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Alex Rotter, l’homme qui a vendu le de Vinci au téléphone
450 millions d’euros, c’est l’enchère record du fameux de Vinci qu’Alex Rotter, l’un des codirecteurs de Christie’s, a décrochée au téléphone en novembre dernier. Numéro art en a profité pour se pencher sur son cas alors qu’une autre vente historique se tient la semaine du 7 mai : les chefs-d’œuvres de la collection Rockefeller.
Par Ann Binlot.
Avec ses longues boucles châtains, sa robe bleue richement décorée, le globe de verre posé dans sa main et son regard engageant, le Salvator Mundi de Léonard de Vinci a fasciné la planète à l’automne dernier. L’œuvre a fait le tour du monde avant d’être mise aux enchères chez Christie’s, à New York, le 15 novembre lors d’une soirée de ventes titrée Art d’après-guerre et contemporain. À 70 millions de dollars, le montant de la mise à prix était déjà considérable
Ce soir-là, Jussi Pylkkänen, président de la maison Christie’s, lance depuis son pupitre : “Alex, avons-nous une offre à 290 [millions] de votre côté ?” “Trois cents [millions]”, répond Alex Rotter, le codirecteur du département art d’après-guerre et contemporain, en ligne avec l’enchérisseur. La bataille autour du Léonard de Vinci se poursuit ainsi jusqu’à atteindre une enchère à 370 millions de dollars. C’est à ce moment-là qu’Alex Rotter annoncera un retentissant “400 !” Sous les applaudissements, le public pousse des “Oh !” et des “Ah !”, chacun brandissant son portable dans le but d’immortaliser l’événement par une photo. “Nous avons donc une enchère à 400 millions, placée auprès d’Alex Rotter”, indique Jussi Pylkkänen au public, avant de demander s’il y a eu d’autres offres. “Adjugé !” déclare-t-il en laissant tomber son marteau, concluant ainsi l’enchère la plus élevée jamais atteinte par un tableau au cours d’une vente : au total, 450,3 millions de dollars, en incluant la prime qui revient à la maison de vente aux enchères.
Nous voici deux mois plus tard dans une salle de réunion située au siège de Christie’s, dans un immeuble du Rockefeller Center, à New York. Depuis la vente, Alex Rotter a eu le temps d’absorber l’incroyable pic d’adrénaline provoqué par ce record historique. Sur l’identité de l’acheteur, il restera muet, même si le New York Times l’aurait identifié comme étant un prince saoudien répondant au nom de Bader bin Abdullah bin Mohammed bin Farhan al-Saud. “Le client était très inquiet à l’idée que son identité puisse être révélée, que l’on parle de lui, ou que l’on commente l’acquisition”, explique-t-il.
Ce qu’Alex Rotter – né en Autriche et établi à New York – a bien voulu révéler, en revanche, c’est que la toile serait exposée par la suite au Louvre-Abu Dhabi, et que l’idée de réaliser cette vente dans le cadre du département art d’après-guerre et contemporain revenait à l’autre codirecteur de ce même département, le Suisse Loïc Gouzer. Selon la personne à qui vous poserez la question, on vous répondra que l’idée lui est venue au cours d’une plongée en apnée dans les Caraïbes, ou sous la douche – “enfin, quelque chose qui avait un rapport avec l’eau”, souligne Rotter en se remémorant la première fois où l’option a été évoquée. Loïc Gouzer a remis l’idée sur le tapis, cette fois encore dans un univers aquatique, puisque c’était sur un bateau-taxi à Venise, juste avant le vernissage de l’exposition controversée de Damien Hirst à la Punta della Dogana, en avril 2017. Gouzer savait que Rotter connaissait le propriétaire de l’œuvre. “J’étais chez Sotheby’s lorsqu’elle a été vendue”, précise Rotter.
À 12 ans, il réalise même sa première vente dans un salon des antiquaires – une tasse et une soucoupe Sorgenthal monnayées autour de 7 000 schillings (environ 600 dollars).
