Artiste

Miles Greenberg

Entre New York et Reykjavík, Miles Greenberg explore le corps comme terrain d’expérience. Ses performatives durables et ses sculptures interrogent la matière, l’identité et l’espace. Plus qu’un artiste, il façonne des zones sensibles où la durée devient épreuve, et l’objet, révélation. Retour sur le portrait de la cover star de Numero Art 17.

Un parcours hors norme

Miles Greenberg naît à Montréal le 23 octobre 1997, au croisement de plusieurs héritages. Élevé par une mère d’origine ukrainienne et brésilienne et un père afro-américain, il grandit dans une mosaïque culturelle qui nourrit très tôt sa vision du monde. Rapidement, il ressent le besoin de créer hors des cadres. Ainsi, dès l’adolescence, il quitte l’enseignement formel pour se consacrer à la recherche du mouvement, du corps et de l’espace.

À dix-sept ans, il amorce une réflexion sur la représentation du corps noir dans l’espace public, question centrale dans son œuvre. Cette interrogation sur la visibilité, la mémoire et l’identité deviendra le fil conducteur de toute sa démarche. Déterminé, il trace sa propre route, entre autodidaxie et expérimentation.

Très vite, il rencontre des figures majeures de la performance et du théâtre visuel : Marina Abramović, Robert Wilson, Édouard Lock. Ces échanges l’ancrent dans une filiation exigeante, mais il conserve toujours son propre vocabulaire. L’artiste multiplie les résidences d’artiste : à la Watermill Center à New York, à La Manutention au Palais de Tokyo, ou encore à Reykjavik. À travers ces expériences, Greenberg affine sa vision : celle d’un art total, à la frontière du théâtre, de la sculpture et du rite.

Le corps comme médium, l’endurance comme récit

Chez Greenberg, le corps n’est pas un sujet : il est la matière même de l’œuvre. L’artiste l’utilise comme un outil de sculpture, modelé par le temps et la gravité. Dans Oysterknife (2020), il marche sur un tapis roulant pendant vingt-quatre heures, sans pause, dans un espace vide. Cette performance radicale évoque à la fois l’épuisement et la transcendance. Elle fait du corps un instrument de mesure, à la manière d’un métronome humain.

Dans Late October (2020), il recouvre des corps de latex, les figeant dans une immobilité presque sacrée. Ici, l’abstraction devient une forme de résistance : l’artiste interroge la visibilité, la disparition, et la mémoire du corps noir dans l’histoire de l’art occidental. Ces gestes extrêmes ne cherchent pas le spectaculaire : ils convoquent la lenteur, le silence et la suspension. Par l’endurance, Greenberg transforme la douleur en présence. Chaque seconde devient un matériau sculptural. Le spectateur, confronté à cette temporalité inhabituelle, se trouve entraîné dans un état d’hypnose. Il ne regarde plus : il participe.

Greenberg associe ainsi performance, installation et sculpture. La lumière, le son, la matière et le mouvement s’y fondent. Le résultat est une expérience totale, où le corps devient paysage, et le temps, architecture.

Une esthétique immersive et radicale

L’univers visuel de Greenberg repose sur le contraste entre force et retenue. Ses gestes sont lents, ses mouvements mesurés, mais chaque détail porte une charge émotionnelle immense. Le silence est son allié. À travers cette économie du geste, il compose une poésie de l’attente. Chaque performance fonctionne comme un rituel : elle possède son rythme, son souffle, sa liturgie propre. Plutôt que de raconter, il construit une atmosphère. Ainsi, l’espace d’exposition se transforme en sanctuaire. On n’y entre pas pour observer, mais pour éprouver.

Les institutions qui accueillent ses œuvres — du Louvre au New Museum, en passant par la Neue Nationalgalerie de Berlin — deviennent des partenaires. L’artiste ne s’y adapte pas : il les redéfinit. Le lieu influence la performance, tandis que la performance révèle le lieu. Cette symbiose donne naissance à une esthétique du seuil, où l’observateur devient acteur, et où la perception se déplace en permanence.

Rayonnement international et reconnaissance

En moins d’une décennie, Miles Greenberg a conquis la scène internationale. En 2023, il figure sur la prestigieuse liste Forbes 30 Under 30 dans la catégorie Art & Style, reconnaissance rare pour un artiste aussi jeune. Ses performances ont été présentées dans les plus grandes métropoles : Montréal, Paris, New York, Berlin, Londres. Pourtant, cette ascension rapide ne repose pas sur la provocation, mais sur la cohérence. Chacune de ses œuvres prolonge la précédente, dans une logique de lente construction.

Numero Art 17

En octobre 2025, Miles Greenberg s’invite sur la couverture du Numéro Art 17, à côté de Daniel Buren — duo insolite, peut-être, mais puissant. Cette mise en scène éditoriale ne célèbre pas seulement deux noms, elle souligne une continuité de recherche : du geste froid et mesuré de Buren à l’endurance charnelle de Greenberg. Plus qu’un simple visuel, la couverture fonctionne comme manifeste : elle place le corps et la bande sur un même plan, interroge la lumière et le geste, convie le spectateur à franchir le seuil. Ainsi, Greenberg ne devient pas seulement l’écho d’un maître, mais l’amorce d’un futur… porté par la conviction que la sculpture se fait dans le temps, dans le souffle et dans l’espace.

Un espace entre identité et universalité

Si son œuvre est profondément ancrée dans la culture afro-diasporique et queer, elle dépasse pourtant toute appartenance. Greenberg revendique une forme d’universalité : il parle du corps, de la présence, de l’expérience humaine, au-delà des frontières sociales. Ses performances interrogent la tension entre l’identité et la dissolution : où commence le moi ? Où s’efface-t-il ? Ses corps, parfois immobiles, parfois en mouvement continu, incarnent cette oscillation entre individualité et collectif. Il ne s’agit pas seulement de se montrer, mais de disparaître pour mieux apparaître. L’artiste écrit le quotidien comme un monument discret, le geste comme une sculpture vivante. Il célèbre ce qui se transforme lentement, ce qui échappe à la capture immédiate. Ainsi, sa pratique interroge la place de chacun dans l’espace. Elle rappelle que voir, c’est aussi ressentir ; que le regard, loin d’être un simple acte visuel, est une expérience intime.

Une œuvre du futur : entre chair et architecture

L’une des forces de Miles Greenberg réside dans sa capacité à dialoguer avec la sculpture tout en restant dans le registre du vivant. Son travail sur le corps évoque les formes classiques : l’équilibre, la tension, la proportion. Pourtant, il déplace ces notions vers une modernité absolue. Ses performances, captées parfois en 3D ou transposées dans des environnements numériques, prolongent la sculpture dans le virtuel. Il explore ainsi le rapport entre le corps et la technologie, sans jamais perdre de vue la matière humaine. Le numérique, chez lui, n’efface pas le réel : il le double, le prolonge, le met à l’épreuve. L’artiste ne crée pas des spectacles, mais des présences. Il fait du corps un instrument de connaissance et du silence un outil d’expression. À travers ses performances, il redonne au temps sa valeur et à la lenteur sa beauté. Dans un monde pressé, il propose un contre-rythme, une respiration, une suspension. Loin des effets, il cultive la rigueur, la patience et l’émotion. Ses œuvres ne s’admirent pas : elles se traversent. Et c’est précisément dans ce passage, dans cet entre-deux entre épuisement et élévation, que réside leur puissance.