3 sept 2024

Jacques Audiard nous raconte les dessous de son film phénomène Emilia Perez

Pour son nouveau film sur fond de narcotrafic mexicain, le réalisateur Jacques Audiard choisit la forme très inattendue d’une comédie musicale et pour héroïne une femme transgenre. Un hymne flamboyant à la liberté avec Selena Gomez et Karla Sofía Gascón dont il raconte les coulisses à Numéro.

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Karla Sofía Gascón et Zoe Saldaña dans Emilia Perez (2024) © WHY NOT PRODUCTIONS – PATHÉ FILMS – FRANCE 2 CINÉMA – SAINT LAURENT PRODUCTIONS – Shanna Besson.

L’interview de Jacques Audiard sur le film événement Emilia Perez

Palme d’or au Festival de Cannes 2015 avec Dheepan, Jacques Audiard est à nouveau monté sur la scène du Grand Théâtre Lumière cette année pour y recevoir le prix du Jury attribué à Emilia Perez, sa réjouissante comédie musicale sur fond de narcotrafic et de transidentité. Juste avant lui, son quatuor d’actrices, composé de Karla Sofía Gascón, Zoe Saldaña, Selena Gomez et Adriana Paz, avait récolté un beau prix collectif d’interprétation féminine.

Cette soirée en forme de double consécration a confirmé la cote d’amour du réalisateur de 72 ans, l’un des rares, avec Justine Triet, à être capable de donner au cinéma français une résonance mondiale et de construire des imaginaires filmiques sans passeport. “Je suis très heureux que mon pays soit demandeur de films en espagnol et censés se tourner ailleurs, même si finalement j’ai tout rapatrié autour de Paris”, commente l’intéressé.

Jacques Audiard sur le tournage d'Emilia Perez (2024) © Copyright PAGE 114 – WHY NOT PRODUCTIONS – PATHÉ FILMS - FRANCE 2 CINÉMA - SAINT LAURENT PRODUCTIONS - Shanna Besson.
Jacques Audiard sur le tournage d’Emilia Perez (2024) © Copyright PAGE 114 – WHY NOT PRODUCTIONS – PATHÉ FILMS – FRANCE 2 CINÉMA – SAINT LAURENT PRODUCTIONS – Shanna Besson.

En rencontrant Karla Sofía Gascón, tout est devenu évident. Sans elle, je serais encore en train de chercher le film.

Jacques Audiard, réalisateur d’Emilia Perez.

Pour héroïne de son dixième long-métrage, il a choisi Karla Sofía Gascón, l’actrice principale du film, une femme transgenre révélée dans le rôle d’un ancien baron de la drogue mexicain, qui devient une activiste pour la justice et la liberté. Jacques Audiard avait initialement lancé le casting au Mexique, avant que l’Espagnole n’emporte le morceau. “En rencontrant Karla Sofía, tout est devenu évident. Sans elle, je serais encore en train de chercher le film. Elle a donné une fluidité à une idée qui me paraissait complexe, amené le personnage à elle tout en gardant la richesse d’une composition. Elle a révélé mon film à lui-même, en lui apportant un charme que je n’imaginais pas, une émotion naturelle, beaucoup d’humour.

Pour mener à bien son projet, Jacques Audiard a arpenté le Mexique à la recherche des lieux de tournage idéaux, l’action se passant dans ce pays. “J’ai cherché des décors naturels, mais après trois ou quatre voyages, je me suis rendu compte que ce désir était contradictoire avec le projet même du film, comme une réduction de l’imaginaire. Emilia Pérez réclamait autre chose. J’ai finalement ressenti un besoin de stylisation très fort, c’est la raison pour laquelle j’ai tourné en studio, en France.

Karla Sofía Gascón et Zoe Saldaña dans le film Emilia Perez (2024) de Jacques Audiard. © Photo : Shanna Besson. Why Not Productions – Pathé Films – France 2 Cinéma.
Karla Sofía Gascón et Zoe Saldaña dans Emilia Perez (2024) de Jacques Audiard. © Photo : Shanna Besson. Why Not Productions – Pathé Films – France 2 Cinéma.

Un genre nouveau pour Jacques Audiard

Tout a commencé en 2019, quand Audiard réfléchit à une histoire qui pourrait ressembler à un opéra. Une première pour le cinéaste. “J’ai écrit une sorte de livret de trente pages, divisé en cinq actes, avec des personnages archétypaux et de grandes ellipses temporelles. L’idée était adaptée d’un chapitre du roman Écoute [éd. Stock, 2018] de mon ami Boris Razon. Dans ce livre, le personnage de l’avocate, incarné dans mon film par Zoe Saldaña, est un homme. Quand j’en ai fait une femme, tout a changé. C’est devenu un projet de film, mais sous une forme particulière : une comédie musicale.” La liberté d’un cinéaste s’exprime parfois par ce genre de saut dans le vide.