Les deux responsables ont ainsi pu rencontrer le précédent propriétaire, Dmitri Rybolovlev, lequel avait d’abord déclaré que cette œuvre était bien la dernière dont il accepterait de se défaire, avant de se raviser lorsqu’on lui a annoncé que Sixty Last Suppers (1986) d’Andy Warhold ferait aussi partie de la vente. Alex Rotter s’est chargé de défendre la stratégie marketing de Christie’s pour cette huile sur bois datée de l’an 1500 environ, expliquant qu’elle avait toute sa place dans une vente consacrée à “l’art d’après-guerre et contemporain”, puisque Vinci était “synonyme des débuts de ce que nous considérons comme la technique picturale de l’époque moderne”.
Alex Rotter a d’abord découvert l’art auprès de son grand-père antiquaire, qui avait fui la Pologne en proie à la guerre avant de s’arrêter à Vienne, à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, avec l’intention d’emmener toute sa famille au Brésil. L’homme était aussi un collectionneur qui avait envoyé, pour les mettre à l’abri, des valises entières d’argenterie allemande et de porcelaine de Saxe à un contact qui travaillait alors pour Christie’s à Londres. La famille est finalement restée à Vienne, et le grand-père a ouvert un magasin d’antiquités sur la Dorotheergasse. La mère d’Alex Rotter prendra sa suite, avant d’épouser son père, un homme d’affaires autrichien. Ce futur expert a donc grandi entouré des toiles polonaises de sa mère, dans le très huppé premier arrondissement de Vienne, près de l’hôtel de ville (le Rathaus).
“Christie’s est une société privée détenue par un homme qui s’intéresse profondément à l’art et aux gens, qui sait ce que collectionner veut dire et qui comprend ce qui motive les acheteurs”, voilà ce qu’Alex Rotter dit de François Pinault.
Bien que cerné par l’art de toutes parts, Rotter lui préférait alors le football, mais passait tout de même ses étés au magasin. À 12 ans, il réalise même sa première vente dans un salon des antiquaires – une tasse et une soucoupe Sorgenthal monnayées autour de 7 000 schillings (environ 600 dollars). “Non seulement j’avais réalisé ma première vente, mais j’étais aussi le premier de toute la galerie à négocier quelque chose sur le salon ce jour-là”, se souvient-il. Un peu avant ses 20 ans, il s’est découvert un intérêt nouveau pour l’art, par admiration pour les sculptures d’Alberto Giacometti et de Constantin Brancusi. Reçu à l’Académie des beaux-arts, il intègre d’abord cette institution avant de s’apercevoir qu’il n’est pas fait pour devenir artiste. “Vous prenez un marteau et un ciseau à pierre, puis vous tentez de vous attaquer à un bloc de marbre, et là, vous vous rendez très vite compte que c’est loin d’être évident, ajoute Rotter. Bref, il ne s’est rien passé.”
Il prend conscience à ce moment-là qu’il est bien plus doué pour être marchand, et, après quelques transactions ponctuelles, il devient associé dans une galerie viennoise où il expose des artistes de son âge. Cela n’a pas duré bien longtemps. À la fin des années 90, un ancien employé de la galerie d’antiquités de son grand-père puis de sa mère lui passe un coup de fil pour lui proposer un stage chez Sotheby’s, à New York. Cet homme s’appelle Tobias Meyer, et, à l’époque, il était commissaire-priseur principal dans la maison de vente. Malgré les réticences initiales de Rotter, sa mère a fortement insisté pour qu’il accepte. Il se souvient aujourd’hui s’être dit : “Après toutes les décisions importantes que j’ai été amené à prendre dans ma vie, je vais me retrouver stagiaire, à faire du café.”
