13 mai 2025

Chez Schiaparelli, l’obsession de Daniel Roseberry pour le corps

Si les derniers défilés de Daniel Roseberry pour Schiaparelli rencontrent un large succès, c’est notamment grâce à l’habileté du créateur américain à réinventer et moderniser l’héritage mode de la maison. À commencer par le corps morcelé, dont la vision surréaliste de Dalí a largement inspiré les créations d’Elsa Schiaparelli au milieu du 20e siècle, et continue encore aujourd’hui de nourrir les collections du créateur américain.

  • Par Louise Menard

    et Camille Bois-Martin.

  • Publié le 13 mai 2025. Modifié le 14 mai 2025.

    Un shooting érotico-anatomique signé Schiaparelli

    Il y a un peu plus d’une semaine, la toile s’enflammait en découvrant le tout dernier shooting Schiaparelli, dévoilé sur Instagram. Réalisés par le photographe américain Drew Vickers, les clichés aussi sulfureux qu’épurés, illustrent une collection printemps-été 2025 de façon… explicite.

    Sur ces images fortes aux multiples jeux d’ombre et de lumière, la maison célèbre ses pièces phares, parmi lesquelles la plupart sont des réinterprétations de symboles déjà bien ancrés dans l’univers de la maison. Des boucles d’oreilles trompe-l’œil en forme de tétons, une ceinture XXL décorée d’une bouche dorée, en passant par des sandales mètre de couturière épousant à la perfection la courbe du pied : Daniel Roseberry, directeur artistique de Schiaparelli depuis 2019, crée avec et pour le corps. 

    C’est d’ailleurs ce que la mise en scène de certains de ces clichés tente de mettre en avant. Parfois entièrement nue, le corps huilé et en tension, la mannequin prend la pose et cache ses parties intimes au gré des accessoires, suggérant le lien ténu unissant les créations Schiaparelli à l’anatomie.

    En témoigne notamment un sein dissimulé derrière le Soufflé, tout nouveau modèle de sac de la maison, sur l’anse duquel des breloques en laiton doré forment, une fois assemblées, un visage.  

    Daniel Roseberry, le corps sous toutes ses formes

    Depuis son second show haute couture en janvier 2020, le créateur Daniel Roseberry accorde en effet au corps une importance majeure et use de l’anatomie comme signature de son travail. On remarque déjà la présence de l’œil, un motif qu’il emploie pour dessiner des boucles d’oreilles, des boutons de manchette et d’autres bijoux de corps volumineux. Puis les références se succèdent.

    On distingue des orteils qui se forment en relief doré au bout des souliers de la collection haute couture printemps-été 2022. On aperçoit également la poitrine d’une mannequin entièrement recouverte d’une peinture or appliquée à même la peau lors du show haute couture printemps-été 2023, et l’on s’amuse d’une oreille métamorphosée en jonc la saison suivante. 

    Sans oublier de mentionner la robe haute couture à franges beiges, esquissant les os des côtes et des hanches, au printemps-été 2024 et les cravates en tresses de cheveux imaginées à l’automne-hiver 2024-2025. Outre ces détails anatomiques explicites, on note également les silhouettes aux détails amplifiés de Daniel Roseberry, dont les épaules sont élargies, les hanches exagérées, la taille étranglée. “Il y a quelque chose d’inexplicablement glorieux dans le corps humain.” confiait le créateur dans une interview pour le catalogue de l’exposition “Shocking, les mondes surréalistes d’Elsa Schiaparelli”, organisée au Musée des Arts Décoratifs de Paris.

    Une inspiration dans le sillage de l’héritage Schiaparelli

    Jamais sexualisé, mais toujours célébré – voire sacralisé –, le corps chez Daniel Roseberry perpétue ainsi la tradition d’Elsa Schiaparelli, elle aussi fascinée par l’anatomie, approchée à travers ses pièces par le prisme du surréalisme. Que l’on pense entre autres à la broche en forme de bouche faite de perles et de rubis de 1952 ou encore à la “robe squelette” de 1938 (à laquelle le créateur rend hommage en la réinterprétant pour Dua Lipa en janvier 2024 ou au sein de sa collection couture printemps-été 2020) – toutes deux dessinées par Dalí pour la créatrice. L’hommage à l’héritage de la maison via la glorification du corps nous apparaît ainsi aujourd’hui comme une évidence.

    Mais, à la différence du créateur américain qui pare le corps et ses motifs anatomiques d’or, Elsa Schiaparelli le dévoilait elle presque tel quel – des organes aux os qui nous constituent.  La célèbre “robe squelette” dévoile en relief des fragments de silhouette, brodés sur de la crêpe de soie noire, de la cage thoracique en passant par les fémurs et les tibias. Une mise en avant explicite du corps humain, sans fioritures ni matière luxueuse. 

    De la robe squelette aux boutons-bouche

    Au milieu du 20e siècle, la créatrice et fondatrice de la maison parisienne s’attèle ainsi, avec une précision quasi chirurgicale, à définir les détails anatomiques et le corps humain parmi les codes de sa marque, à l’image du sportswear dans les années 20 qui a fait son succès, ou des motifs en trompe-l’œil qui la définissaient déjà. Portée par la vague surréaliste et par son entourage artistique (Salvador Dalí, Meret Oppenheim), elle fait de ses vêtements des créations totalement inédites, et très audacieuses. 

    Alors que la mode féminine est aux tailles hautes, aux silhouettes allongées ou en sablier (avec notamment la révolution du New Look de Dior en 1947), Elsa Schiaparelli conçoit un vestiaire avec et, surtout, pour le corps. Outre la robe squelette, les boutons en forme de bouches ou les ceintures-mains qu’elle introduit dans son vocabulaire au cours de la décennie 1930, elle introduit également des tissus confortables et extensibles (inspirés par ses vêtements de sport), privilégiant le mouvement sans le restreindre. À contrario de ses pairs, qui concevaient alors des pièces sur-mesure encore régis par les carcans féminins imposant une taille svelte et une anatomie presque aussi surréaliste que les dessins de Dalì pour Schiaparelli

    Anatomie d’un corps ultra mode

    Symbole à la fois de la liberté créative d’Elsa comme de ses expérimentations entre art et mode, le corps devient ainsi, pièce après pièce, un élément visuel important de la maison et de son histoire. Mais, après le décès de la créatrice et le bref passage de Serge Lepage à sa suite dans les années 70, Schiaparelli ferme ses portes pour ne rouvrir qu’en 2012, puis reprendre un rythme normal en 2015 sous la direction de Bertrand Guyon.

    Et, si l’on retrouve au sein de ses collections l’esthétique surréaliste signature de la marque, ce n’est qu’après l’arrivée de Daniel Roseberry en 2019 que les détails anatomiques et le corps morcelé refont leur apparition au sein des ateliers. On découvre à nouveau – et avec la même fascination, voire stupéfaction – ces détails emblématiques, qui se recouvrent alors d’or. Des doigts de pieds dessinés au bout d’une paire de mocassins en passant par un bustier martelé d’abdos ou encore par le dernier sac Soufflé orné sur la anse d’un visage sculpté… Le créateur texan compose un vestiaire fidèle à l’esprit d’Elsa Schiaparelli et replace le corps au cœur de l’histoire de la maison.