Non seulement Jacques Audiard a renoncé à son opéra, mais il a décidé d’aborder un genre historique du cinéma ne l’ayant jamais attiré. “Les classiques avec Fred Astaire ou les films de Busby Berkeley des années 30, ce n’est pas mon truc”, explique celui qui associe plutôt la comédie musicale à une certaine idée de la modernité au cinéma née dans les années 60. “J’aime bien Les Parapluies de Cherbourg de Jacques Demy, les films de Bob Fosse des années 70, Hair de Miloš Forman. La comédie musicale me parle quand elle enchante quelque chose de difficilement enchantable, que ce soit la guerre d’Algérie pour Demy ou la montée du nazisme dans Cabaret. Les grandes comédies musicales ont eu à déjouer le sérieux d’une époque ou le tragique d’une situation, pour les montrer autrement.

Les scènes musicales, toutes très différentes, traversent le film comme autant de moments de grâce où la réalité devient moins pesante. “Quand on arrive à faire chanter et danser sur un drame, on commence à rendre perceptible ce drame sous un autre angle. Cette approche paradoxale me passionne.

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Selena Gomez dans Emilia Perez (2024) © Shanna Besson. Why Not Production – Pathé Films – France 2 Cinéma.

Le film Emilia Perez nous plonge dans la réalité mexicaine

Le drame dont il est question ici est celui de la violence présente dans la société mexicaine, dont les gangs incarnent la partie la plus visible. “Même si Emilia Perez est un film imaginaire, la réalité mexicaine reste ce qu’elle est. Des élections ont récemment placé au pouvoir une femme issue de la gauche, mais ce jour-là, il y a eu tout de même vingt morts parmi les candidats, flingués pour leurs idées. On ressent la tragédie dans l’air… Mon idée était de voir ce que donnerait un récit où la situation d’un pays épouse le destin d’une personne.

Emilia est un personnage autant qu’un symbole, au-delà du Mexique. Elle éclaire à l’intérieur de nous-mêmes ce qui pourrait accueillir les mutations nécessaires à l’émergence d’un monde meilleur. Une question brûlante qui, pour Jacques Audiard, repose sur l’exigence d’un geste artistique plus libre. “À travers la transidentité de l’héroïne, le film traverse lui-même des genres, du thriller narco à la comédie musicale, jusqu’à la telenovela. Il ne se fixe pas”, note le réalisateur.

« On ressent la tragédie dans l’air… Mon idée était de voir ce que donnerait un récit où la situation d’un pays épouse le destin d’une personne.

Jacques Audiard, réalisateur d’Emilia Perez.

Cette profession de foi queer, le cinéaste la revendique, loin de l’esprit d’un tract. Emilia Perez n’est pas politique au sens commun du terme : il l’est dans les images, les rythmes, les couleurs qu’il déploie. “Si la forme du film me fait arriver à la telenovela, après un chasse- neige et un virage, ce sera acceptable dans le contexte ! Ce virage, il va falloir le prendre, ne jamais se dire que c’est trop.

Tout sera alors possible, comme d’imaginer une telle histoire dans le monde de haine et de repli sur soi qui est le nôtre. “Mon film essaie de rendre normales des choses très belles. J’ai préféré considérer, d’un point de vue narratif, que les sujets étaient réglés, en ne questionnant pas la transidentité de l’héroïne, en me disant que je pouvais m’en emparer et en faire une comédie musicale, en espérant aussi que cela pourrait servir à Karla Sofía Gascón pour obtenir un véritable statut de comédienne. Dans la vie, la question de la transidentité n’est pas réglée du tout. Les personnes concernées sont toujours attaquées. Mais dans la fiction, je peux me permettre d’y croire.

La bande-annonce d’Emilia Perez (2024).

Emilia Perez, un film qui repousse les limites du masculin

La fiction, selon Jacques Audiard, sert à rectifier le monde quand tout semble gris. Cette évolution passe chez lui par une réflexion sur les limites du masculin. La “normalité” d’Emilia Perez consiste à remplacer le patriarcat et ses violences par un matriarcat inventé en direct, dans le temps alloué au film. “On peut se demander si cette héroïne croit vraiment que son âme a changé après sa transition de genre, mais l’effort qu’elle fait pour le croire est beau. C’est aussi l’effort que je demande au spectateur.” Sur la question de la chute du masculin, Audiard se révèle intarissable, conscient qu’il tient là le sujet majeur de son œuvre depuis ses débuts. “Le fait que, dans Emilia Pérez, la question de la transidentité soit mise en avant radicalise mon point de vue.

