très difficile, un passage compliqué pour tout le monde, où l’on se pose la question de savoir comment on crée, face à un public qui en a beaucoup vu et se montre très aguerri.”
L’acteur et producteur – à la tête de trois maisons de production – est bien placé pour ressentir les soubresauts d’un marché morcelé, où l’audace n’est pas souvent la priorité, où les films et les séries appartiennent – aux yeux de certains – à une “vieille” manière de raconter des histoires, alors que les réseaux sociaux, truffés de contenus en tout genre, captent l’attention.
Omar Sy incarne le rassemblement, le mainstream dans toute sa noblesse, dans cette époque éparpillée. Ce qu’il dénonce depuis des années a d’ailleurs trait avec le manque de sens collectif qui peut caractériser la vie contemporaine. Une forme d’engagement le traverse, même s’il n’a pas l’âme ouvertement militante. Ses prises de position contre le racisme, les violences policières ou certaines personnalités politiques d’extrême droite, claires et nettes, en attestent.
Un acteur qui aime le sport
Lors du bel été olympique, qui a pu rappeler celui de 1998 après la victoire des Bleus en Coupe du monde de football, Omar Sy a participé à la fête de très près. Comme s’il avait compris ce qui se jouait. “Au début, je faisais partie de ceux qui n’étaient pas contents, qui ont un peu râlé, admet-il. Et puis je me suis rendu compte de ma bêtise, et j’étais tellement heureux d’être là. J’aurais loupé ça, j’aurais été bien con.” On l’a vu au bord du tatami encourager Teddy Riner, alors que le judoka remportait sa troisième médaille d’or individuelle, si longtemps annoncée et si brillamment obtenue.
Teddy Riner reste mon meilleur souvenir des Jeux, parce que c’est un pote et que de le voir accomplir ça à Paris, c’est beau. À la cérémonie d’ouverture, il avait allumé la torche avec Marie-José Pérec. On n’a pas eu de meilleure athlète française aux JO, donc le voir faire ça avec elle, c’était déjà un sacré truc.” Une fois l’adrénaline des victoires évaporée, que reste-t-il, quels sédiments pour l’avenir ?
Peut-être une atmosphère française qu’on n’espérait plus et qu’Omar Sy encourage par sa seule présence dans nos vies. “On n’est pas naïfs, on sait comment fonctionne ce pays. C’est une parenthèse, mais elle tombait au bon moment. Moi, j’ai accepté, j’ai plongé dedans. C’était tellement dur, juste avant, avec ces histoires de législatives, de gouvernement. L’ambiance était pénible, voire insoutenable. Ces Jeux nous ont fait du bien, même si on a eu des réserves, même si on sait que les problèmes vont revenir. C’était très fort de voir qu’en France, nous sommes capables d’être en joie, unis et rassemblés, en portant le même drapeau.”
The Killer (2024) de John Wu, avec Omar Sy et Nathalie Emmanuel, actuellement au cinéma.
Coiffure : Dan Perri. Maquillage : Barbara Guillaume chez Forward Artists. Assistants photographe : Wade Brands, Mike Dignum et Paolo Alfante. Assistant réalisation : Fernando Pichardo. Numérique : Sean Kiel. Retouche : Emma Balcomb. Production : Elyse Connolly Inc. Remerciements au Rancho Potreroa.