22 juin 2018

Les objets XXL de Lilian Bourgeat s’emparent de la Riviera

Jusqu’au 14 octobre, Lilian Bourgeat et le commissaire d’exposition Jérôme Sans présentent l’exposition Des Mesures dans l’immense shopping mall à ciel ouvert Polygone Riviera (Cagnes-sur-Mer). Spécialiste du surdimensionnement, l’artiste a disséminé des objets du quotidien en version XXL qui se fondent dans le décor. Le centre commercial est-il le nouveau musée ? Numéro s’est posé la question entre une Fnac et des bottes de cinq mètres.

“Banc public”, 2018. Aluminium, acier, bois, 187,7 x 500 x 160 cm. Courtesy Galerie Lange+Pult. Image : Florian Kleinefenn.

Pour la mi-juin, le mercure a décidé de s’affoler, et la Riviera en est le témoin principal. À Cagnes-sur-Mer, sur les rives de la Méditerranée, la nature asphyxiée par la chaleur estivale tente péniblement de reprendre ses droits. Mais c’est peine perdue. Il y a quelques années, seul un casino avait émergé de l’immense terrain vague au nord-ouest du centre-ville. Progressivement, dans l’étrange valse des engins de chantier, la terre battue s’est vue recouverte par le béton et les échafaudages. Nous sommes en octobre 2015, le projet Polygone Riviera voit le jour. Ce complexe commercial promet huit à dix millions de visiteurs annuels, un temple de la consommation en plein air dont l’entrée est signalée par Le Guetteur du sculpteur Sacha Sosno : une tête monumentale de 22 mètres de hauteur en aluminum poli. Polygone Riviera joue la carte de l’hyperbole et a immédiatement profité de sa proximité avec la Fondation Maeght. La structure privée qui célèbre l’art moderne et contemporain a en effet prêté huit œuvres au shopping mall. Inaugurée en 1964 par Marguerite et Aimé Maeght, l’institution a instauré un nouveau modèle de fondation artistique d’utilité publique fondée par des galeristes et marchands d’art. Daniel Buren, Joan Miró, Jean-Michel Othoniel… Le projet Polygone Riviera ne s’est pas contenté de ressouder un tissu urbain fracturé, il s’est positionné, à l’image de ses homologues chinois et américains, comme un hypercentre moderne mêlant culture et consommation.

 

 

Les objets sont banals, mais leur proportions délirantes les propulsent dans une autre sphère, celle du spectaculaire, première barrière à franchir pour capter l’attention des visiteurs les plus réticents…

Selon le commissaire d’exposition Jérôme Sans, la France subit un profond retard en matière de politique culturelle : “Nous sommes l’un des rares pays au monde où il y a encore cette dichotomie entre le monde réel et le monde de la culture, qui semble vivre dans une bulle. Comme s’il y avait deux réalités différentes Et d’ajouter : “À Dallas, par exemple, le centre commercial NorthPark Center présente depuis trente ans déjà des fragments de la collection du Nasher Museum.” Ce mois-ci, la présence de Jérôme Sans dans le sud de la France n’est pas anodine. Le commissaire d’exposition, cofondateur du Palais de Tokyo, est chargé des expositions du centre commercial. Jusqu’au 14 octobre, Polygone Riviera présente le quatrième chapitre de sa programmation artistique et accueille Des Mesures, l’exposition de Lilian Bourgeat, artiste contemporain français spécialisé dans le surdimensionnement d’objets du quotidien. L’événement réunit une douzaine d’objets familiers disproportionnés : “Les gens viennent activer les œuvres, explique Lilian Bourgeat, et par l’effort nécessaire pour s’asseoir sur le grand banc, ils stimulent leurs sens. 

 

 

Objet de décor ou œuvre d’art ? Commerce subtil ou démocratisation culturelle ? Les shopping mall semblent se transformer en musées.

 

 

Des Caddie de supermarché, un portemanteau perroquet aux allures de mât vertigineux, des chaises de terrasse évadées des Voyages de Gulliver… Des sculptures XXL trônent entre un magasin Fnac et l’échoppe Les Burgers de Papa, à quelques mètres du Banc d’amarrage de Pablo Reinoso englouti par la verdure ou sous la verrière multicolore de Daniel Buren. Les objets sont banals, mais leur proportions délirantes les propulsent dans une autre sphère, celle du spectaculaire, première barrière à franchir pour capter l’attention des visiteurs les plus réticents… Pourtant, l’artiste s’en défend : “Je ne suis pas forcément dans le spectaculaire. Je souhaite créer des pièces capables de disparaître dans l’espace public. Avec ce nouveau rapport d’échelle et selon le point de vue du spectateur, mes œuvres peuvent passer inaperçues.” Si le concept peut fonctionner avec un banc gigantesque, pas sûr que ses Invendus – Bottes (pieds gauches), d’environ cinq mètres de hauteurfassent vraiment illusion.

 

“Invendus – bottes (pieds gauches)”, 2008. Résine, polyester, 300 x 200 x 80 cm. Collection de la Ville de Boulogne-sur-Mer Image : Florian Kleinefenn.

Auparavant, Lilian Bourgeat catapultait ses créations dans des champs, les lieux destituaient alors ces objets de leur neutralité et de leur caractère quelconque. Artefacts quasi sacrés dans des endroits improbables, les œuvres de l’artiste français se fondent désormais dans le décor du temple de la consommation. Avec ce monde fantastique et ce changement d’échelle ludique, l’artiste cherche à produire une interaction avec le visiteur.

 

Objet de décor ou œuvre d’art ? Commerce subtil ou démocratisation culturelle ? Les shopping mall semblent se transformer en musées. Si les œuvres de Lilian Bourgeat bénéficient d’une aura supplémentaire due à leur taille, elles souffrent, comme celles déjà en place dans le mall, de la surenchère d’information propre aux centres commerciaux, quand bien même celui-ci est en plein air. Suffoquant entre les enseignes, les œuvres de Des mesures évitent donc fièrement les lieux dédiés à l’art, ces “espaces fermés sur eux-mêmes qui appréhendent une autre réalité”, pour reprendre les termes de Jérôme Sans. Ces nouveaux processus de présentation de l’art ne serait rien sans le soutien d’une institution importante, ici la Fondation Maeght, des partenariats de bon augure pour les centres commerciaux modernes mais qui desservent parfois les œuvres et tout ce qu’elles sont susceptibles de questionner, de suggérer et de laisser voir.

“Inexorablement, Les Couleurs Glissent”, Daniel Buren, Travail in situ, 2015. Films polyester colorés, 22,6m x 15,3m et 4,6m x 23,5m.