L’édito de Numéro art : “Je ne veux pas travailler contre le chaos du monde : je veux travailler à l’intérieur.”
Cette citation issue d'une œuvre de Thomas Hirschhorn, visible au Palais de Tokyo jusqu'au 13 mai, pourrait résumer à elle-seule le programme d'une revue contemporaine d'art contemporain : plonger, à travers les propositions des artistes, dans le chaos du monde et tenter de répondre à LA question. Mais de quoi l'art contemporain est-il donc le contemporain?
Par Thibaut Wychowanok.
Nous sommes en 1849 et Gustave Courbet fait scandale. Le peintre expose de grandes toiles représentant des scènes de la vie rurale, dans un format jusqu’ici réservé au genre noble de la peinture d’histoire. Courbet, révolutionnaire proche du peuple? On le dit surtout orgueilleux et mégalomane. À la même époque, le Français se lie au collectionneur et fils de banquier Alfred Bruyas, qui devient son mécène… et lui permet de vendre hors des circuits officiels. Acteur de la Commune de Paris, il est contraint de s’enfuir en Suisse… mais confesse que son exil a augmenté sa cote.
C’est par cet avant-propos consacré à Courbet que Neïl Beloufa ouvre son exposition L’Ennemi de mon ennemi au Palais de Tokyo. L’artiste français y dissèque les rapports entre les artistes et le pouvoir. Du XIXe (depuis toujours?) à aujourd’hui, ces relations n’ont en réalité pas changé : soumission aux lois du marché et des puissants ou fronde avant-gardiste contre un milieu de l’art réactionnaire, engagement politique humaniste ou repli de l’artiste dans sa tour d’ivoire. Non, ce qui a changé, c’est l’époque. Une époque plus à même, à l’instar de l’exposition de Neïl Beloufa, d’accepter de remplacer ce ou par un et. L’artiste, dont Courbet ne serait que le symbole, est à la fois humaniste et égoïste, à la fois révolutionnaire et conservateur. Et si Courbet est le symbole de l’artiste, l’artiste lui-même est le symbole éclairant de la société. Une société de la contradiction – du en même temps, dirait Emmanuel Macron – dont nous pouvons tous, dans notre quotidien, au travail, avec nos amis, notre famille, faire l’expérience. “La contradiction est souvent la voie la plus évidente de la vérité.” On ne trouvera pas mieux pour le dire que ces mots de Patti Smith dans Just Kids à propos d’un autre artiste, son compagnon Robert Mapplethorpe.
Une revue d’art qui a pour projet de (re)présenter, tant bien que mal, les grands événements artistiques des six prochains mois ne devrait pas échapper à cette ère du en même temps. Elle pourrait même la revendiquer. La révolutionnaire Joan Jonas en cover? Oui, mais en même temps la star du marché Urs Fischer. D’ailleurs, Joan Jonas (p. 42) n’est-elle pas représentée par la puissante galerie Gavin Brown’s Enterprise? Et Urs Fischer (p. 126) n’est-il pas capable de bousculer le milieu des collectionneurs qui le portent aux nues? Un registre n’excluant pas l’autre, on pourra donc lire, en même temps, un texte universitaire sur l’artiste Lutz Bacher (p. 67) et une enquête journalistique sur la surpuissante foire Art Basel (p. 184).
Dans son exposition, l’une des plus enrichissantes et passionnantes de cette saison, Neïl Beloufa développe plus en profondeur cette idée schizophrénique du en même temps, convoquant une iconographie hétéroclite (peintures, livres de propagande, vidéos trouvées sur Periscope, affiches électorales…). On y découvre des objets et des images du monde entier, sortis de leur contexte originel et parfois détournés (la princesse Leia, héroïne du blockbuster Star Wars, devient une figure de résistance sur les pancartes des féministes américaines manifestant contre Trump). Notre époque de la globalisation, c’est un cliché de le dire, se dévoile en une ère de l’épidémie, de la contamination et de la réappropriation. Les images se répandent comme des virus, changent de signification selon les lieux et selon les manières dont elles sont réutilisées. Cet en même temps correspond à une hyper concentration du monde. Tout est désormais interconnecté. Dans le meilleur des cas, les cultures peuvent s’hybrider, comme souvent chez l’artiste Korakrit Arunanondchai (p. 154), qui arrive à faire coexister dans ses œuvres animisme asiatique et nouvelles technologies; ou se confronter parfois avec violence, comme chez Danh Vo (p. 96).
“Je ne veux pas travailler contre le chaos du monde : je veux travailler à l’intérieur du chaos du monde.” Cela pourrait être une citation de Korakrit Arunanondchai ou de Danh Vo, elle appartient à l’artiste Thomas Hirschhorn. On la découvre au sein d’une œuvre essentielle installée au Palais de Tokyo par Neïl Beloufa. De l’intérieur, les artistes recomposent ce chaos et le font grossir dans un même mouvement, créant de nouveaux territoires, ouvrant de nouvelles pistes. Hyper concentration et, en même temps, hyper expansion… jusqu’à l’explosion? L’architecte Rem Koolhaas, invité de ces pages (p. 58), s’en inquiète et apporte une réponse que l’on s’appropriera sans gêne : “Rien ne peut donc être plus excitant que de proposer quelque chose de ‘petit’.” Pour ce nouveau Numéro art, nous n’avons pas pu faire plus petit que 240 pages.
L’ennemi de mon ennemi, Neïl Beloufa, jusqu’au 13 mai, Palais de Tokyo, Paris XVIe.
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