Le pari s’avérera néanmoins payant et, pendant seize ans, Alex Rotter gravira un à un tous les échelons de la maison, passant d’assistant de recherche à chargé de catalogues, puis à responsable des ventes du matin, et, finalement, à coresponsable monde du département d’art contemporain. Suite à la suggestion du patron de l’époque, Bill Ruprecht, il a même tenu un temps le marteau de commissaire-priseur. “Vous êtes sûr que vous avez vraiment besoin d’un autre commissaire avec un accent germanique ?” lui a demandé Rotter. “Ce fut mot pour mot ma réaction. Il a ri. Je ne voyais pas vraiment en quoi cela pouvait être pertinent.”
Rotter a quitté Sotheby’s en 2016, pour rejoindre Christie’s quelques mois plus tard. Pour lui, la principale distinction tient au fait que la maison Sotheby’s est cotée en Bourse, tandis que Christie’s appartient à des actionnaires privés, puisqu’elle est détenue par le groupe Artémis, la holding de François-Henri Pinault. “Ici, c’est ‘rage against the machine’, là-bas, c’est la machine elle-même”, plaisante-t-il pour expliquer la principale différence entre les deux maisons. De son point de vue, l’aspect relationnel est en tout cas nettement plus valorisé chez Christie’s que chez Sotheby’s.
Loïc Gouzer, son collègue et coprésident, apparaît davantage comme un showman, celui que l’on voit souvent s’afficher avec des célébrités comme Leonardo DiCaprio. Au départ, Gouzer était en fait le stagiaire d’Alex Rotter chez Sotheby’s.
“Christie’s est une société privée détenue par un homme qui s’intéresse profondément à l’art et aux gens, qui sait ce que collectionner veut dire et qui comprend ce qui motive les acheteurs”, voilà ce qu’Alex Rotter dit de François Pinault. “C’est beaucoup plus simple lorsque vous êtes vous même collectionneur depuis près de quatre-vingts ans. Vous savez comment va réagir le collectionneur, à quoi il va se montrer réceptif, ce qui le fait avancer.”
C’est chez Sotheby’s que Rotter a rencontré son épouse, Amy, et le couple a aujourd’hui deux garçons de 9 et 12 ans. “Nous avions une liaison romantique au bureau : la voilà, la vraie raison pour laquelle je suis resté à New York”, reconnaît-il. Dans ses moments de loisirs, Rotter adore emmener ses fils voir les matchs des Giants ou des Rangers : “Ma famille est vraiment la chose qui compte le plus dans ma vie. Elle passe avant tout le reste. Ensuite viennent le travail et l’art.”
Loïc Gouzer, son collègue et coprésident, apparaît davantage comme un showman, celui que l’on voit souvent s’afficher avec des célébrités comme Leonardo DiCaprio. Au départ, Gouzer était en fait le stagiaire d’Alex Rotter chez Sotheby’s. C’est là que le duo est devenu inséparable, avant de se reformer chez Christie’s. “Si lui, c’est le showman, alors moi, je serais davantage le businessman”, s’amuse Rotter. Si vous voulez une comparaison dans le domaine du football américain, lui c’est le quarterback, et moi, le coach.” Quand on lui demande s’il fréquente des personnalités connues, Rotter se montre pour le moins évasif. “Ce ne seraient pas mes amis si je révélais leur identité”, glisse-t-il avec un sourire malicieux.
Rotter ne pense pas que le record établi par l’œuvre de Léonard de Vinci puisse être battu de sitôt. Il existe moins d’une vingtaine de tableaux du peintre italien dans le monde, ceux-ci sont donc parmi les plus rares actuellement. Pour l’heure, notre homme se concentre sur la vente Rockefeller prévue au mois de mai à New York, et dont le clou sera, nous dit-il, Fillette à la corbeille fleurie, une toile de Pablo Picasso peinte en 1905, pendant sa “période rose”. Le tableau représente une jeune fille nue, debout, le regard pensif, tenant dans ses mains une corbeille de fleurs rose vif. Son prix est estimé entre 70 et 100 millions de dollars. “Voilà exactement ce à quoi l’art est censé parvenir : lorsqu’il vous stimule et vous intimide en même temps”, conclut Alex Rotter.