4 sept 2020

En 1989, quatre artistes dénoncent déjà l’urgence climatique

Il y a trente ans, au sein de l’exposition Ozone, quatre jeunes artistes français, promis à une grande notoriété, firent œuvre de précurseurs en s’emparant des questions écologiques. Un sujet brûlant qui, depuis, n’a cessé de faire des émules.

Dominique Gonzalez-Foerster, Bernard Joisten, Pierre Joseph and Philippe Parreno, “Ozone” (1989). Collection of the Fonds régional d’art contemporain Corse (destroyed). Photo: Le Magasin

 

Certaines œuvres prennent, avec le temps, une dimension symbolique qui les dépasse, et leur inscription dans le déroulement de la vie des formes artistiques s’en trouve accentuée a posteriori. Accidentellement détruite par le feu douze ans après sa création, celle-ci, avec son destin de rock star emportée par une overdose, en est l’illustration parfaite – et les hashtags #iconic et #mythic qu’on voit fleurir sans discernement au bas des photographies d’œuvres d’art sur les réseaux sociaux ne manqueraient pas désormais de s’appliquer à elle. Mais, parce que l’œuvre en question fut réalisée à la fin des années 80 par de très jeunes artistes, ces photographies sont en nombre restreint, et il n’est guère que le récit qui rende justice à ce projet singulier qui marque, pourtant, le début de carrière de personnalités ayant depuis acquis une dimension internationale.

 

Il y a trente ans exactement, quatre très jeunes Français issus de l’école des beaux-arts de Grenoble, ayant chacun une amorce de pratique artistique individuelle, conçurent un projet collectif décliné en trois éléments : une exposition, un sac contenant une version portative symbolique de cette exposition, et, faisant office de teaser pour l’exposition en question, une vidéo destinée à être projetée sur une télévision gonflable géante, en extérieur. Ils donnèrent à ce projet un nom, Ozone, indiquant clairement la  dimension écologique de l’affaire. Rien que de très ordinaire aujourd’hui, mais en tout point une franche bizarrerie en 1989, où les “collectifs d’artistes”, provisoires ou permanents, étaient quasi inexistants, où l’art n’était pas majoritairement engagé sur un tel front, et où peu de monde avait entendu parler de l’ozone, de la couche qu’elle forme autour de la terre, et encore moins du trou dont elle était affligée. Plus généralement, l’écologie n’était pas un sujet ordinaire dans le champ artistique qui, par ailleurs, n’avait pas encore, comme l’écrit si justement Bret Easton Ellis dans son récent essai White,remplacé l’esthétique par l’idéologie”.

Dominique Gonzalez-Foerster, Bernard Joisten, Pierre Joseph and Philippe Parreno, “Sac Ozone” (1989).

 

C’est dans ce contexte que Dominique Gonzalez-Foerster, Philippe Parreno, Pierre Joseph et Bernard Joisten – ils avaient à peine 25 ans – conçurent l’exposition Ozone : un déploiement d’éléments et d’objets, entre lesquels déambuler, faisant assurément de la nature un thème central. Sur deux grands écrans de projection sur pied, Bernard Joisten peignit de manière hyperréaliste des dinosaures et des brontosaures renvoyant à un temps du développement de la planète qui ne connaissait pas la technologie, et dans un style évoquant davantage les manuels pédagogiques pour enfants que la peinture et son histoire. Dans des poubelles de bureau en plastique coloré, Dominique Gonzalez-Foerster disposa des photocopies, des cartes postales et des revues ayant trait à diverses questions environnementales – une vue du dernier arbre de Tchernobyl, par exemple –, des cartes de visite en souvenir de “Chico Mendes, seringueiro, Xapuri, Amazonie” – syndicaliste brésilien qui laissa sa vie dans le combat qu’il mena en faveur de la préservation de la forêt amazonienne. Des sièges pliants en toile permettaient aux visiteurs de fouiller dans ces informations et de les consulter sur place. Philippe Parreno disposa dans l’espace des accessoires liés à certains sports contemporains : une voile de planche à voile, un parapente, une combinaison de plongée… et Pierre Joseph de très grandes diapositives en plastique composite, tenant debout toutes seules et présentant des images numériques de la nature modélisée et interprétée : une chute d’eau reconstituée par ordinateur, un insecte, diverses plantes… L’ensemble, incontestablement, forme une sorte d’écosystème au sein duquel chaque élément contribue et veille à l’équilibre des autres : les artistes installèrent ces éléments non pas pour “faire image”, mais, selon leur belle formulation de l’époque, veillèrent à ce que l’exposition “se déploie dans l’espace comme un gaz”, sans point de vue dominant. Parce qu’elle était installée de la sorte, justement, et aussi, par son aspect didactique et pédagogique (tellement éloigné des conventions d’alors), ses choix esthétiques dissonants et indifférents aux modes, et l’incongruité de son sujet… cette exposition affirma une belle singularité dans sa volonté de déplacer les enjeux de la pratique artistique.