Mais j’ai souvent abordé l’effondrement du masculin, qui me touche.” On se souvient de la réflexion sur la virilité qui donnait son sens à Un prophète, ou, dans le western Les Frères Sisters avec John C. Reilly et Joaquin Phoenix, des assauts mortifères d’une figure de père écrasante, finalement enterrée. “Les personnages masculins de mes films se retrouvent souvent en plein effritement, confirme l’intéressé. Mon premier long-métrage s’appelait d’ailleurs Regarde les hommes tomber. Le personnage de Jean-Louis Trintignant incarnait cette idée.

Chez Jacques Audiard, fils du grand scénariste et dialoguiste Michel Audiard, cet état d’esprit est né d’une allergie aux effets de clan parfois liés à l’expérience masculine. “Mon rejet des certitudes viriles et machistes n’est pas né par hasard, confirme-t-il. J’ai connu des expériences de sociétés d’hommes que j’ai exécrées, et quelque chose s’est aussi imprimé en moi en voyant certains films. Dans Touchez pas au grisbi, dès les années 50, la relation de Jean Gabin avec ses amis pose question. On voit, sans qu’ils en soient conscients, que quelque chose est en train de changer dans leurs certitudes. Contrairement à bien d’autres polars, on n’est plus forcément dans une virilité frontale. Cela m’a marqué très jeune. Dans un tout autre style, un film comme L’Épouvantail de Jerry Schatzberg me semble également remarquable.

Selena Gomez dans le film Emilia Perez (2024) de Jacques Audiard. © PAGE 114 – WHY NOT PRODUCTIONS – PATHÉ FILMS - FRANCE 2 CINÉMA - SAINT LAURENT PRODUCTIONS - Shanna Besson.
Selena Gomez dans Emilia Perez (2024) de Jacques Audiard © PAGE 114 – WHY NOT PRODUCTIONS – PATHÉ FILMS – FRANCE 2 CINÉMA – SAINT LAURENT PRODUCTIONS – Shanna Besson.

Selena Gomez, Zoe Saldana… un casting étoilé au cœur du récit

Si Emilia Pérez pose de façon littérale la question de la sortie du masculin, sa force tient à la place laissée à ses quatre actrices. En plus de Karla Sofía Gascón, le réalisateur a fait appel à deux stars américaines, Zoe Saldaña et Selena Gomez, et à la Mexicaine Adriana Paz. Pleine d’une force vitale qui s’épanouit dans le chaos et permet à l’héroïne de briller, la première donne le ton du film, dans le rôle d’une avocate engagée par Emilia.

Selena Gomez, quant à elle, démontre, douze ans après Spring Breakers d’Harmony Korine, sa capacité à habiter un cinéma très éloigné de l’image parfois lisse qui a pu être la sienne. Elle joue l’ancienne épouse du baron de la drogue, qui glisse peu à peu vers le ressentiment et la trahison. “Selena a été très pro sur le tournage, commente le cinéaste, elle a répété depuis Los Angeles sur les parties chantées, et travaillé à New York avec Damien Jalet, le chorégraphe.

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Zoe Saldaña dans Emilia Perez (2024) réalisé par Jacques Audiard © Copyright Saint Laurent Productions.

Avec Emilia Perez, Jacques Audiard laisse une empreinte durable

Si le film marque un tournant dans la carrière du réalisateur de Sur mes lèvres, c’est par sa manière de joindre des univers qui d’habitude ne communiquent presque pas : le cinéma français et Hollywood, le Mexique et la comédie musicale, la chute du masculin et la flamboyance du féminin. Avant de le quitter, nous lui demandons comment il rêve à ses films, de quelle manière certaines images s’imposent à lui pour devenir indispensables.

J’ai l’impression de tenir un projet quand quelque chose s’éclaire dans le fond de ma tête ; alors j’imagine des formes”, décrit le cinéaste, presque énigmatique, avant de préciser sa pensée. “ La question de savoir comment nous vient une idée est assez étonnante. On peut s’allonger sur son lit et attendre. Ou alors, on peut, tous les matins que Dieu fait, se mettre à sa table, à son clavier, écrire ou ne pas écrire… On ne cherche pas un sujet, on s’inspire de partout. Je lis, je vois des expositions, je rencontre des gens. Je pense qu’il faut créer le champ de réception nécessaire à l’émergence d’une idée. De tout temps, j’ai été marqué par le domaine assyrien au Louvre. J’y suis allé la semaine dernière encore, on y apprend la grande histoire. Je peux aussi lire et relire Histoire de la guerre du Péloponnèse de Thucydide. Récemment, j’ai été impressionné par l’exposition de Matthew Barney à la Fondation Cartier, ou celle consacrée à Vermeer au Louvre. Tout cela crée un magma. Et puis là-dedans, une idée va tomber et se cristalliser.

Emilia Pérez (2024) de Jacques Audiard, avec Karla Sofía Gascón, Zoe Saldaña et Selena Gomez, actuellement au cinéma.