Dominique Gonzalez-Foerster, Bernard Joisten, Pierre Joseph and Philippe Parreno, “Vidéo Ozone” (1989). Collection of the Fonds national d’art contemporain

À une époque encore vierge de bobos écolos (l’écologie renvoyant plutôt à ce moment-là aux babas cool, moins sexy) où personne ne triait les piles électriques ou les pots de yaourt usagés dans des poubelles séparées, peu d’artistes s’intéressaient à ces questions, et, pour tout dire, l’art était quand même moins bavard et donneur de leçons qu’il l’est devenu par la suite (dans des proportions souvent écœurantes). Aux États-Unis, l’artiste Meg Webster développait, depuis le milieu des années 80, une œuvre à base de terre, d’herbe et de mousse, mais ces matériaux étaient agencés dans des formes évoquant l’art minimal – tel son extraordinaire Moss Bed, Queen (1986), tapis de mousse épais et bombé confronté aux conditions d’exposition des espaces d’art clos et souvent privés de lumière naturelle. En 1989, l’artiste américain Ashley Bickerton livra son “chef-d’œuvre” avec Seascape: Transporter for the Waste Product of its own Construction #1, une machine remplie des déchets de sa propre fabrication, destinée à être lâchée dans la mer pour promener sur les fonds marins autant de déchets nécessaires à son existence. À cette époque, un projet extravagant fut également mis en place, à propos duquel peu d’informations étaient disponibles mais qui nourrit assurément l’imaginaire des artistes – et celui des producteurs de télévision qui, plus tard, inventèrent la télé-réalité. Dans le désert de l’Arizona, des scientifiques reproduisirent, sous une imposante construction de verre parfaitement étanche de plus de un hectare, un écosystème terrestre (le plus grand jamais construit), avec ses mers, une barrière de corail, une forêt tropicale humide, une savane, des rivières : considérant que la Terre était la première biosphère, ils intitulèrent ce lieu Biosphère II, l’idée étant que des scientifiques y vivraient enfermés et coupés du monde extérieur pendant plusieurs années, retrouvant en somme une Terre à peu près vierge, ou plus exactement apprenant à fabriquer de toutes pièces une Terre alternative. Sa construction débuta en 1987 et, bien que les informations fussent rares à ce sujet (la première mission eut lieu entre 1991 et 1993), l’idée suffit à jouer le rôle de moteur onirique – chez certains artistes en tout cas.

 

À l’exposition Ozone, les quatre artistes ajoutèrent deux développements : dans le Sac Ozone, un certain nombre d’éléments (des ballons Vulli de différentes tailles, un boomerang vert fluo, un stick UV Control, une bombe aérosol Mecanorma Jet Brush, un exemplaire du magazine Pour la science spécial ozone, une combinaison Cinelli, un nouveau-né Berjusa en plastique et un globe gonflable…) devaient permettre de faire resurgir les intentions de l’exposition Ozone dans une version transportable. Destinée à être présentée sur une télévision gonflable géante (elle le fut, en effet, dans les jardins de la Fondation nationale des arts graphiques et plastiques, alors située dans l’hôtel Salomon de Rothschild à Paris), la Vidéo Ozone compilait des images de diverse nature – super-8, animations 3D, vidéo HD – évoquant une fois encore les relations de l’homme contemporain avec la nature, illustrées entre autres par les “sports de l’exploit” de Bruno Gouvy (snowboard et parapente) et de Patrick Edlinger (escalade). Ainsi, l’exposition devint l’élément d’un dispositif plus complexe, intégrant sa propre promotion et son merchandising, comme un film en quelque sorte – mais certainement pas comme une œuvre de la fin des années 80.

 

Trente ans plus tard – aujourd’hui, donc, tout ceci est devenu plutôt ordinaire, les œuvres d’art se sont emparées de l’écologie comme de tout un tas d’autres sujets, et il ne semble pas extravagant qu’elles sachent organiser leur propre promotion. Dès lors, le projet Ozone fait figure de moment décisif : un moment dont ne subsistent que peu de traces. Faisant partie de la collection du FRAC Corse, l’œuvre Ozones’enflamma et fut réduite en cendres lors de l’incendie qui, dans la nuit du 6 novembre 2001, frappa les réserves où elle était entreposée.